Chapitre 40

— Le fœtus est âgé de neuf semaines environ. Vous pouvez voir ici son crâne, sa colonne vertébrale, son postérieur, ses jambes… Là, regardez, il vient de se retourner ! Vous voyez, il se présente de profil maintenant, on distingue parfaitement son œil droit, son nez, sa bouche, son menton… À première vue, tout se passe normalement, laissez-moi vérifier les mesures…

Le gynécologue s’interrompt et, d’une souris experte, trace des droites reliant les deux extrémités du crâne. Il marmonne des chiffres, hoche la tête d’un air satisfait, m’assure que tout est parfait, descend ensuite le curseur sur la colonne vertébrale, clique d’un côté, double-clique de l’autre, mesure la longueur.

Moi je fixe cette chose bizarre qui oscille sur l’écran, cet amas de noir et de blanc, ce contour stupéfiant dont la silhouette, malgré ses neuf malheureuses petites semaines, correspond déjà parfaitement à un être humain.

De toute évidence, il s’agit d’un enfant.

Mon enfant.

Reste à savoir qui est l’autre parent.

— Vous pouvez vous rhabiller.

Le gynéco rejoint son bureau, griffonne des notes dans un dossier puis, me remettant les échographies, m’informe que le docteur Meunier m’attend dans son cabinet. Je m’empare des échos sans un mot, j’opine du chef, je prends la direction que l’on m’indique.

Je suis complètement sonnée.

— Je suppose que vous n’étiez absolument pas au courant de votre état, observe Meunier en consultant les clichés.

Je secoue la tête.

— Et dans votre entourage, personne ne semble au courant ?

— En tout cas, personne ne m’a rien dit.

— Ils ne savent rien, murmure le docteur d’un air convaincu. Si quelqu’un avait su quoi que ce soit à ce sujet, la première chose dont il se serait inquiété en apprenant votre accident aurait été la santé de l’enfant.

— Sans doute…

— De cette conclusion découlent deux questions. Tout d’abord : étiez-vous vous-même au courant de votre état ? Et si c’était le cas, pourquoi n’en avez-vous rien dit à vos proches, pas même à votre fiancé ?

Meunier semble prendre un certain plaisir à raisonner, déduire et conclure. Renversé contre le dossier de son fauteuil, il me considère d’un œil pensif, les mains croisées en arc de cercle par-dessus son ventre, les coudes rivés aux accoudoirs.

Je demande :

— Une femme enceinte de neuf semaines peut-elle ignorer son état ?

— Bien sûr ! La preuve ! dit-il en me désignant d’un geste d’évidence.

— Je veux dire : une femme qui n’est pas amnésique, une femme qui vit une situation normale…

— Qu’est-ce qu’une situation normale ? fait-il en haussant les épaules. Et puis, tout dépend des circonstances. Mais ignorer une grossesse, oui, c’est possible. Certains signes toutefois ne trompent pas.

Il s’apprête à me les citer…

— Merci, docteur, il y a tout de même quelques petites choses que je n’ai pas oubliées.

Meunier se racle la gorge et répond à ma question :

— Il est difficile de déterminer avec précision si vous étiez au courant de votre état. Je pencherais toutefois pour une réponse affirmative, compte tenu de votre milieu social, de votre situation personnelle et de votre degré d’instruction.

— Pourquoi ?

— Les femmes qui ignorent leur grossesse sont en général dans une situation personnelle difficile. C’est ce que l’on appelle un déni de grossesse. Vous êtes sur le point de vous marier, n’est-ce pas ?

J’acquiesce d’un signe de la tête.

— Même si un bébé n’était pas à l’ordre du jour dans l’immédiat, vous êtes néanmoins dans un cas de figure qui accepte l’idée de la maternité. D’autre part, je me suis entretenu avec vos parents et ceux-ci me semblent être des gens intelligents et compréhensifs. S’il y avait eu le moindre problème à ce sujet, je pense que vous auriez envisagé des solutions concrètes en accord avec votre famille. L’interruption volontaire de grossesse reste une décision difficile à prendre, mais…

— C’est bon, j’ai compris l’idée. Donc, selon vous, j’étais bien au courant de mon état et pourtant je n’en ai rien dit à personne.

— Cacher une grossesse à son entourage avant la fin du premier trimestre, c’est dans l’ordre des choses : la probabilité de faire une fausse couche empêche souvent les jeunes couples d’annoncer la bonne nouvelle à leur famille avant les douze premières semaines fatidiques. Ce qui est plus singulier, c’est de n’en avoir rien dit à votre fiancé. A fortiori lorsque la date du mariage est déjà fixée.

Songeuse, je résume en quelques mots :

— En gros, tout est cohérent, sauf le fait d’avoir caché ma grossesse à Julien…

Meunier acquiesce d’un mouvement de tête.

— C’est à peu près cela, oui. Vous n’avez rien remarqué de particulier depuis votre sortie d’hôpital ? me demande-t-il en m’observant d’un air suspect.

— Particulier ? Par rapport à quoi ?

Le docteur affiche un rictus de fatalité.

— Évidemment… C’est là toute la question. À ce propos, y a-t-il du neuf de ce côté-là ?

— De quel côté ?

Il se tapote la tempe du bout de l’index.

Est-ce le choc dû à la surprenante nouvelle que je viens de recevoir, est-ce la pléiade de questions que je me pose au sujet de mon existence, est-ce la combinaison d’un tout qui m’échappe, un ordre de priorités qui joue au yo-yo à mesure qu’on me raconte ma vie, ou plutôt celle de mon entourage parce que, soudain, je réalise que personne ne m’a encore vraiment parlé de moi, que j’ai surtout la sensation d’être un dépotoir à problèmes et que…

Meunier se tapote la tempe d’un index érudit, un peu comme s’il me traitait de folle.

— Pas de changement de ce côté-là, lui dis-je en me levant.

Il se lève à son tour et me raccompagne jusqu’à la porte de son cabinet.

— Que comptez-vous faire ? me questionne-t-il avant de prendre congé.

Je me retourne et, lui faisant face, répond le plus naturellement du monde :

— Annoncer la bonne nouvelle au papa. C’est ce qu’on fait en général, non ?