Le chapitre suivant arrive très vite, il suffit juste de tourner la page. Sauf que pour moi, la page est loin d’être tournée, je commence à peine à la déchiffrer. Depuis ma visite de la veille au vieux Nanterre, j’ai décidé de garder pour moi toutes les révélations qui me seront faites, sachant que parmi les six personnes qui gravitent autour de moi, l’une d’elles n’a peut-être pas intérêt à ce que je retrouve si vite la mémoire.
J’ignore s’il s’agit de Lola, mais dans le doute…
Ma sœur en revanche a déjà mis un point final à l’histoire du caleçon, elle passe au paragraphe d’après et poursuit le récit de sa grosse bêtise.
— Bref, la veille de son départ, mon petit stagiaire a offert un drink. Nous avons parlé, peut-être un peu plus familièrement que d’habitude. Je te passe les détails, nous savions très bien l’un et l’autre que nous ne nous reverrions plus, on a fait ça dans la salle de réunion, un petit coup comme ça en passant, juste parce qu’on en avait envie tous les deux. Une aventure sans lendemain. Sans conséquence… Tu parles ! Le problème, c’est que ce mois-là justement je suis tombée enceinte.
— Merde ! Et tu crois que…
— Je n’en sais rien. Sincèrement, ce serait le comble qu’Héloïse soit justement de lui. On n’a baisé qu’une seule fois et ce n’était pas tout à fait durant ma période d’ovulation.
— Pourquoi as-tu fait croire à Hubert que…
— Je ne lui ai rien fait croire du tout. J’ai juste dit que c’était une possibilité.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
Lola éclate d’un rire qui a tout d’un sanglot.
— Ah ça, pour le coup, il n’a plus rien dit ! Je lui ai coupé la chique, la queue et les couilles ! Le problème, c’est qu’il l’a très mal pris.
— Tu m’étonnes !
— Il veut faire un test de paternité et s’il est avéré qu’il est bien le père d’Héloïse, ce dont je suis pratiquement certaine, il me menace de tout faire pour m’enlever la garde des enfants.
— Sous quel prétexte ? S’il est bien le père d’Héloïse, je ne vois pas de quoi il pourrait t’accuser. Et s’il n’est pas le père d’Héloïse, il n’a aucun droit sur l’enfant.
Cette fois, c’est moi qui lui coupe la chique, à Lola. Elle s’arrête un instant de pleurer, réfléchit quelques secondes, puis se remet à sangloter.
— Tu ne comprends pas !
— Explique-moi.
— Je ne veux pas divorcer. Je ne veux pas qu’il se comporte différemment avec Héloïse. C’est son père. Je veux dire… qu’elle soit de lui ou non ne change rien, il s’occupe d’elle depuis sa naissance, il l’aime, c’est tout ce qui devrait compter !
— C’est justement parce qu’il l’aime que sa réaction est violente. Il aurait peut-être fallu réfléchir à ça avant de le lui dire.
Comme j’ai raison et qu’il n’y a rien de plus à ajouter, Lola exprime librement son chagrin, l’amertume d’une erreur, reste à savoir laquelle, celle d’avoir pris un amant ou celle de son aveu tardif ? Entre deux sanglots, ma sœur m’évoque l’aigreur que cette paternité incertaine inflige à ses boyaux, un arrière-goût nauséeux et le poids du secret aujourd’hui trop lourd à porter.
Indigeste.
— J’ai envie de vomir, murmure-t-elle en pleine détresse.
J’ai de la peine pour elle mais sincèrement, je ne peux pas tout à fait donner tort à Hubert.
— Bon ! dis-je pour calmer Lola et aussi pour écourter la conversation qui commence à me gonfler, il faut dire que je viens à peine de me réveiller et surtout que j’ai d’autres chats à fouetter, comme par exemple sérieusement envisager qu’Alain Nanterre soit bel et bien mon amant, et qu’au vu du comportement étrange de son père, notre relation d’aujourd’hui semble ne pas plus lui plaire que celle d’hier.
Bref, je demande à ma sœur d’une voix un peu sèche :
— Qu’est-ce que tu veux exactement ?
— Je… Je voudrais que tout redevienne comme avant.
— Ça, je pense que ça va être difficile.
Lola est désespérée. C’est peut-être pour ça que j’ajoute précipitamment :
— Et puis rappelle-toi : quand c’était comme avant, tu voulais que ça change.
— Je sais ! Mais c’est parce que je ne savais pas !
— Tu ne savais pas quoi ?
— Que… Que malgré nos engueulades, nos tirages de gueule, tous les reproches qu’on se fait à longueur de journée, les cris, les larmes, les horreurs qu’on peut se dire, et puis les réconciliations, les mises au point, et tout qui recommence la semaine d’après… Malgré tout cela, je sais qu’on forme une famille ! Et même si ce n’est pas rose tous les jours, j’y tiens à cette famille, moi.
— Alors dis-le-lui.
— C’est trop tard.
— Pourquoi ?
— Parce que ce que je lui ai dit à propos d’Héloïse, il ne me le pardonnera jamais.
— Tu n’en sais rien.
— Oh si je le sais ! Je le connais.
— Même s’il est son père biologique ?
— Tu ne comprends pas… Ce qu’il ne me pardonnera jamais, c’est d’avoir pris le risque qu’il ne le soit pas.
Elle se tait un court moment avant de poursuivre :
— Il a la vengeance mauvaise. Et je t’assure que, sur ce coup-là, il va m’en faire baver.
— Comment tu peux en être si sûre ?
— Il a déjà commencé.
— En faisant quoi ?
— Il m’a laissé entrevoir une lueur d’espoir pour sauver notre couple.
— C’est plutôt bon signe !
— Franchement, je n’en sais rien.
Cette fois, c’est moi qui marque une pause. Puis :
— Lola, je crois que je ne te comprends pas.
— Je pense qu’il a décidé de se venger, déclare-t-elle alors en chuchotant comme si elle parlait d’une conspiration. Et qu’il est bien décidé à me torturer psychologiquement.
— Te torturer ? Comment ?
— En me posant un ultimatum : il a commencé par me faire un rapide topo de la situation, il a repris l’historique de notre relation, observé l’évolution de nos rapports sans manquer de me rappeler lourdement mon adultère et ses possibles conséquences, puis il a signalé notre échec en termes clairs et dénués de toute ambiguïté. Il a ensuite achevé son petit laïus en me disant ceci : si dans les vingt-quatre heures (là, il a consulté sa montre et m’a informée de l’heure qu’il était précisément), si dans les vingt-quatre heures donc je n’ai pas fait, dit ou réalisé un truc complètement fou, un truc qui le surprenne, mais alors le surprenne vraiment, lui coupe la chique ou le laisse sans voix, alors…
Lola retient un ultime sanglot. Puis elle achève d’une voix dévastée :
— Alors il me demande le divorce.