Chapitre 43

Une bouffée d’images envahit à nouveau mes pensées qui, bientôt, dégoulinent, bavent sur la surface trop lisse de ma mémoire. Mathias. Des lettres aussi. Celles de l’alphabet, des A, des T, des S, quelques E, et puis toutes les autres qui dansent, se rassemblent, me racontent un vieil homme et un chien, forment des mots, la voix de mon frère, ça se mélange… Pour finir sur le visage d’une jeune fille. Elle est blonde, cheveux bouclés, coupés au carré, une figure tout droit sortie d’un tableau de Renoir, la rondeur, la douceur, les yeux en forme d’amande, des joues comme des petits pains au lait, une bouche charnue, pleine, gourmande. Couleur fraise écrasée.

Ce doit être Fanny.

Rien de neuf sous le soleil, cette histoire je la connais, Mathias me l’a racontée pas plus tard qu’hier.

Ça ne marche pas.

Ce n’est pas le chocolat.

De dépit je croque dans le cœur du Caprice, un coup de dents qui a tout d’un coup dans l’eau. Le chocolat est avalé, la pilule pas encore tout à fait. Je me délecte des derniers relents de cacao qui languissent encore dans le fond de ma gorge, maigre consolation, chocolat au lait écrémé, c’est du light, de la friandise de régime. Un goût d’amertume. Dans la foulée, je ravale ma déception, une autre manière de déguster, parce que l’espace d’une seconde j’y ai cru, ça aurait pu marcher, pourquoi pas.

Proust avait ses madeleines, j’aurais eu mes chocolats.

— Bien ! dis-je en me levant.

— Ça va aller ? demande la concierge encore un peu soucieuse.

J’opine, je souris, merci.

Un soupir et puis tant pis.

 

Ce soupir-là, je m’en souviendrai toute ma vie. C’est toujours un léger souffle qui annonce les plus violentes tempêtes. Celui-là précédait un ouragan. En soupirant, j’exhale mon regret et l’air qui traverse ma gorge ravive la fragrance amère du chocolat, l’aiguise et l’enflamme. Une chaleur mordante se répand dans ma bouche, commence par attiser cette sensation de gâchis jusqu’à ce que je comprenne deux choses. D’abord que Fanny, je ne l’ai jamais vue, je ne peux rien savoir de ses petits pains au lait d’amande couleur fraise écrasée. Ce visage-là n’est pas sorti du récit de mon frère, il est bel et bien sorti de ma mémoire. C’est un souvenir. Un souvenir personnel.

Ça, c’est la première chose, la tempête qui déjà ravage mon esprit.

La seconde, c’est l’ouragan. Cette sensation de chaleur, cette ardeur qui enfièvre mes papilles gustatives, c’est un souffle, oui, un souffle brûlant. Le chocolat me brûle le fond de la gorge, là, juste derrière la luette, presque dans le larynx. Essayez, vous verrez ! Ou plutôt vous sentirez ! Prenez un morceau de chocolat, de préférence du chocolat noir. Aspirez-le, savourez-le, laissez-le fondre lentement dans votre bouche que son goût de cacao, son amertume, cette saveur au parfum à la fois âcre et sucré vous imprègnent. Laissez-le ensuite s’épandre jusqu’au fond de votre palais, envahir votre gorge et lentement couler dans votre trachée.

Le goût est là mais il y a plus. Comme un arôme qui grignote, qui mordille, qui embrase.

La brûlure du chocolat.

Ce n’est pas après un bout de ficelle que je cours. C’est après un bout de chocolat !

Je sais maintenant ce que ça signifie, et ça n’a absolument rien de métaphorique ! Moi qui la voyais comme une approche lyrique ou pseudo-symbolique, cette brûlure du chocolat, l’emblème de ma fantaisie littéraire, jeux de mots, lapsus et esprit de la langue française, celui qui se joue de notre instinct et de notre inconscient…

Je vois une friandise amère dont je signe la recette d’un indigeste succès.

Je vois un test de paternité dont le code s’habille de visages et de noms.

Je vois Mathias qui embrasse Fanny avec passion.

Je vois ma sœur qui porte l’enfant d’un homme qui n’est pas son mari.

Je nous vois, moi et Alain, dans la boutique d’un chocolatier, louchant sur une débauche de pralines, une pléiade de massepains, une horde de caramels, des chocolats de toutes les formes et de tous les goûts, dégustant les uns puis les autres, savourant les couleurs, commentant les saveurs… Et Alain qui me dit :

— Tu sens dans le fond de ta gorge, là, juste après avoir avalé la dernière bouchée, quand le chocolat ne laisse plus qu’un souvenir amer sur ton palais et que le souffle d’un soupir vient caresser l’âcreté de son parfum… C’est chaud, presque corrosif, ça embrase toute ta bouche…

Et moi je lui réponds :

— Avais-tu déjà remarqué qu’un seul S différencie le terme embraser du mot embrasser ?

— C’est parce qu’une bouche qui s’embrase demande juste à être embrassée, me répond-il en riant. C’est ce qu’on appelle « la brûlure du chocolat ».

Il m’embrasse avec passion et moi je m’embrase de ce baiser au goût de chocolat. Puis, quand nos bouches se séparent, il poursuit :

— Chaque fois que tu mangeras un bout de chocolat, ce sera comme un baiser que je t’enverrai.

Les images se bousculent dans ma tête, comme un retour de vacances le dernier jour avant la rentrée. Ça bouchonne, ça piétine, ça klaxonne, un tintamarre d’enfer qui me vrille les tympans…

Et puis soudain ça s’estompe.

Quelques notes de musique étirent la douceur d’un fil auquel je m’accroche. Bientôt une mélodie s’élève du fond de ma mémoire, le refrain d’une époque, la mélodie d’une saison, Jacques Brel à qui il fallut bien du talent pour être vieux sans être adulte, les Rita Mitsouko Martia éllé béllé, le Sparring Partner de Paolo Conte, Dr. John qui promène son spleen créole dans Bourbon Street, Tom Waits qui hurle les chalalala d’une Jersey Girl, Ma plus belle histoire d’amour de Barbara c’est vous, Smooth de Santana, Mathias se trémousse sur Dalila, parolé parolé parolé, Lizzy Mercier Descloux qui reprend My Funny Valentine, j’adore, No surprise de Radiohead, je pleure sur l’Adagio d’Albinoni, Somethin’ Stupid, et aussi Joe Cocker je craque et n’oublierai plus jamais promis juré craché, encore Tom Waits avec Ol’ 55, et puis papa et maman qui dansent sur Only You

Tout est revenu. D’un bloc. Comme une lumière qui brutalement éclaire un recoin plongé dans l’obscurité depuis trop longtemps. C’est aveuglant. C’est même impitoyable. Alors je me dis que si ne pas savoir est un châtiment de tous les instants, savoir est parfois pire encore.

Et ça, maintenant, je le sais.