L’église est pleine à craquer. Ma robe aussi mais j’ai arrêté de faire chier mon peuple : quoi que je fasse, l’étroitesse de ma toilette n’est que l’expression métaphorique de la situation dans laquelle je me trouve, je suppose que tout le monde l’a bien compris.
En deux mots : je suis coincée.
De toute façon, sachant ce que je sais et éprouvant ce que j’éprouve, je n’ai plus vraiment le choix de l’heureux dénouement, genre : « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. »
Quoique…
Me trouvant sous le porche d’une église en robe de mariée avec un polichinelle dans le tiroir, j’ai beau soutenir le contraire, j’en prends tout de même dangereusement le chemin.
C’est un mariage comme on en voit dans les films, qui eux-mêmes synthétisent la réalité dans l’immuabilité des composantes. Je ne dis pas que tous les mariages se ressemblent, mais il y a tout de même certaines choses qui ne varient pas, et je ne parle pas seulement de l’oncle adipeux qui dégouline de sueur en quittant une Salsa du démon farandolée pour rejoindre, le souffle court, ceux qui sont restés à table et leur en raconter une bien bonne dont ils souriront avec circonspection, ah là là, sacré Roger, il ne changera donc jamais. C’est l’occasion de revoir tous ces gens qu’on n’a plus vus depuis des lustres, se donner des nouvelles qu’on n’écoute que d’une oreille parce que, dans le fond, on s’en tape tout de même un peu, et ton boulot ça marche tu es toujours dans le marketing ah non pardon je ne sais pas pourquoi il me semblait que tu bossais dans le marketing ah bon tu es comptable ah ben oui en effet ça n’a rien à voir. On se complimente tout haut sur des toilettes qu’on trouve à chier tout bas, on se regroupe par clans sans tenir compte du plan de table que les mariés ont mis des heures à dresser en espérant que les familles se mélangent, c’est pas parce que ces deux-là ont décidé d’unir leur destinée qu’on est obligés de se taper le cousin geek ou la copine d’enfance bobo toute la soirée. De toute façon, on ne se reverra plus avant le prochain mariage à moins que ce ne soit un enterrement.
Je soupire. Et je me dis : « À quoi j’échappe, tout de même ! »
Les invités sont répartis de part et d’autre de l’allée centrale, quelques paparazzi stationnent sur les marches de l’église, Julien patiente devant l’autel, mon père piétine à mes côtés. Nous attendons les premiers accords de la marche nuptiale pour que, d’un bras tutélaire, il puisse me remettre en main propre à mon époux.
Quand je dis « en main propre », ça n’engage aucunement la transparence de ses actes. C’est juste une manière de dire : « de façon directe ».
« Sans intermédiaire ».
Quoique, dans le lot, mon père reste encore parmi les moins corrompus.
On peut même le ranger dans la catégorie des victimes.
— Comment tu te sens ? me demande-t-il d’une voix nerveuse.
— J’ai connu mieux.
— Moi aussi.
Je vérifie sa tenue, son nœud papillon, il m’observe avec une circonspection mêlée de tristesse.
— J’aurais préféré que tu te maries dans d’autres circonstances…
Cette fois, c’est moi qui réponds :
— Moi aussi.
— Tu n’as toujours aucun élément qui te mette sur la piste de tes souvenirs égarés ?
J’ai surtout une grosse boule dans la gorge. Toujours affairée sur son nœud papillon, je lève les yeux et nos regards se croisent. Il me dévisage comme s’il tentait de lire en moi, déchiffrer les sentiments qui m’animent. La prudence me chuchote de baisser la tête, de me dérober pour quelques instants encore au chagrin que je m’apprête à lui faire, mais s’il me reste une once de dignité, je lui dois l’honnêteté d’un regard direct. Sans intermédiaire.
Un regard en main propre.
Nos yeux s’accrochent l’un à l’autre et papa comprend qu’il se passe quelque chose.
— Tu… Tu te… souviens, n’est-ce pas ? murmure-t-il avec émotion.
J’esquisse un pauvre sourire.
— Papa…
Un voile gris se dépose sur son visage. C’est lui qui baisse la tête.
— Tant que tu m’appelleras comme ça, le passé n’a pas d’importance.
— Tu le savais ?
— Depuis longtemps.
— Pourquoi tu n’as rien dit ?
— Parce que ça ne change rien.
— Mon papa !
Je me jette dans ses bras, il me serre fort contre lui et dans son cou, j’écrase un dernier remords pour ce que je m’apprête à faire.
À l’intérieur de l’église, les premières notes de la marche nuptiale retentissent triomphalement. Papa redresse mon visage, me sourit et, avec une élégance infinie, me présente son bras.
— Fais ce que tu as à faire.
Nous avançons à pas comptés vers la fin de cette histoire. À notre entrée, l’assistance se tourne vers nous, multitude bigarrée de toilettes raffinées. Des sourires s’ébauchent, des yeux s’embuent, des gorges se nouent, tous ces visages qui resurgissent d’un endroit de mon passé, des lieux qu’il m’est enfin possible de visiter maintenant que ma machine à explorer le temps est retapée… Je les situe tous d’un simple coup d’œil, avec leurs noms, leurs prénoms, leurs places dans mon existence, leurs histoires. Parents, frère et sœur, amis, collègues, tantes et oncles, cousins, relations, belle-famille, voisins, neveu du voisin de la collègue de maman… Ils sont tous là. Beaucoup de monde du côté de Julien aussi, de la famille lointaine, des tantes Odette à la pelle, de la porcelaine à petits pois bleus qu’on entasse dans les armoires et qu’on ne sort qu’aux grandes occasions. Ce qu’on appelle « le beau service ». Celui qu’on sert pour faire joli.
Allons bon. Voilà que je deviens cynique !
Un peu plus loin sur la gauche, j’aperçois une bande de vieilles copines du lycée. Elles m’adressent des sourires hystéro-orgasmiques en agitant les mains façon parkinson, « coucou c’est nous, tu te souviens quand on beuglait comme des génisses en chaleur chaque fois qu’on croisait un garçon, waouh, c’est trop top tout ce qui t’arrive qui l’aurait dit qui l’aurait cru Lustucru ! ».
Quelques pas encore. Liliane Lefebvre. L’œil assassin. Ça fait un quart d’heure qu’elle poireaute dans l’église, elle trépigne déjà de pouvoir sortir fumer sa cigarette. Elle ne tiendra pas l’office. D’office. Les paris sont ouverts. Elle me suit des yeux et dans son regard je lis quelque chose du genre : « Faut qu’on cause ma belle parce que tu ne vas pas t’en tirer comme ça ton manuscrit je le veux sur mon bureau lundi à la première heure avant ton départ tu n’as pas le droit de me faire ça je te préviens je ruine ta carrière jusqu’à la quatrième génération si tu me fais ce coup-là. »
Dans les grandes lignes.
Et puis, juste derrière elle, celui que je cherche. Légèrement en retrait, tiré à quatre épingles, digne, élégant, mains croisées devant lui, il attend que je passe. Et aussi que ça passe. Sa place à lui c’est : second couteau, second rôle, seconde main. Le lapin qu’on sort du chapeau quand on s’y attend le moins.
Le père de mon premier amour.
Charles Nanterre.
Papa ralentit imperceptiblement. Nous arrivons bientôt à hauteur de notre voisin, il nous guette, nous scrute, nous lorgne, l’imposture déguisée et le remords enfoui. À côté de lui sa femme, Marianne, qui fut presque comme une mère pour moi. Je ferme les yeux, je lui demande muettement pardon. Mais que ce soit mon père ou elle – je suis presque certaine qu’elle aussi est au courant de tout depuis longtemps –, je les accuse malgré tout du silence pernicieux qui protège ceux qui n’ont peut-être rien fait mais qui n’ont jamais rien dit non plus. Comme une omerta de proximité.
Je lâche le bras de mon père. Celui-ci s’immobilise aussitôt et, comme si c’était prévu, comme si on l’avait maintes fois répété, se fraie un chemin parmi les invités et se fond dans la foule.
L’assistance se fige en même temps qu’un brouhaha d’incompréhension s’élève. Je m’avance vers Charles Nanterre. Je devine la stupeur générale, celle de ma mère en particulier, Zoé, bon Dieu qu’est-ce que tu fabriques, reprends tout de suite le bras de ton père, et marche vers l’autel ! Celle de Charles aussi qui me regarde m’approcher comme si j’étais le diable en personne, ses yeux s’affolent à mesure que je m’avance, il hésite, se tourne pour voir qui est derrière lui avec l’ultime et fol espoir que je ne m’arrête pas à lui.
Ben non.
C’est toi que je viens voir.
Alors le brouhaha s’évanouit dans un souffle suspendu. Temps sclérosé d’un doute qui oscille entre le tragique et le peut-être qu’on a encore une chance de rattraper la sauce. On entendrait une mouche voler. Charles jette un œil en direction de ma mère… C’est le geste de trop, celui qu’il n’aurait jamais dû faire.
À présent, je lui fais face, il me considère d’un œil rond comme s’il attendait le coup de grâce, l’insupportable appréhension que je l’achève d’un geste ou même d’un mot…
Ce sera un geste.
Je lui prends le bras et l’invite à me suivre vers l’allée centrale. Tétanisé par la surprise, il se laisse conduire comme un enfant, regarde par-dessus son épaule, appelle d’un regard affolé sa femme à la rescousse. Un peu tard pour penser à elle ! D’ailleurs, comme si elle avait tout compris, Marianne Nanterre ne bronche pas. Le visage inexpressif, elle laisse son mari marcher d’un pas titubant vers l’autel de la vérité.
Nous voilà tous les deux au centre de l’attention générale. Charles bouge avec maladresse, on dirait un pantin qui se pose là où on le met, les bras comme ci, les jambes comme ça, tenez-vous droit, regardez devant vous, allons mon vieux faites un petit effort, nous sommes à la noce, que diable ! Je saisis d’autorité son avant-bras et l’oblige à me guider. Là, tout au bout, Julien nous observe, abasourdi, il jette des regards perdus vers mon père, ma sœur, et même mon frère dont il semble avoir oublié l’espace d’un instant le statut de meurtrier de sa mère… En parlant de mère, la mienne apparaît soudain dans mon champ de vision, elle vient se placer juste devant Julien et se substitue ainsi à son image, mais l’expression du visage est sensiblement la même.
— Zoé… Que… Qu’est-ce que tu fais ?
— Je rends à chacun la place qui lui est due, maman.
— Je…
— L’usage veut que la mariée se fasse conduire à l’autel au bras de son père, n’est-ce pas ?
— Oui, mais…
— Eh bien, tu vois, je respecte l’usage. Je demande à mon père de me conduire à l’autel.