Chapitre 32

Mon frère semble prendre une décision. Basculement du poignet vers l’avant, une rasade de grappa dans le gosier pour se donner du courage puis retour du verre sur la table. Le geste est franc, l’intention résolue, c’est un peu comme s’il préparait sa bouche, ses papilles, sa langue, tout l’appareillage bucco-dentaire à l’intensité de l’activité qu’il s’apprête à lui infliger. Échauffement. Cette histoire interminable paraît intense.

Il se lance.

Mathias et Papytor (enfin la fin)

— Il y a quelques mois, j’ai rencontré une fille. Fanny.

Il s’arrête. Puis reprend :

— Elle…

Hésite. Semble opter pour un autre angle d’attaque.

— Je…

Ben non. Départ avorté. Pourtant, la façon dont il a dit « J’ai rencontré une fille », surtout celle dont il a prononcé fille, ça voulait tout dire sauf que c’était une fille justement, ou plutôt oui, c’en était une mais pas « une » fille, non, parce que ce n’était pas n’importe quelle fille, ce n’était pas « une » fille parmi les autres, c’était tout simplement la fille. La preuve en est, sa manière de prononcer son prénom, Fanny, l’intonation qui fléchit sur le « ny », les yeux légèrement plissés et le souffle suspendu, une fraction de seconde…

Oui, départ avorté et pourtant tout est dit.

Il conclut :

— Je l’aime bien.

— Ah ?

— Je veux dire : on s’entend bien.

J’affiche un sourire compréhensif.

— Oui…

Mathias s’empresse de préciser :

— Mais juste comme ça, en bons copains, tu sais, il n’y a rien entre nous, c’est juste qu’on aime bien discuter ensemble et…

Ben tiens.

— Tu comprends ?

— Parfaitement.

Mathias est rassuré : je comprends et je le crois. Il hoche la tête bêtement sans me quitter des yeux, il sourit, il soupire.

Puis soudain, sans prévenir, comme ça, sans crier gare, son armure de pudeur se fissure, crac ! Un trou dans la carapace qui, très vite, se transforme en crevasse, ça file à la vitesse de l’éclair, ça lézarde cette réserve immémoriale qui semble le maintenir debout, avec un balai dans le cul certes mais qu’importe, en certaines circonstances mon frère semble être un garçon réservé, sans doute même secret et, en tout cas, très coincé.

Bref il craque.

— En fait, pas du tout ! s’exclame-t-il au bord du désespoir. Fanny, c’est la femme de ma vie, c’est la mère de mes futurs enfants, je ne vis, je ne respire que pour elle, quand on est ensemble tout est incroyablement plus beau, plus simple, plus clair, et quand elle n’est pas là, j’ai du mal à respirer, j’ai l’impression d’étouffer, plus rien n’a de sens, de toute façon plus rien n’existe, j’ai l’impression d’être une ombre qui erre sans fin dans les couloirs du néant, je…

Il se tait et me regarde encore, il ne trouve plus ses mots, il voudrait dire ce qui ne se décrit pas.

— Je l’aime.

— J’ai cru le comprendre.

— Non, tu ne peux pas comprendre. Je l’aime vraiment.

— D’accord.

— Et je crois que… je crois qu’elle aussi, elle m’aime bien.

— Elle t’aime bien ou elle t’aime ?

— Je n’en sais rien. Je crois qu’elle attend que je me déclare. Je crois qu’elle espère que je fasse le premier pas.

— Qu’est-ce que tu attends ?

Mon frère se dégonfle alors sous mes yeux. Ce n’est pas une image, c’est un fait : il perd toute substance, il s’affaisse sur sa chaise, se vide de son dernier souffle vital.

Mathias est maintenant en 2D.

— Je ne peux pas.

— Pourquoi tu ne peux pas ?

Un temps.

Je répète la question :

— Pourquoi tu ne peux pas ?

Mathias me jauge, soupèse ma capacité de compréhension, hésite, s’apprête à tout me dire, chope un doute au passage et se ravise.

J’insiste :

— Pourquoi tu ne peux pas, Mathias ?

Soupir. Et pas n’importe lequel ! C’est une bourrasque à 90 kilomètres-heure, un cyclone d’oppression qui relâche la pression, instable, le souffle précaire, le mot confus. Mais à la seconde où il se décide à cracher le morceau, c’est comme un élan : ça se prend de haut, ça se prend de front, tout ça pour ne pas se prendre un râteau.

— Elle est née le dimanche 15 mai 1987.

— Et alors ?

— Le dimanche 15 mai 1987. Ça ne te dit rien ?

Je ne suis pas certaine de bien comprendre.

— Le… Le jour de la mort de Papytor ?

Mathias hoche la tête.

— Tu n’es pas sérieux !

— C’est plus fort que moi.

— Mathias !

— Je sais, c’est ridicule, j’ai passé l’âge… Mais c’est comme ça, je n’y peux rien. Je la regarde, ses yeux, ses lèvres, je dois me retenir pour ne pas me jeter sur elle, sa bouche m’appelle, elle remplit mon cœur, elle peuple mes nuits, j’ai besoin de la toucher, respirer son odeur, tout près, ne plus la quitter… Et chaque fois que j’y suis, chaque fois qu’elle est devant moi, je sais qu’elle n’attend que ça, que je m’approche d’elle, que je l’enlace, que je l’étreigne, que je l’embrasse… Et chaque fois c’est pareil, je regarde ailleurs, je change de sujet, j’invente un imprévu : « Désolé, ça tombe mal, faut que j’y aille. » Alors Fanny baisse la tête, elle dit oui, elle comprend. Je me sauve en courant. Et dans la rue, c’est comme si je marchais au bord du précipice, le vertige du regret, la nausée du remords, envie de sauter, m’arracher les tripes et disparaître à tout jamais.

— C’est absurde !

— Je sais. Mais je ne peux pas.

— Qu’est-ce que tu ne peux pas ? Vas-y, dis-le-moi en face, regarde-moi dans les yeux et dis-moi exactement ce que tu ne peux pas.

Mathias s’obstine, il fixe un point imaginaire situé droit devant lui.

J’en remets une couche.

— Vas-y Mathias. Regarde-moi et dis-moi précisément ce que tu ne peux pas. Et surtout, dis-le-moi sans éclater de rire.

Alors Mathias lève sur moi un pauvre regard dévasté et lentement, douloureusement, il dit :

— Coucher avec Papytor… C’est plus fort que moi, Zoé. Je ne peux pas.