Chapitre 31

Mathias et Papytor (encore la suite)

Une autre année passe. Mathias harponne ses sept ans avec le grappin de l’insouciance, il grandit, il s’épanouit. Le petit garçon d’autrefois n’est plus, à peine un souvenir qu’on évoque encore parfois, de moins en moins souvent et toujours en riant. Papytor aussi est content, il veille sur sa nichée avec la bonhomie du vieil homme serein. Le patriarche se porte bien.

Enfin… C’est du moins ce que tout le monde croit.

La nouvelle fait l’effet d’une bombe.

C’est un dimanche matin, à l’aube, tellement à l’aube qu’il fait encore nuit.

— Le dimanche 15 mai 1987, précise Mathias.

Il garde le silence un court instant avant de répéter une seconde fois :

— Le dimanche 15 mai 1987.

La date semble gravée dans sa mémoire. Il pousse un soupir plein de fatalité et se décide à poursuivre.

À la maison, tout le monde dort. Le temps tourne au ralenti, les souffles assoupis versifient l’opacité de la nuit. Et puis soudain le téléphone qui hurle, lacère le silence, déchire le sommeil, l’heure indue, le truc pas normal, les sonneries résonnent, ricochent sur les murs avec l’écho qui transperce chaque battement de cœur, les pas titubent vers le combiné, les idées se heurtent dans l’affolement, dans l’ignorance, on ne sait encore rien et pourtant on sait déjà.

On sait qu’on va souffrir.

La voix de maman, rauque, voilée, retenue pour ne pas crier :

« Allô ? »

Un court silence et puis tout s’accélère, effroi, questions, injonctions. Elle frôle l’hystérie, exige le calme, crache mille comment ? pourquoi ? quand ?, s’affole, ordonne de ne rien faire, ne pas bouger, l’attendre, raccrocher, ne s’y résout pas, garder le contact, promettre d’être là, j’arrive, ne touchez à rien, j’appelle les secours.

Pas le choix, il faut raccrocher.

Pour appeler les secours, il faut raccrocher.

Elle finit par couper la communication comme si on lui arrachait le bras, s’accroche au combiné comme si sa vie en dépendait, compose le numéro des services d’urgence, bafouille le nom de Papytor, cafouille son adresse, s’énerve, reprend, assure qu’elle est calme, s’énerve plus encore, urgence, il a perdu connaissance, les enfants sont là-bas, seuls avec lui, livrés à eux-mêmes.

Après, c’est la course, papa n’y comprend rien, elle résume dans le désordre, il y comprend encore moins. De toute façon il n’y a rien à faire, elle fonce chez son père et lui, il doit rester là, pour Lola qui dort et ne se doute de rien.

Quand elle arrive, l’ambulance l’a précédée. Mathias et moi sommes recroquevillés dans le canapé aux côtés d’un infirmier. Dès qu’elle pénètre dans la pièce, on bondit en hurlant « Maman ! », on court vers elle, on s’y accroche, le nez dans son pyjama, les sanglots en éclats. De l’escalier qui mène à l’étage, une civière est descendue et le drap qui la recouvre ne laisse aucun doute sur l’issue fatale. Un second infirmier lui demande de le suivre un instant. Confuse, elle nous décroche, nous ramène au canapé, s’éloigne ensuite vers l’infirmier. Il lui parle, elle hoche la tête.

Le silence qui suit dure une éternité. Après, c’est juste une plainte, longue, interminable, douloureuse.

AVC.

Accident vasculaire cérébral.

Arrêt de l’arbitre.

Plus rien à faire.

 

Le jour se lève et, avec lui, le calme des douleurs contenues, l’immobilité des chagrins que l’on domine comme on peut. Papytor est emmené à la morgue. Maman nous ramène à la maison, papa nous y attend, Lola pleure dans ses bras. Baloo se précipite vers son maître et tous deux se postent à la fenêtre. Observent d’un œil éteint la journée qui entame sa course vers demain. Maman s’en approche, elle cherche le contact mais Mathias s’esquive, se rétracte, se raidit. Mauvais augure, mauvais souvenirs. De toute façon elle n’a pas la force de voir plus loin que la minute qui suit. Elle murmure à l’enfant :

— Je suis là si tu as besoin de moi.

Après c’est le ruban des secondes interminables, ça se déroule par saccades, ça n’avance pas, ça s’égrène au compte-gouttes, lent, long, si long. Papa fait ce qu’il faut faire, appeler les pompes funèbres, prévenir la famille, les proches, les connaissances, ce genre de choses. L’oncle Simon arrive…

— C’est qui celui-là encore ?

— Le frère de maman, celui qu’on ne voit qu’une fois par an.

… avec les cousins, et aussi leur mère, l’ex-femme de Simon qui n’a rien à faire là mais qui y est tout de même. Ça fait du monde à la maison. Ça s’active un peu, maman fait du café, sanglote dans les bras de son frère, papa colle les enfants devant un dessin animé.

C’est peut-être pour cela qu’ils ont mis un temps fou à s’en apercevoir.

— S’apercevoir de quoi ?

— Que j’avais disparu.

Il a fallu du temps, jusqu’au moment de passer à table plus précisément, et puis une bonne demi-heure encore pour fouiller l’appartement de fond en comble et ne rien y comprendre. Mathias reste introuvable. La tension monte, on s’accroche à l’incompréhension, ça n’a pas de sens, il est bien quelque part ! Il faut se résoudre à élargir les recherches à l’extérieur de l’appartement, les parties communes de l’immeuble, le toit accessible par les combles, la cour intérieure, le local à poubelles et jusqu’aux caves…

Rien !

La panique s’invite aux recherches.

Maman, déjà anéantie par la disparition de son père et l’immense inquiétude qu’elle nourrit à notre sujet (Mathias et moi, c’est tout de même nous qui avons découvert le corps sans vie de Papytor, à sept ans il y a plus soft comme premier contact avec la mort d’un proche), maman donc commence à craquer, ses nerfs lâchent, c’est le monde qui s’écroule autour d’elle dans un fracas de cœur brisé, de poumons qui suffoquent, d’entrailles qui se déchirent. Papa mise sur la sécurité : il appelle la police et signale la disparition de l’enfant. Les recherches s’organisent. Dans le quartier d’abord, les rues adjacentes, on interroge les voisins, on alerte les commerçants.

Et les minutes passent.

Quelques instants sans nouvelles d’un enfant, c’est un abîme sans fond qui se disloque, plus rien de stable, une sorte de rodéo en suspension, le fracas de l’univers qui se désarticule. Et chaque seconde qui passe, c’est le calvaire qui se prolonge jusqu’au plus profond des tripes, les viscères anéantis par un tourment à chaque instant plus corrosif, sans relâche, sans merci.

Au moment où l’on s’aperçoit de l’absence de Mathias, il est presque 13 heures.

À 17 heures, on est toujours sans nouvelles de lui.

— Où tu étais ?

— À la maternité.

Je le regarde. C’est si simple. Et tellement logique.

— Je n’avais qu’une idée en tête : être là au moment précis où Papytor serait de retour sur terre. Être là pour l’accueillir. Et surtout savoir qui il serait, dans quelle famille il allait atterrir pour ne pas perdre le contact. Je devais me dépêcher : son âme n’avait que très peu de temps pour se réincarner. Il y avait un hôpital à vingt minutes de marche de la maison. J’ai mis un peu plus de temps, je me suis perdu plusieurs fois mais j’y suis arrivé sans trop d’encombre. C’est fou quand j’y repense : j’ai demandé mon chemin au moins à trois ou quatre reprises, personne ne m’a arrêté, personne ne s’est inquiété de savoir ce qu’un petit garçon de sept ans faisait tout seul dans la rue.

— Et à la maternité ?

— C’était encore plus simple : le corps médical pensait que ma mère était en train d’accoucher dans une des salles d’accouchement, personne ne s’est posé de questions. Je suis resté presque trois heures dans les couloirs avant que, finalement, une infirmière commence à s’interroger sur la raison de ma présence. Après vérification, ils ont compris que je n’appartenais à personne.

— Et Papytor ? Il est né ?

— Ce jour-là, il y a eu trois naissances. Deux garçons et une fille. Crois-moi si tu veux, je n’invente rien.

— Comment tu l’as su ?

— Je te l’ai dit, je pouvais aller et venir à ma guise, tout le monde croyait que mes parents étaient dans une des chambres, personne ne se méfiait d’un petit garçon de sept ans. Je rentrais dans les chambres, je posais des questions, on me répondait. C’était tout simple.

Mathias s’interrompt un moment, me regarde, puis reprend :

— J’ignorais lequel de ces trois bébés était Papytor, mais qu’importe. Il était là, j’en étais certain. Et je savais désormais qu’il se portait bien.

Mon frère sourit en achevant son récit.

— Tu rigoles, mais toute cette histoire m’a énormément aidé. Quand on m’a retrouvé, c’était l’hystérie totale, maman s’est jetée sur moi, je crois qu’elle avait autant envie de me serrer contre elle que de m’étrangler, elle a d’ailleurs fait les deux en même temps, papa se retenait de pleurer, puis de rire, j’ai été submergé par un tsunami d’émotions : du bonheur, du chagrin, du soulagement, de la douleur… Je n’ai rien compris. Mon périple jusqu’à la maternité a agi sur moi comme une sorte de parcours initiatique, et puis surtout j’avais vu Papytor, je savais qu’il allait bien. J’ai pu faire mon deuil avec sérénité.

On a fini de déjeuner, il est presque 14 heures. J’achève mon second café, Mathias propose un pousse-café, il faut dire qu’on est bien tous les deux sur ce bout de terrasse, et puis son histoire de réincarnation me touche, j’hésite, pas bien longtemps, j’opte pour un alcool de poire, il choisit une grappa.

— Tu sais, l’histoire de Papytor…

Mathias tergiverse, il s’agrippe à sa grappa, cherche dans son verre le courage de poursuivre.

— Quoi, l’histoire de Papytor ?

— Elle n’est pas terminée.