Le brouhaha reprend de plus belle, je perçois des grappes de questions qui s’évaporent en volutes d’étonnement, hein, quoi, qu’est-ce qu’elle veut dire par là, son succès lui est monté à la tête ou quoi ? Ma mère me saisit vigoureusement par le bras et tente de m’entraîner à l’écart. Mais l’écart est mince : où que ses pas nous mènent, nos invités nous encerclent.
— Tu as perdu la tête ? chuchote-t-elle d’un ton désespéré.
— Oh ben non, ce serait dommage, je viens à peine de la retrouver !
Elle me dévisage. Dans mes yeux, elle lit que la mémoire m’est revenue, que je ne lui en ai rien dit, et constate avec effroi que rien ne pourra me faire dévier de ma trajectoire. Je me suis connectée au GPS de l’audace, celui qui me mènera à mes fins. Et dans ce cas-ci, c’est une fin de non-recevoir que je lui oppose.
— Zoé, s’il te plaît, gémit-elle en me suppliant du regard. Pas maintenant, pas ici. Et surtout pas comme ça.
À mon tour, je plonge mes yeux dans les siens, je lui souris avec tendresse, puis je la serre tout contre moi. Et tandis que ma bouche frôle son oreille, je lui chuchote :
— Fais-moi confiance, maman. Quelles que soient les raisons qui nous ont conduites jusqu’ici, toi et moi, je respecte tes choix, tes silences, et même tes mensonges. Les miens n’ont rien à t’envier. Je sais de qui tenir. Mais c’est ce mariage qui ne devrait pas avoir lieu. En tout cas pas maintenant. Et surtout pas comme ça.
Je desserre ensuite mon étreinte et, pour ne pas lui laisser le temps de répliquer, je m’adresse à mes invités.
— Je suis désolée d’interrompre une cérémonie qui n’a même pas encore vraiment commencé, et aussi de vous avoir tous fait venir ici pour célébrer une union qui n’aura pas lieu. Du moins pas dans ces circonstances.
L’assistance exprime sa stupéfaction à coups d’onomatopées consternées et de regards médusés.
Ma mère devient exsangue. Elle me dévisage d’un regard incrédule, non, tu ne peux pas faire ça, dis-moi que c’est une blague ! Comme si c’était le genre de plaisanterie que je serais capable de faire en de telles circonstances.
Le curé lève les yeux de son pupitre et me considère avec stupeur : on ne la lui avait pas encore réservée, celle-là !
Et puis il y a Julien. Son visage se durcit, ses mâchoires se contractent, c’est un peu le raz de marée qui fait déborder le bourbier de notre union.
— Zoé ! hurle-t-il en arrachant son nœud papillon qu’il jette par terre d’un geste rageur. À quoi tu joues, bordel de merde ? C’est ton nouveau dada ? Tu as subitement décidé que tout se passait trop bien et qu’il fallait mettre un peu d’ambiance ? Alors tu t’es dit : et si j’annulais la cérémonie, là, juste pour voir comment ça ferait ?
— Je te prie de t’adresser à ma sœur sur un autre ton, persifle Mathias en sortant des rangs.
Julien soupire, s’apprête à répliquer… Je m’interpose :
— Ne te mêle pas de ça, Mathias ! Et toi, Julien, écoute-moi. Écoute-moi jusqu’au bout. Ensuite, c’est toi qui décideras si tu veux ou non m’épouser.
Le curé intervient à son tour :
— S’il vous plaît ! Nous sommes dans la maison du Seigneur, je vous demande un peu de retenue et de décence… Zoé, mon enfant, que se passe-t-il ?
— Une erreur de père, mon père.
— Expliquez-vous, m’exhorte le saint homme.
Je me tourne vers Julien.
— Je viens de passer une nuit blanche à me demander quelle était la meilleure chose à faire. Et même si je ne suis toujours pas certaine d’avoir pris la bonne décision, il y a en tout cas deux choses dont je suis sûre. La première, c’est que tu ne mérites pas tout ce que je t’ai fait endurer. La seconde, c’est que moi je ne mérite pas un homme tel que toi.
Je m’avance à présent vers lui sans cesser de parler.
— Cette nuit, je me suis posé beaucoup de questions, dont la plupart concernent mon passé, un passé qui n’a rien de simple, un passé qui, depuis cinq jours, me fuit comme la peste. Et il y a de quoi ! Si je devais être le passé d’une personne telle que moi, j’irais sans aucun doute me cacher au fin fond de l’oubli. Le problème, c’est que sans passé, il n’y a pas d’avenir, à peine un présent qui, crois-moi, n’a rien d’un cadeau.
Je me tourne ensuite vers l’assemblée et lui concède quelques mots d’explication.
— Lundi dernier, suite à un choc émotionnel, j’ai perdu la mémoire. Totalement. Plus de souvenirs, plus d’attaches, plus d’émotions.
La nouvelle fait son petit effet. Un bruissement de stupeur s’élève dans l’église, ça murmure, ça bourdonne, vite vite ça conjecture en rumeurs déjà avortées par mon aveu.
— Depuis cinq jours, je vis non seulement à travers la mémoire des autres, le récit qu’ils me font de mon propre passé, mais surtout à travers l’occasion inespérée que certains d’entre eux ont saisie sans trop se poser de questions, celle de réécrire l’histoire et de pouvoir réparer des erreurs. Les leurs mais également les miennes.
Je marque un nouveau temps d’arrêt pour permettre aux commentaires de s’exprimer, mais cette fois un silence religieux me prie de poursuivre.
— Entre hier et demain, il n’y a qu’une journée. Une unique journée pour relier le chemin déjà parcouru à celui qu’il reste à faire. Essayer de conjuguer la vie à tous les temps. Et cette journée, c’est celle-ci. C’est le jour de mes noces.
« Il y a cinq jours, si j’ai perdu la mémoire, j’ai également fait un choix. Celui de quitter Julien pour suivre un autre homme. Cet homme, je le connais depuis l’enfance, nous avons grandi ensemble, il vivait juste au-dessus de chez nous, il s’appelle Alain Nanterre et c’était notre voisin. Les premiers émois de l’adolescence nous ont jetés dans les bras l’un de l’autre. J’avais douze ans, il en avait seize, il représentait à mes yeux tout ce qu’un garçon peut offrir de désirable à une jeune fille de mon âge : un habile mélange de mystère et de sécurité, le confort de la familiarité, l’ivresse du secret – nous avons caché notre liaison à nos familles durant de longs mois, ça faisait très Roméo et Juliette et moi j’adorais ça – sans compter une incomparable proximité qui facilitait nos échanges. »
Je me laisse couler dans l’exquise sensation de raconter un souvenir, replonger dedans, le partager et le vivre à nouveau. La machine à explorer le temps.
« Ça a duré un an. Une merveilleuse année durant laquelle j’avais la sensation d’être l’élue d’un destin plein de promesses. Je régnais sur un cœur qui lui-même faisait battre le mien, nous portions en nous l’incroyable assurance d’être promis l’un à l’autre et le doute ne faisait pas partie de notre monde. À l’époque, j’étais totalement vierge. Sexuellement, cela va sans dire, mais surtout vierge de toute blessure sentimentale, de la peur de souffrir, de l’échec amoureux.
« Jusqu’à l’histoire du caleçon. »
Je me tourne vers Mathias et même si je m’adresse à tout le monde, c’est lui que je regarde.
« La plupart d’entre vous savent que, si on nous appelle les jumeaux, Mathias et moi n’avons biologiquement aucun lien de parenté. Il y a peu, j’ai appris à mes dépens que dans notre famille les liens du sang résonnent d’un écho très particulier. Même si Mathias est un enfant adopté, il n’en reste pas moins le garçon dont ma mère a toujours rêvé. À l’instant même où elle a posé les yeux sur lui, il est devenu son fils. C’est peut-être la raison pour laquelle il est et sera toujours mon frère, mon alter ego, mon jumeau. Je l’aime comme tel.
« Je me suis souvent demandé pourquoi Alain et moi avions tellement tenu à cacher notre idylle. L’instinct peut-être. Nous ne faisions pourtant rien de mal, même si Alain avait quatre ans de plus que moi, une différence d’âge trop conséquente de l’avis de certains et pourtant bien dérisoire quand j’y repense aujourd’hui.
« C’est Mathias qui, le premier, découvre notre liaison. Un soir, en rentrant du collège, il surprend un baiser imprudemment échangé dans la cage d’escalier des parties communes de notre immeuble, et ce secret éventé explose en lui comme une trahison : il comprend brutalement que je fréquente un univers dont il ignore tout et dont, fatalement, il se sent aussitôt exclu, la sphère énigmatique de l’amour dont les sensations, à cet âge fragile de la puberté, attirent autant qu’elles effraient. Depuis notre naissance, Mathias et moi connaissons cette intimité exclusive à l’enfance, celle que jamais plus nous n’éprouverons avec quiconque. Nous partageons tout, le lit, le bain, les rires, les pleurs, les questions, les secrets, les doutes, les goûts et les dégoûts… Entre nous il n’existe ni pudeur du corps, ni celle de l’esprit. Nous pouvons tout nous dire. Mieux encore, nous pouvons tout entendre. Nous sommes le jardin secret de l’autre. Et voilà qu’il découvre non seulement que je me suis abandonnée à l’intimité d’un autre garçon, une intimité que nous ne vivrons jamais ensemble, mais comble de la félonie, je ne lui en ai absolument rien dit, pas un mot, pas une allusion, pas même une insinuation. Pour la première fois de ma vie, j’ai gardé un secret. »
À présent, c’est exclusivement à mon frère que je parle :
« Je pense avoir une vague idée de ce que tu as ressenti, comme si j’avais moi-même déchiqueté ton cœur à coups de dents. C’était pourtant dans l’ordre des choses, ma seule faute fut d’avoir été la première à le vivre, mais à cette époque, bien sûr, je ne l’ai pas compris. Tu n’as rien dit, ni à moi, ni à Alain. Pas même à nos parents. Tu m’as juste regardée autrement, presque comme une étrangère, avec au fond des yeux cette lueur de méfiance que je ne te connaissais pas. Un regard qui me glaçait le sang chaque fois que tu le posais sur moi.
« Quelques jours plus tard, maman retrouve un caleçon égaré entre les draps de mon lit. Un caleçon qui appartient à Alain comme indiqué sur l’étiquette que Marianne Nanterre s’évertue encore et toujours à coudre à l’intérieur des vêtements de ses fils. Pourtant, jamais Alain ne s’est glissé dans mon lit, encore moins en y laissant son caleçon. La chambre de bonne des Nanterre située dans les combles de notre immeuble cachait un vieux matelas qui devint rapidement notre nid d’amour, jamais nous n’avons eu besoin de prendre de risques inconsidérés. La présence de ce sous-vêtement entre mes draps est un vrai mystère, je suis tout bonnement incapable de l’expliquer à ma mère. En revanche, munie de cette preuve irréfutable, elle exige des aveux que je suis bien forcée de faire. La trouvaille de maman fait grand bruit, provoquant une réaction totalement démesurée, une réaction dont je comprends seulement aujourd’hui la véritable raison.
« En une journée, mon univers bascule : l’histoire du caleçon est née, ma liaison avec Alain dévoilée au grand jour et ce qui ne devait être qu’une remontrance de principe de la part de nos parents se transforme en opération musclée. Les deux parties font front commun, ils prennent la décision unilatérale de nous séparer avec interdiction formelle de nous revoir. Le problème, c’est que nous vivons à un étage l’un de l’autre. Alors, Alain est envoyé en pension pour les deux années de lycée qui lui restent à faire, et moi je sombre dans le désespoir amoureux.
« J’ai mis longtemps à m’en remettre. Je ne comprenais pas la réaction de nos parents, j’étais littéralement rongée par un sentiment d’injustice qui me ravageait le cœur. J’attendais le week-end avec fébrilité en priant le ciel de nous donner l’occasion de nous revoir mais nos familles veillaient au grain et nous surveillaient de près. Les deux années se sont écoulées. Une fois son bac en poche, et vivement poussé par ses parents, Alain est parti une année à Londres pour apprendre l’anglais. C’est là qu’il rencontre Sally, une Américaine originaire de Pennsylvanie dont il tombe amoureux. L’année écoulée, elle repart chez elle et il la suit. Ils vivent quelque temps chez les parents de Sally puis s’installent à New York. Leur histoire a pris fin il y a quelques années, mais Alain est resté là-bas. Il est aujourd’hui architecte, et ses affaires marchent bien puisqu’il est en train de monter sa propre boîte d’architecture.
« Moi aussi, j’ai fini par l’oublier. Le temps a passé, les cicatrices se sont refermées, nous sommes devenus de jeunes adultes et notre adolescence est restée derrière nous… Mais j’en ai bavé. »
Mathias baisse la tête.
« Tu te souviens, il y a dix ans, lors du mariage de Lola et Hubert, nous avons terminé la soirée complètement bourrés, affalés sur les marches du perron de la salle louée pour l’occasion. On s’est mis à ressasser le passé, nos souvenirs d’enfance et nos frasques d’adolescents. Mais certains souvenirs ont un poids qui, malgré les années, pèse longtemps sur la conscience. Celui de Mowgli par exemple. Je me suis toujours sentie responsable de la mort de ton chien et, l’alcool aidant, j’ai commencé à me déballer comme un vieux paquet plein de papiers collants, je me suis mise à pleurer, à m’accuser de trahison, à te demander pardon pour ce que j’avais fait… Tu ne savais pas comment me consoler, tu étais aussi bourré que moi. Alors, confidence pour confidence, pour me déculpabiliser, tu m’as avoué que le caleçon d’Alain, c’était toi qui l’avais placé dans mon lit. On était tout le temps fourrés chez eux, rien de plus simple pour toi que de piquer un caleçon dans la commode et le cacher dans ta poche. Tu le détestais de m’avoir volée à toi, sa présence perpétuelle dans l’appartement du dessus pesait comme cette épée de Damoclès dont nous subissions le poids depuis l’enfance. Chaque jour, tu me voyais, impuissant, m’éloigner davantage de toi, garder mes secrets, taire mes sentiments, t’exclure de ma vie. Mais jamais tu ne m’aurais directement trahie. Jamais tu n’aurais été dire de vive voix à nos parents : “Zoé couche avec Alain.” Alors tu as trouvé ce moyen détourné, tu as fabriqué la preuve de notre amour et tu as laissé maman la découvrir toute seule. Tu ne te doutais pas un seul instant des dégâts que ton geste allait avoir sur ma vie et surtout sur celle d’Alain. Et quand tu as pris conscience des conséquences, il était trop tard.
« Cet aveu m’a dégrisée sur-le-champ. L’espace d’un court instant, je t’ai littéralement haï. Tu l’as vu dans mes yeux et par-delà les vapeurs de l’alcool, tu as compris que même après toutes ces années, j’allais avoir du mal à te pardonner. Tu avais raison. Tout m’est revenu en mémoire : le départ forcé d’Alain, mon chagrin, la détresse qui m’étreignait le cœur chaque jour davantage, à tel point que certaines nuits j’ai connu la vertigineuse sensation de ne jamais pouvoir m’en relever… Et puis ton indéfectible présence, ton incroyable soutien, l’énergie que tu déployais pour me tirer vers le haut, me rendre le sourire, me redonner espoir… Cette période qui avait été pour moi la preuve incontestable de la force de notre relation m’est brutalement apparue dans toute la perversion de tes agissements. Tu n’avais été présent à mes côtés que pour échapper à ta propre culpabilité.
« Ce soir-là, quelque chose s’est cassé entre nous, quelque chose que nous essayons de reconstruire depuis presque dix ans, sans jamais y parvenir vraiment. Bien sûr, l’amour que je te porte fait illusion, parce que je t’aime malgré tout, mais toi comme moi savons pertinemment que le jour où tu as mis ce caleçon dans mon lit, notre enfance s’en est définitivement allée.
« Il y a cinq jours, quand je perds la mémoire, passé le premier choc d’apprendre que tout ce qui nous lie n’existe plus pour moi, tu entrevois la possibilité de reconstruire notre relation telle qu’elle existait jadis, retrouver la complicité qui nous unissait durant l’enfance, vierge de toute blessure et de toute trahison. Alors tu ne me racontes pas le passé tel qu’il s’est réellement déroulé, tu me racontes celui que tu rêves depuis nos treize ans. La fameuse histoire du caleçon a marqué un tournant dans nos relations. Parce que depuis ce jour-là, une partie de toi vit dans un monde fantasmé, celui que tu as toi-même anéanti en me trahissant. Celui que tu brûles de faire revivre à n’importe quel prix. Nous sommes tous attachés à nos souvenirs, tant ils nous sont personnels, teintés des émotions et des sensations qui nous rappellent un temps révolu. Comme un album photo en 3D dont chaque vision diffère de la précédente, mais dont on rêve de revivre l’instant originel.
« C’est ton pari fou, n’est-ce pas ? Et tous les moyens sont bons. Y compris celui d’induire le petit garçon que tu étais dans la façon dont tu me racontes le passé. Tu as parfaitement conscience que Fanny n’est pas un Papytor miraculeusement réincarné sous prétexte qu’elle est née le jour de sa mort. Mais en me racontant cette histoire, tu évoques dans mes souvenirs perdus l’enfant que j’ai connu, celui que j’ai aimé sans condition, celui qui ne m’avait pas encore trahie. Tu savais parfaitement qu’un jour je retrouverais la mémoire. Mais tu aurais donné n’importe quoi pour revivre ne fût-ce qu’une journée, un instant, la communion parfaite que nous partagions quand nous étions petits. La seule chose que tu ignorais, c’est que cet amant dont je t’ai avoué l’existence quelques jours avant ton départ en Italie, c’était Alain.
« Il y a un peu plus de deux mois, Alain est revenu. Oh, ce n’était pas la première fois qu’il rentrait au bercail, nous nous étions déjà revus à diverses occasions lors de ses retours en France, une année il m’avait même présenté Sally et je l’avais trouvée… potable. Cette fois, c’est moi qui lui annonce mon mariage avec Julien. Il est surpris mais heureux pour moi, avec ce sourire un peu crispé, là, juste à la commissure des lèvres, de toute façon nous c’est de l’histoire ancienne, on était des gamins à l’époque, tu te souviens de nos rendez-vous clandestins dans la chambre de bonne de mes parents ? Tu parles que je m’en souviens, tous les prétextes étaient bons pour nous y retrouver, je crois que je n’ai jamais autant proposé de descendre les poubelles qu’à cette époque-là ! »
Je rigole et j’ajoute : « Descendre les poubelles pour monter au septième ciel. »
« Il n’a pas fallu une semaine pour qu’on retombe dans les bras l’un de l’autre. C’était… C’était comme une revanche sur la vie, notre passion inassouvie qui émergeait à la surface d’un désir noyé par l’intransigeance de nos parents. Une bouffée d’évasion. Au début, je me suis dit que c’était juste une parenthèse, Alain finirait de toute façon par rentrer à New York et moi j’allais épouser Julien, tout était bien clair dans ma tête, et puis comme ça au moins il n’y aurait plus ce regret lancinant qui traînait toujours quelque part en moi, entre le cœur et les poumons, envie de vivre, besoin de respirer, dans ce genre de situation on invente n’importe quoi pour se justifier et ne pas culpabiliser.
« Pas la peine de faire un dessin, les jours passaient, la date du mariage approchait et moi je replongeais dans mon adolescence, emportée par une bourrasque de sensations qui m’enivraient sans la moindre envie de réfléchir aux conséquences.
« Ne pas me souvenir d’hier, encore moins penser à demain.
« Tout se mélange dans mon cœur et dans ma tête, la passion secrète que je vis avec Alain, mon amour pour Julien qui, malgré tout, n’est pas remis en cause, les préparatifs du mariage, l’angoisse qui va avec, et cette oasis d’insouciance à laquelle je m’accroche de toutes mes forces… Alain et moi nous comprenons tellement bien, on se connaît depuis si longtemps, chaque jour notre enfance nous submerge davantage et, avec elle, les émois à présent comblés de l’adolescence.
« Les jours passent et je ne sais toujours pas ce que je veux. Un matin, en promenant notre passion, main dans la main comme deux collégiens, nous passons devant le chocolatier Neuhaus. Alain reste quelques instants songeur devant la vitrine dans laquelle des monts de douceurs chocolatées s’exposent et s’exhibent, délectable présentoir de confiseries, saveurs et délices offerts aux désirs des passants. Puis, d’un geste décidé, il m’entraîne à l’intérieur du magasin.
« Durant une demi-heure, nous goûtons à tout, les pralines, les fruits confits, les bouchées, les truffes, les macarons. Je tombe littéralement sous le charme savoureux d’une praline qu’on appelle un “Caprice”. Alain ricane, ça ne l’étonne pas, je ne suis qu’une petite fille capricieuse incapable de choisir entre un macaron et un caramel.
« Je m’informe :
— Qui est le macaron, qui est le caramel ?
— L’un fond dans la bouche et l’autre colle aux dents. À toi de choisir !
« C’est bien là le problème, je suis incapable de choisir. Et je me consume dans l’ardeur d’une dernière bouchée de chocolat.
« Alain retourne le lendemain au magasin et passe commande des chocolats pour mon mariage, ceux que l’on doit servir au moment du café. Il sait ce que signifiera pour moi chacune des pralines qui remplissent les ballotins. N’ayant à sa disposition qu’une carte de crédit américaine, il paie la facture avec la carte de son père.
— Ah ! s’exclame Charles Nanterre ! Je me disais bien que je n’avais rien à voir avec cette histoire de chocolats ! »
Sa réflexion en fait sourire quelques-uns et détend quelque peu l’atmosphère. Pour peu de temps, car je reprends :
« Quelques jours plus tard, j’apprends que je suis enceinte. J’ignore bien entendu lequel, de mon fiancé ou de mon amant, est le père de l’enfant.
— Quoi ? hurle ma mère en tombant de Charybde en Scylla.
— Zoé ! murmure mon père, abasourdi. »
Charles et Marianne Nanterre pâlissent à leur tour.
L’assistance les imite et bourdonne de rumeurs ébahies.
— Tu vois ? Je te l’avais bien dit qu’elle avait grossi !
— Elle est culottée, tout de même : se marier en blanc et nous annoncer qu’elle est enceinte !
— Je le savais ! s’écrie Malou que je n’ai pas encore vue, forcément elle est tout devant, à la place des témoins.
Elle s’avance vivement vers moi, me prend dans ses bras.
— Je te le jure que je m’en suis doutée, le jour de l’essayage, quand tu ne parvenais plus à entrer dans ta robe…
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Te dire quoi ? Fais un test de grossesse, ma chérie, tu as pris du poids ? Ma main à couper qu’on se serait à nouveau disputées !
Cette dernière phrase me remplit d’effroi.
— Ne dis pas ça ! Surtout, ne dis pas ça !
— Ne dis pas quoi ? me demande Malou, surprise.
— Que tu donnerais ta main à couper ! C’est… C’est dangereux, il ne faut pas dire des choses pareilles…
Malou me dévisage, soucieuse :
— Tu deviens folle ?
Peut-être, oui. Mais dans le doute…
— On ne sait jamais…