Chapitre 26

Je décroche mon téléphone de peur que mon éditrice, intriguée par l’absence de mon manuscrit dans sa boîte de réception, ne me rappelle. Je passe la demi-heure suivante à tenter tous les prénoms masculins qui me viennent à l’esprit pour dénicher ce foutu mot de passe : si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi. En d’autres termes, si je ne trouve pas le mot de passe grâce au prénom de mon amant, peut-être trouverais-je le prénom de mon amant grâce au mot de passe. Une technique comme une autre.

Nous disons donc : Albert, Simon, Denis, Patrick, Jean, Philippe, Jean-Philippe, Laurent, François, Serge, Guy, Louis, Alain, Martin…

Martin !

Mais oui ! Si ce n’est pas Mathias, c’est peut-être Martin ! Le Mathias du bouquin. Ce qui reviendrait aux mêmes conclusions que s’il s’agissait de Mathias.

Mon cœur reprend un rythme plus soutenu. Les mains suspendues au-dessus du clavier, je les frotte l’une contre l’autre, leur impose quelques exercices d’assouplissement, prépare mes doigts à la délicate opération qui les attend. Puis je tape les lettres du prénom de Martin.

Le suspens est de courte durée.

Accès refusé.

La pointe d’exultation qui m’avait envahie quelques secondes plus tôt me quitte aussi brutalement qu’elle était apparue. Malgré tout, je pousse un soupir de soulagement et me prends à rêver que Mathias et moi entretenons des rapports exclusivement fraternels.

Je reprends donc mes tentatives au petit bonheur la chance.

Gilles, Arthur, Stéphane, Didier, Marc, Daniel, Henry, Gaston, Gaspard, Claude, Romain, Pierre, Paul, André, Christian, Max…

La petite fenêtre du mot de passe disparaît soudain tandis que l’ordinateur émet un ronronnement significatif.

Max !

Mon cœur bondit dans ma poitrine.

Quelques secondes plus tard, le texte complet de mon nouveau roman s’affiche sous mes yeux ébahis. Je dis complet car, baissant le curseur jusqu’à la fin du document, je peux lire en toutes lettres sur la dernière page le mot FIN.

Je n’ose même pas y croire.

Max. Fin. Max. Fin.

Je répète successivement les deux termes en cadence, je rythme un triomphe, je chuchote pourtant comme si je venais de découvrir une information ultraconfidentielle, ce qui est en quelque sorte le cas. Trois lettres. Trois simples lettres pour découvrir un pan de mon passé. Un bout de mon histoire. Je réprime un frisson conquérant, le débordement d’une victoire sur le vide, et aussi sur l’oubli.

Max. Mon amant s’appelle Max. De cela je suis certaine.

La première vague d’euphorie passée, je pare au plus pressé : je retrouve le numéro d’appel de mon éditrice inscrit dans le journal de mon téléphone, j’établis aussitôt la communication, lui invente n’importe quoi au sujet d’un souci avec mon ordinateur, j’ai besoin de ton adresse mail, je sais bien que tu n’as encore rien reçu, c’est normal, ça arrive. Si tu me laisses raccrocher.

C’est ainsi que j’apprends qu’elle s’appelle Liliane. Liliane Lefebvre.

Je note, je compose et j’attache. Puis j’envoie.

Ensuite, me laissant aller contre le dossier de ma chaise, je profite pleinement du grand pas que je viens d’accomplir.

Jusqu’à ce que mon téléphone portable m’informe qu’un SMS vient d’arriver.

Je déverrouille le téléphone puis affiche le message.

« J’arrive », signé Mathias.

Ah ben oui, c’est vrai, nous avons rendez-vous. J’avais oublié…

Ça devient une habitude !

Je consulte ma montre : Mathias est en retard et ça aussi, apparemment, c’est une habitude.