Chapitre 41

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Oui, je sais. Vu les quelques informations que je possède sur mon passé, ma première réaction est de me dire que l’enfant peut tout aussi bien être de Julien que d’Alain. Seulement voilà, des deux prétendants au titre, un seul répond présent. Et les absents ont toujours tort. C’est donc à Julien que je décide d’annoncer l’heureux événement.

En sortant du cabinet, je compose son numéro de portable et lui propose de déjeuner ensemble ce midi. Je lui laisse entendre que j’ai une grande nouvelle à lui annoncer.

— Tu… Tu as retrouvé la mémoire ? demande-t-il d’une voix blanche.

— Non, mais j’ai trouvé autre chose !

Il me presse de lui dire ce que c’est, il semble légèrement inquiet. Je le rassure, je lui promets qu’il saura vite de quoi il s’agit, si tant est qu’il vienne me rejoindre pour un déjeuner en tête à tête.

Quelques instants plus tard, nous sommes attablés l’un en face de l’autre et Julien ne tient pas sur sa chaise.

— C’est quoi cette nouvelle ?

Sans cesser de l’observer, je lui réponds en affichant mon plus beau sourire :

— Une bonne nouvelle !

— Mais encore ?

De toute évidence, il est tendu.

— Je suis enceinte.

Voilà. C’est dit. J’attends la réaction. Qui ne tarde pas.

D’abord il pâlit, la bouche tombe, les yeux s’écarquillent, le visage s’allonge. À première vue, il ne s’attendait absolument pas à cela. Quelques secondes s’écoulent dans un silence total, Julien me fixe d’un regard absent, j’affiche celui de la bécasse radieuse qui couve son œuf. Il se secoue enfin, tente un sourire, bredouille quelques mots :

— C’est… C’est merveilleux…

Tu parles ! On dirait que je viens de lui annoncer une catastrophe mondiale.

Je sors le grand jeu : la moue démesurément stupéfaite, les yeux outrancièrement affligés, je minaude d’une voix ridiculement aiguë :

— Tu n’as pas l’air content…

Il se défend :

— Si, bien sûr que si ! C’est juste que…

Il soupire. Puis m’explique :

— C’est idiot, mais un jour nous avions fantasmé sur le fait d’avoir un bébé. On avait imaginé toute une série de choses, parmi lesquelles la façon dont tu m’annoncerais que tu étais enceinte. Je me souviens, tu m’avais dit que tu prendrais ta plus belle plume et que tu m’écrirais une lettre, une lettre pour me décrire ta journée, ton état d’esprit, tes émotions, tes espoirs. Une lettre que l’on pourrait relire des années plus tard et retrouver, intact, le décor de notre existence telle que nous la vivions à cet instant précis. Nous aurions ainsi donné à nos lettres le pouvoir de remonter le temps, l’extraordinaire faculté de…

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

Julien s’interrompt et m’interroge du regard. Je précise :

— Le pouvoir de remonter le temps… Tu fais référence à quoi ?

— Au roman d’H.G. Wells, que ton père te racontait quand tu étais plus jeune… Tu as toujours rêvé de cette machine alors qu’elle est là, à portée de main. À portée d’esprit.

— La mémoire ?

— Non, ta plume. L’écrit est la plus incroyable machine à explorer le temps. C’est le pouvoir des mots. Les mots que l’on couche sur du papier et qui bravent les saisons, parce qu’on les retrouve intacts des années plus tard et qu’en les relisant, l’univers dans lequel ils ont été transcrits se reconstitue au fil de la lecture.

— OK, j’ai compris le principe. Je t’écris cette lettre. Et ensuite ? Je te la donne ?

— Non. Tu me l’envoies par la poste.

— Je te l’envoie par la poste ? Alors que nous vivons ensemble ?

— Nous sommes deux amoureux de l’écrit, Zoé, j’aurais adoré apprendre que je suis papa par une lettre de toi. Les écrits restent, les paroles s’envolent, tu es bien placée pour le savoir.

Je hausse un sourcil irrité.

— Ne le prends pas mal, poursuit Julien, mais la situation que nous vivons en ce moment est la preuve de tout ce que je te dis. Tu n’as plus aucun souvenir. Les souvenirs par définition sont des images immatérielles qui se transforment, s’altèrent et se métamorphosent avec le temps, parfois même elles disparaissent complètement. Alors que les écrits demeurent à jamais fidèles à l’esprit qu’ils livrent entre les lignes… J’aurais tellement aimé pouvoir tenir entre mes mains une lettre qui m’annonce que je vais être papa.

Julien est lyrique, il s’envole sur les ailes d’une missive aux pages gribouillées de rêves. Je me saisis de mon lance-pierre et lui décoche un caillou en plein dans la chimère :

— Donc tu n’en savais rien.

Ma remarque le désarçonne complètement.

— Pardon ?

— Tu ne savais pas que j’étais enceinte.

Il hésite, m’observe avec une évidente perplexité, semble chercher ses mots. Quand il parle enfin, sa réponse sonne comme un aveu.

— Non. Je n’en savais rien.

— Je suis enceinte de neuf semaines. Penses-tu qu’il soit plausible que moi non plus, je n’en sache rien ?

— Comment veux-tu que je te réponde ?

Ben oui ! Comment veux-je qu’il me réponde ? Comment veux-je qu’en vivant avec moi et sur le point de nous unir pour le meilleur et pour le pire, il ait connaissance d’une chose si fondamentale, tellement bouleversante, à ce point intime qu’elle a sans aucun doute modifié mon comportement, mon état en général et, en admettant même que je n’avais aucun des symptômes qui marquent une grossesse (nausées matinales, montée hormonale, etc.), mon attitude envers lui.

Pourquoi ne lui ai-je rien dit ?

Peut-être tout simplement parce que, contrairement à cet instant précis – et la précision de ce moment est capitale puisqu’elle marque un tournant notable dans les relations que j’entretiens avec mon entourage, les autres et leur version des faits, ce que l’on me dit et ce que l’on me tait –, contrairement à cet instant précis donc, je savais pertinemment que la nouvelle n’allait pas lui plaire. Chose plutôt surprenante puisque, pas plus tard qu’il y a deux jours, nous avons évoqué notre désir commun d’avoir des enfants.

Ou peut-être que mon ignorance du passé me rend complètement parano…

Je ne suis pas sûre de bien comprendre, raison pour laquelle je m’appuie sur des faits avérés : on peut rationnellement penser qu’une femme normalement constituée – et nonobstant mon petit problème de mémoire, par ailleurs tout à fait passager, je me targue de l’être –, une femme normalement constituée remarque un retard de règles une semaine après la fin de son cycle. Si l’on compte les deux semaines qui précèdent et qui font partie inhérente du cycle en question, on peut naturellement en déduire qu’une femme enceinte prend connaissance de son état lorsqu’elle en est déjà à trois ou quatre semaines de grossesse.

En cet instant précis, mon amnésie date d’il y a quatre jours, disons donc une demi-semaine. Coupons la poire en deux : si j’ôte quatre semaines aux neuf semaines du fœtus, j’en conclus que j’étais probablement au courant de mon état durant cinq longues semaines. Trente-cinq jours environ. Trente-cinq jours à vivre aux côtés d’un homme, dormir dans son lit, préparer notre mariage, faire des projets d’avenir.

En cet instant précis également, je suis persuadée d’une chose : si je n’ai rien dit à Julien au sujet de ma grossesse, c’est tout simplement parce que j’avais de bonnes raisons de supposer que l’enfant n’était pas de lui.

En cet instant précis toujours, une petite voix me souffle de garder mes suppositions pour moi. C’est la raison pour laquelle mes cils se transforment en papillons qui battent l’air de leurs ailes graciles, mon regard se fait brûlant, j’affiche un sourire rayonnant.

— Tu es content ?

— Très ! murmure Julien en tentant désespérément de ravaler l’énorme boule qui semble coincée dans sa gorge.

Mon sourire se fait sensuel et, par-dessus la table, j’attrape ses deux mains que je serre fort dans les miennes.

— Moi aussi ! dis-je d’une voix langoureuse.

À se mentir comme nous le faisons en cet instant précis, j’ai comme l’impression qu’on est mal barrés tous les deux.

Et sincèrement, en cet instant précis, je ne sais pas encore à quel point !