Chapitre 35

Malou m’accompagne jusqu’à l’immeuble de mes parents. Elle voudrait bien rester, ça devient exaltant tout ça mais elle doit aller chercher Noémie à l’école, tu m’appelles dès que tu as du neuf, je brûle de savoir pour quelle raison le vieux Nanterre vient traîner ses miches dans cette histoire. Sur le trajet, je lui raconte le coup de la facture de chocolats à son nom, tu ne trouves pas bizarre que le voisin de mes parents prenne à sa charge une commande de chocolats pour mon mariage ?

— Et d’apprendre que, quelques instants avant de perdre la mémoire, tu parlais avec ledit voisin de tes parents en répétant « non, non, non, non »… Tu ne trouves pas ça bizarre ?

Je lui raconte le coup du SMS d’Alain, et celui du téléphone de Lola pour obtenir le numéro du fiston reparti le jour même à New York, autant de pièces du puzzle qui commencent à s’imbriquer les unes dans les autres, même si l’image que nous tentons de déchiffrer ne ressemble pas encore à grand-chose.

— Surtout qu’il ne s’est plus manifesté depuis, comme s’il avait quelque chose à se reprocher !

— Ou à cacher !

Nous sommes devant la porte de l’immeuble, Malou hésite encore, consulte sa montre, étouffe un juron.

— Seize heures ! Faut vraiment que j’y aille !

Elle m’embrasse.

— Tu es sûre que ça va aller ? Il peut t’embobiner comme il veut, le vieux… Peut-être que je devrais rester avec toi.

Je décline l’offre, je la rassure, je l’appelle dès que j’ai l’occasion.

Dans le hall d’entrée, je repère la sonnette au nom de Nanterre. Je sonne. Puis j’annonce :

— Charles Nanterre, s’il vous plaît.

— Qui le demande ?

— Zoé Letellier.

De toute évidence, mon nom provoque un certain embarras. La voix hésite, s’absente quelques longues secondes pour enfin me dire :

— Monte.

Instantanément, la porte émet un déclic significatif, je la pousse et me dirige vers l’ascenseur.

Cinquième étage.

Lorsque les deux battants s’écartent, je découvre sur le palier un homme de belle allure, chevelure blanche élégamment désordonnée, vêtu d’une robe de chambre rouge en velours qui date de la nuit des temps, col d’organsin élimé, coudes renforcés de pièces de daim, il se tient droit, la tête haute, les mains dans les poches, la négligence habilement soignée. Je le reconnais au premier coup d’œil : il correspond à la personne que Pascal a photographiée à mes côtés lundi dernier. Il s’agit en effet de Charles Nanterre.

— Bonjour Zoé. Je ne m’attendais pas à te voir aujour­d’hui.

Sa voix est calme, sombre, profonde, envoûtante.

— Entre.

D’un mouvement fluide, il s’efface légèrement pour me laisser passer. Je pénètre dans l’entrée.

Je reconnais tout de suite l’agencement de l’appartement, en tout point semblable à celui de mes parents un étage plus bas. La comparaison s’arrête là. L’apparte­ment des Nanterre est un véritable capharnaüm qui annonce la couleur dès le vestibule, jonché de piles de journaux, de boîtes de carton, de manteaux, écharpes et bonnets entassés sur un portemanteau dont on ne distingue plus la structure, de chaussures amoncelées par terre…

Charles Nanterre referme la porte derrière lui et m’invite à passer au salon.

Ici aussi, le désordre règne en maître, un fatras de meubles et d’objets accumulés depuis des années, disposés sans logique, sans doute par ordre d’arrivée.

— Tu veux boire quelque chose ?

— Non merci.

— Que puis-je faire pour toi, Zoé ?

— M’expliquer de quoi nous parlions tous les deux lundi dernier, dans la rue, juste avant que je perde connaissance.

Droit au but. La question qui tue, le vieux Nanterre se raidit, il me considère un instant avec, gravée dans l’iris, la question clairement imprimée : « Comment est-elle au courant ? »

C’est une autre question qu’il me pose :

— De quoi parles-tu, Zoé ?

— N’essayez pas de m’embobiner, je sais que nous étions ensemble au moment précis de mon malaise.

— Qui t’a raconté cela ?

— Qu’est-ce que ça change ?

Nanterre se racle la gorge.

— Écoute. J’ignore qui t’a mis cette idée dans la tête, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a erreur sur la personne… Lundi dernier, laisse-moi me souvenir… Lundi, je ne suis pas sorti.

Il pose sur moi un œil inquisiteur, constate mon scepticisme et m’explique :

— Je souffre de la goutte et ne sors qu’en cas d’extrême nécessité.

— Il faut croire que c’en était une.

Il hausse un sourcil curieux :

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Le fait que vous soyez sorti de chez vous justement.

Sourire amusé.

— Le problème est simple, Zoé : tu te bases sur les dires de je ne sais qui, lequel affirme m’avoir vu en ta compagnie. Je te garantis quant à moi que cette personne se trompe : lundi, je suis resté chez moi toute la journée. C’est sa parole contre la mienne.

— C’est pire que ça : j’ai une preuve matérielle.

Le sourire de Charles Nanterre s’immobilise en gare d’incompréhension. J’en profite pour bien lui faire comprendre que j’ai la ferme intention de rattacher mes wagons.

— Je possède une photo qui nous représente clairement tous les deux, dans la rue, l’un en face de l’autre en pleine discussion. Une photo prise d’un téléphone portable. Une photo clairement datée de lundi dernier à 11 h 43 très précises. J’ai perdu connaissance aux environs de 11 h 45, monsieur Nanterre…

— Charles ! Tu m’appelles Charles.

— Je sais aussi que mon malaise est directement lié à ce que vous étiez en train de me dire.

— Tu dérailles complètement, Zoé. Je n’ai rien à voir là-dedans.

— Tu parles, Charles !

Le pauvre homme s’agite, il est sur la mauvaise voie.

— Je ne sais pas ce dont tu parles.

Et moi, je commence à perdre patience.

— Arrêtez de me prendre pour une idiote, monsieur Nanterre ! Vous n’avez pas le droit de me cacher cette information… D’ailleurs, pouvez-vous également m’expliquer pour quelles raisons vous prenez à vos frais la commande de chocolats prévus pour mon mariage ?

— Les chocolats pour ton mariage ?

Pour le coup, il a l’air sincèrement surpris.

— C’est quoi, cette histoire de chocolats ?

— À vous de me le dire…

Le coup des chocolats, c’est peut-être ce qui l’a le plus déstabilisé. Ce qui est sûr, c’est que les énigmes s’accumulent, par quel miracle suis-je en possession d’une photo qui nous représente tous les deux en pleine discussion juste avant mon malaise ? Quelle est cette histoire de chocolats dont je lui reproche la commande ? Jusqu’où suis-je prête à aller pour connaître la vérité ?

Nanterre me jette un coup d’œil, nos regards se croisent.

— Très bien ! déclare-t-il alors en poussant un profond soupir. Je te connais, Zoé. Je te connais même très bien. Je ne vais donc pas te faire l’injure de te manipuler plus longtemps.

Il marque une courte pause durant laquelle ses yeux me transpercent.

— Tu as raison. Nous nous sommes vus, nous nous sommes parlé. Et ce que je t’ai dit ne t’a pas fait plaisir. À tel point que non seulement tu as perdu connaissance, mais également tous tes souvenirs. Le médecin a parlé de choc émotionnel, Zoé. C’en était un. Alors maintenant dis-moi : crois-tu réellement que je vais te le répéter en prenant le risque de te confronter à nouveau à un choc psychologique ? Lorsque tu t’es écroulée à mes pieds, j’ai imaginé le pire. Je n’avais pas pensé que la révélation que j’étais en train de te faire allait te bouleverser à ce point.

Il s’interrompt à nouveau, me dévisage longuement et son regard perd peu à peu de sa rudesse.

— Zoé, ce que je vais te dire maintenant va sans doute te faire hurler, mais je te demande expressément de me croire et de me faire confiance. Cette amnésie dont tu souffres, c’est sans doute ce qui pouvait t’arriver de mieux. Je sais ! ajoute-t-il précipitamment alors que je suis déjà prête à lui arracher la tête à la seule évocation de cette idée que tout le monde semble partager. Je sais ce que tu penses, je sais aussi que tu n’es pas du tout prête à entendre cela. Le pire, tu vois, c’est que moi qui sais exactement de quoi il retourne, je donnerais n’importe quoi pour être à ta place et ne rien savoir. Comprends-moi, Zoé : cette amnésie, c’est une occasion unique de tout reprendre de zéro, une seconde chance qui t’est offerte. Beaucoup de gens aimeraient avoir cette opportunité. Saisis-la et sois heureuse, sans te poser de question, et surtout sans te retourner. Regarde droit devant toi. C’est tout ce qui compte.

Il se tait enfin. Joli discours, M. Nanterre, une causerie bien ficelée qui ne fait qu’accroître ma curiosité, ponctuée de regards droits et francs avec ce qu’il faut de mise en garde, l’évocation du danger terré sous le tapis de la connaissance, et cette boîte de Pandore que vous agitez sous mon nez, que je brûle d’ouvrir au risque de me consumer…

Ce dont je suis certaine en tout cas, c’est qu’il ne dira rien. Je le vois dans ses yeux. Je le lis dans cette façon qu’il a de se tenir, bien campé sur ses deux pieds, le buste légèrement penché, prêt à parer à toute éventualité.

Sans un mot, je tourne les talons et rejoins le vestibule. Le vieux bonhomme m’emboîte le pas dans le silence de ma rancœur. Lui et moi savons qu’il n’y a rien de plus à tirer de cette confrontation.

À moins que…

— Vous le saviez, n’est-ce pas ? dis-je alors en lui faisant face.

— Je savais quoi ?

— Que je suis amnésique.

Ma question le désarçonne. Le vieil homme me glisse un regard suspicieux, il flaire le piège sans parvenir à déterminer à quel endroit il va y mettre les pieds. Ou peut-être est-il déjà trop tard ? Je l’appâte un peu plus :

— Je vous demande ça parce qu’à aucun moment je ne vous ai dit que j’avais perdu la mémoire.

— Je t’ai vue t’écrouler par terre, Zoé. Tu t’es pour ainsi dire évanouie à mes pieds !

— Personne ne savait à ce moment-là que j’allais souffrir d’amnésie rétrograde… Et vous ne vous êtes jamais présenté à l’hôpital…

Il est ferré.

— Comment savez-vous que je suis amnésique ?

Il est tellement surpris qu’il ne dit rien. Il me regarde, comprend qu’il n’a rien vu venir, qu’il s’est fait avoir comme un enfant.

J’ai l’avantage et je compte bien en profiter :

— Ou plutôt la bonne question serait : qui vous a dit que j’avais perdu la mémoire ?

Très peu de personnes sont au courant de mon amnésie : mes parents, mon frère, ma sœur et Malou. Et Julien. Ça s’arrête là. Si Charles Nanterre n’ignore rien de mon état, c’est que quelqu’un le lui a dit.

Quelqu’un qui, par déduction, est de mèche avec lui.

Quelqu’un qui en sait beaucoup plus qu’il ne veut me l’avouer.

Et ce quelqu’un est l’une des six personnes les plus proches de moi.