Julien est parti tôt ce matin – un article à terminer à la rédaction m’a-t-il dit – je suis donc seule dans l’appartement pour une bonne partie de la matinée. Alors que je bouillonne dans mon bain et dans mes pensées, le téléphone sonne pour la deuxième fois. La voix est reconnaissable entre toutes : trois paquets de Gitanes qui crachent leur goudron dans le combiné et dont l’accent n’a, aujourd’hui, plus rien de lyrique. Restent l’écho sépulcral et le timbre hirsute, ça s’ébouriffe avant même la fin du réquisitoire.
— Zoé ? Liliane à l’appareil ! Tu te fiches de moi ?
— Pardon ?
— S’il te plaît, épargne-moi tes émois pétris de confusion, tu sais très bien que ça me gave. Je disais donc : tu te fiches de moi ?
Je n’ose plus rien dire.
— Rassure-moi, c’est une blague, tu t’es gourée de fichier, c’est ça ?
— Heu…
— Sincèrement, Zoé, c’est quoi cette merde ? Enfin, quand je dis « cette merde », c’est une insulte aux étrons et en toute objectivité je n’ai rien contre l’excrément en général, il a sa fonction. Mais ça ! C’est informe, ça pue et ça ne sert strictement à rien. Je ne peux pas publier ça.
Cette dernière précision me met sur la piste de l’objet de son écœurement. La surprise fait place à l’incompréhension.
— Tu… Tu parles de mon manuscrit ?
— Ce n’est pas un manuscrit, chérie, c’est un torchon. Au mieux un dictionnaire dans le désordre, c’est comme tu préfères.
Premier réflexe, attraper une serviette et me précipiter sur mon ordinateur pour vérifier dans ma boîte d’envoi s’il s’agit du bon fichier. Si je ne me suis pas trompée. Je constate rapidement que l’erreur ne se situe pas là, le fichier envoyé la veille semble correspondre à un texte dense (656 Ko) et le titre coïncide avec celui prévu pour mon prochain roman. Que se passe-t-il ? Si « Molles Dragées » n’est pas le manuscrit qu’il fallait envoyer, où se trouve le bon fichier ? Je passe en revue les intitulés des différents onglets qui s’affichent sur le bureau, je ne vois rien qui s’apparente au texte en question.
Liliane, elle, ne tarit pas de reproches :
— Je ne comprends même pas comment tu as pu m’envoyer ça ! J’ai passé la nuit à lire ce… ce… (elle manque visiblement de qualificatifs pour nommer l’ouvrage) ce ramassis de lieux communs en me demandant où était l’astuce, tellement persuadée qu’il y avait une raison à la médiocrité de ce… ce… (elle cherche encore mais cette fois ne trouve plus d’épithète suffisamment imagée pour désigner les lacunes de mes écrits). Franchement, Zoé, tu as perdu la tête ? Ça ne ressemble à rien, l’histoire est complètement niaise, tu me fais du Zélie Laure… Et le style ! Mon Dieu, le style ! C’est pompeux, ampoulé, prétentieux… Bernard Chavet attend les épreuves dans la semaine pour y mettre une option, Aurélie a fait un boulot fabuleux, elle a réussi à faire passer toutes nos conditions, c’est un contrat en or qu’elle a mis trois semaines à négocier. Tu ne peux pas me faire ça !
Je double-clique en vitesse sur « Mes documents », espérant y trouver un intitulé contenant les termes « Molles » ou « Dragées », mais vu le nombre de fichiers qui apparaissent, je suis forcée de remettre mes recherches à plus tard.
— Liliane, je… Je suis désolée, je crois que je me suis trompée de fichier.
— Tu crois ? glapit-elle au bord de l’hystérie. Moi j’en suis persuadée ! Tu n’as pas pu écrire ça. C’est impossible !
— Laisse-moi un peu de temps, je t’envoie le bon manuscrit dans la journée, promis !
— Comment ça, un peu de temps ? Tu ne sais pas où se trouve ton manuscrit ?
Un silence atterré, puis :
— Bordel, Zoé, que se passe-t-il ?
— Rien ! Je te le jure, tout va bien…
Je sens que Liliane frôle la crise cardiaque.
— Des couilles ! Tu me caches quelque chose, depuis hier je sens bien que ça ne tourne pas rond chez toi. Dis-moi ce qui se passe !
— Je…
— Zoé, tu me fais peur. Où est ce manuscrit ?
— Je te l’envoie dans la journée.
— Tu ne réponds pas à ma question !
Que faire ? Pas le temps de réfléchir, je pare au plus pressé :
— Liliane, je dois te laisser, on m’appelle sur l’autre ligne !
— Quelle autre ligne ? rugit l’éditrice en manquant des’étrangler. Tu n’as pas d’autre ligne, Zoé ! Je t’interdis de raccrocher ! Zoé ! Il me faut ce manuscrit dans la…
Et hop, je raccroche ! Puis je soupire comme si je venais d’échapper au pire. Un coup d’œil apeuré vers le combiné, j’hésite, il risque de retentir à tout moment, j’avance prudemment la main vers l’appareil dans l’intention de le décrocher, le mettre hors d’état de nuire, au cas où il me sauterait à la gorge pour m’égorger…
La sonnerie me fait sursauter. Trop tard ! J’hésite encore, rien ne m’oblige à décrocher, l’important maintenant c’est de gagner du temps, retrouver ce foutu manuscrit et l’envoyer fissa pour calmer la furie. Et sauver les apparences. Les sonneries se succèdent, lacèrent le silence comme on écorche une plaie encore saignante, je reste figée avec l’angoissante sensation que les battements de mon cœur se calquent sur le tempo des tonalités…
Lorsque le téléphone se tait, je crains un moment que mon cœur ne s’arrête également. Je me secoue. Fébrilement, je fais défiler les fichiers contenus dans « Mes documents », ouvrant systématiquement tous ceux dont le poids concorde avec celui d’un texte de quatre cents pages environ.
Chaque fois, il s’agit bien d’un roman.
Signé Zélie Laure.
Les quelques lignes que je parcours d’un œil incrédule me sapent le moral plus sûrement que la révélation de ma propre incompétence. Ce qui revient au même. Ce n’est pas de la sous-littérature, c’est… c’est… (je manque de qualificatifs pour désigner la suite de mots qui se succèdent sous mes yeux consternés), c’est un ramassis de lieux communs : pauvreté du vocabulaire, indigence des caractères, chaque situation décrite est consternante de banalité, aucune imagination.
Et parmi cette succession de romans tous plus ineptes les uns que les autres, pas de trace d’un possible manuscrit aux prétentions littéraires plus complexes.
Soudain, les sonneries reprennent, faisant bondir mon cœur dans ma poitrine. Elle commence à m’emmerder, celle-là ! Je prends conscience que la situation m’échappe et surtout que je n’ai aucun moyen de la dominer. Je dois retrouver un manuscrit que j’ai moi-même écrit et je suis incapable de dire de quoi ça parle. Je cherche un texte parmi une multitude d’autres textes dont chacun demeure une véritable énigme pour moi.
Que faire ?
Fuir ne sert à rien, il me faudra tôt ou tard affronter cette Liliane qui, c’est évident, finira par découvrir le pot aux roses. Je suis amnésique. Je ne me souviens de rien, à commencer par mon propre roman. Je ne sais pas où il est. Je ne sais pas ce qu’il raconte. J’en suis franchement désolée, mais dans l’état actuel des choses, je ne peux absolument rien faire pour que ce M. Bernard Chavet soit en possession du manuscrit afin d’y mettre une option grâce au fabuleux contrat qu’Aurélie a mis trois semaines à négocier.
Voilà, c’est plus simple comme ça.
Je tends la main vers le combiné, qu’on en finisse au plus vite et que je puisse retourner dans mon bain, merci bien.
Je décroche.
— Liliane ? Écoute, je vais tout t’expliquer.
Une voix masculine exprime son étonnement au sujet d’une entrée en matière qui, de toute évidence, ne lui est pas destinée.
— Ah non, ce n’est pas Liliane ! dit-il en riant.
Puis il enchaîne sans attendre :
— Pardon de vous déranger, mademoiselle Letellier, ici le docteur Meunier, vous vous souvenez ?
Il étouffe un juron comme s’il voulait ravaler sa question et s’excuse :
— Désolé, ma question est idiote : c’est moi qui vous ai reçue au moment de votre amnésie.
Je rigole :
— Oui, bien sûr docteur, je me souviens parfaitement.
De fait, il est mon premier souvenir.
— Mademoiselle Letellier, poursuit le médecin d’un ton plus sérieux, je viens de recevoir les résultats de vos analyses. J’aimerais beaucoup vous voir aujourd’hui même, à ma consultation.
— Pourquoi ?
— Disons que j’ai une nouvelle à vous annoncer.
— À quel sujet ?
— Vous voulez en parler là, tout de suite, au téléphone ?
— Pourquoi pas ?
— C’est que… L’information que j’ai à vous communiquer va sans doute vous… vous surprendre.
— Dites toujours.
Un soupir s’échappe du combiné, j’entends des pages qui se tournent au milieu d’un silence perplexe. De toute évidence, il hésite.
Pas longtemps puisque quelques secondes plus tard, il me déclare presque en s’excusant :
— Vous êtes enceinte, mademoiselle Letellier. Vous le saviez ?