Chapitre 30

— Je livre tout rue de Tourtille demain. C’est vous qui serez là pour réceptionner ? Quinze heures, ça vous convient ?

Je bredouille un semblant d’affirmation tout en saisissant machinalement mon sac dans lequel je farfouille d’une main aveugle à la recherche d’un stylo et d’un bout de papier pour noter, demain vendredi 17 heures, patientez un instant…

Les Nanterre, une fois de plus… Que viennent-ils faire, quel rapport avec mon mariage, pourquoi paient-ils mes chocolats ? Je veux bien concevoir qu’ils soient invités à la noce, c’est dans l’ordre des choses, les Nanterre sont très certainement la seconde figure parentale qui a baigné mes jeunes années… Je cherche quoi ? La raison pour laquelle les voisins de mes parents paient mes chocolats ? Et puis, quels chocolats ? C’est quoi cette histoire de chocolats ?

— Dites-moi, en quoi consiste exactement cette commande de chocolats ?

J’entends un bruit de pages que l’on feuillette.

— Trois kilos de Caprices, annonce le chocolatier.

— Pardon ?

— Vous avez commandé trois kilos de Caprices, répète-t-il patiemment.

— Des Caprices… C’est quoi, des Caprices ?

Je sens bien que mes questions commencent à le perturber.

— Heu… Je parle bien à mademoiselle Letellier ? Zoé Letellier ?

— C’est moi ! Dites-moi simplement : c’est quoi des Caprices ?

— C’est une variété de pralines, vous en avez vous-même goûté dans notre magasin la semaine dernière.

— Vous étiez là lorsque je suis venue ?

— Oui, c’est moi qui ai pris votre commande.

— J’étais seule ?

Il hésite. Non pas sur la réponse à me fournir, mais sur la raison pour laquelle je pose toutes ces questions.

— Non, dit-il enfin. Vous étiez accompagnée d’un jeune homme.

Une idée me vient à l’esprit.

— Y a-t-il un prénom à côté du nom de Nanterre ?

Je me dis que, peut-être, Alain Nanterre a tenu à payer les chocolats de mon mariage. En souvenir du bon vieux temps. Idée saugrenue s’il en est, je ne vois pourtant pas d’autre explication.

— Charles, me répond le chocolatier. Charles Nanterre.

Charles… C’est le père, ça, non ? Je n’y comprends plus rien.

— Donc demain 15 heures, rue de Tourtille… reprend le chocolatier. Ça vous convient ?

J’émets un long « euuuuuuuuuuuh », un essaim d’idées se télescopent dans mon cerveau, je ne sais plus où donner de la réflexion, je nage en plein brouillard, sans cesser de fouiller dans mon sac, le téléphone calé entre l’oreille et l’épaule, j’explore de long en large, palpe, tâte, sonde et manipule, je cherche quoi encore ? Ah oui, un stylo et un bout de papier pour noter… Et soudain je comprends. Je comprends que je n’ai rien pour noter mon emploi du temps, ne pas oublier justement. Mon emploi du temps. Celui de demain bien sûr mais celui d’hier également. Précieux document qui me permettrait peut-être…

— Mon agenda !

— Pardon ? me demande le chocolatier à l’autre bout du fil.

Je suis tellement excitée que j’ai du mal à rassembler mes idées. Mon agenda ! Je dois en avoir un, forcément. Un agenda dans lequel je note tous mes rendez-vous, mes entrevues, mes déplacements.

— Demain 15 heures, c’est parfait, dis-je pour abréger la conversation. Je serai là demain, je vous le promets. Et si ce n’est moi, ce sera mon frère, ce sera l’un des miens !

Puis je raccroche.

— Mon agenda ! dis-je à Mathias qui me regarde intrigué. Je précise alors : J’ai un agenda, n’est-ce pas ? Forcément ! Je dois forcément avoir un agenda !

Il acquiesce d’un signe de la tête.

— Oui, c’est un agenda que Lola t’a offert à Noël dernier, un agenda qui expose chaque semaine une recette de cuisine.

— Où se trouve-t-il ?

— Je n’en sais rien…

— Moi non plus. Il n’est pas dans mon sac à dos, et je n’ai rien vu qui ressemble de près ou de loin à un agenda chez moi. C’est donc forcément qu’il est ailleurs.

— Ou qu’il est caché… suggère Mathias d’un ton apparemment indifférent.

— Caché ? Pourquoi caché ?

— Peut-être pour retarder le processus de réminiscence…

— Pour quelle raison ?

— Tout le monde n’a peut-être pas intérêt à ce que tu retrouves la mémoire…

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Je dévisage mon frère qui conserve cette expression outrancièrement désinvolte, genre moi je dis ça tu fais ce que tu veux c’est pas mon problème ma vieille je t’aurai prévenue !

— Et qui aurait intérêt à ce que je ne retrouve pas la mémoire ?

— Je n’en sais rien… Pose-toi la question.

— Tu penses à Julien ?

— Qui d’autre ?

Prudence. Mathias déteste Julien qui le lui rend bien, tous les coups sont permis pour pulvériser mon mariage mais, n’en déplaise à mon frère, Julien est l’une des premières victimes de mon amnésie, je sais qu’il en est personnellement touché et j’ai beau me creuser la cervelle, je ne vois pas quel serait son intérêt de me laisser dans la panade mémorielle.

— Admettons que tu aies effectivement un amant, reprend Mathias comme s’il lisait dans mes pensées. Entre les deux ton cœur balance, tu n’arrives pas à te décider et la date du mariage approche… Tu finis par faire ton choix et ce n’est pas en faveur de Julien. Ça la fout mal. Le gros souci, c’est que tu le mets au courant de tes intentions, genre « chéri, à propos des crostinis au chèvre, ne t’inquiète plus, le problème est définitivement réglé ! ». Et puis…

Mathias marque un temps d’arrêt, ménage ses effets, renforce mon intérêt…

— Et puis, quelques jours plus tard, peut-être même le lendemain de cette funeste journée qui, en quelques mots, a anéanti son avenir, alors qu’il n’a pas encore trouvé la force d’annuler la réception, prévenir les invités et remballer les quelques cadeaux qui déjà se pressent dans le hall d’entrée…

— Je n’ai jamais vu de cadeaux dans le hall d’entrée…

— Façon de parler, ma belle ! Alors donc que son cœur est pulvérisé mais que rien n’est encore annulé, le destin lui adresse un signe de la main. Tu perds la mémoire ! Tu oublies tout, et surtout que tu viens de changer d’homme et d’avis, et que la noce de samedi n’est plus d’actualité. Que fait-il ?

Mathias attend une réponse de principe et moi j’attends la suite.

— Il ne fait rien ! s’exclame mon frère en dramatisant l’action, le doigt pointé vers le ciel en guise de révélation. Il ne fait rien et tout rentre miraculeusement dans l’ordre. On t’informe que tu te maries samedi avec lui, le traiteur a des soucis avec ses crostinis, le chocolatier doit livrer ses chocolats sans se tromper d’adresse, la vie continue sans demander son reste…

— Et mon amant ? dis-je en riant.

— Quoi ton amant ?

— Si tout ce que tu affirmes est vrai, où est l’heureux élu de mon cœur ? Pourquoi ne se manifeste-t-il pas ? Si c’est lui le gagnant, il n’y a aucune raison qu’il s’évanouisse dans la nature…

Mathias fait la grimace :

— C’est là que le bât blesse !

Et moi je ricane :

— Bien essayé !

— Quoi ? se défend mon frère. Ça se tenait !

On rigole tous les deux, moi de bon cœur, Mathias un peu plus jaune. Puis j’opte pour l’ajournement de nos spéculations et lui propose de reprendre là où les chocolats Neuhaus nous ont interrompus :

— Où on en était ?

Mathias amorce un sourire narquois, il pense très fort ce qu’il ne dit pas. Mais il reprend son récit.

— Papytor m’explique que Baloo est né précisément le soir même du décès de Mowgli, peu de temps après l’accident.

Je rattache mes wagons et l’invite à poursuivre.

Mathias et Papytor (la suite)

Après avoir attentivement écouté son grand-père, le petit garçon commence à entrevoir la possibilité d’un miracle et ses yeux s’agrandissent de seconde en seconde tandis que, Papytor le constate avec satisfaction, son souffle s’accélère.

— Ne t’énerve pas trop vite, poursuit le vieil homme en baissant la voix. Personne ne peut affirmer avec certitude que Baloo soit la réincarnation de Mowgli. Mais disons qu’il y a de fortes probabilités que ce soit le cas. Il fallait que tu le saches.

Ensuite il se tait et attend que l’information fasse son effet.

Mathias est pétrifié. Ainsi donc ce chien dont il se désintéresse depuis le début serait probablement celui qu’il pleure depuis maintenant presque deux mois ? Le poids qui comprime ses viscères chaque fois qu’il pose les yeux sur Baloo se délite en petites bulles d’opprobre, lui qui s’empêchait de témoigner à l’animal le moindre signe d’affection parce que, s’il ne pleure pas son défunt compagnon très fort et pendant longtemps, ça veut juste dire qu’il ne l’aimait pas vraiment.

— Je ne savais pas… murmure le petit garçon.

— Maintenant tu sais.

 

C’est trop mignon ! Mathias a cette manière de raconter qui ranime le passé en volute de fumée. La voix de Papytor, son regard délavé, ses mots, son souffle bruyant et aussi ses gestes pas très précis, son odeur de tabac refroidi.

— En trois jours, tout est redevenu comme avant, poursuit-il en contemplant le fond de sa tasse. J’avais retrouvé mon énergie, ma confiance, je me suis redressé, j’ai recommencé à rire. Baloo a enfin pu prendre une place qui lui revenait de droit, une place que je lui ai cette fois donnée sans hésiter, et sans culpabiliser.

Ensuite il se tait et esquisse un rictus légèrement circonspect.

Je souris.

— Elle est belle, ton histoire.

— Elle n’est pas terminée.