Chapitre 46

Je reprends mon récit :

« L’annonce de ma grossesse me remplit d’effroi. Je n’ai plus la force de faire comme si de rien n’était, vivre avec Julien, organiser notre voyage de noce, continuer de préparer ce mariage, choisir le menu de la soirée, commander les fleurs, essayer ma robe, dresser un plan de table. Et puis surtout, le doute concernant la paternité de cet enfant m’oppresse chaque jour davantage, il me faut choisir entre deux hommes dont je suis follement éprise mais dont un seul est le père de mon bébé… Le dilemme est cruel et je ne sais vraiment plus quoi faire.

— Alors, ne fais rien ! m’intime soudain ma sœur d’une voix exaltée.

La scène prend un tour burlesque. Lola se lève, le souffle court, tout le monde se tourne vers elle, à commencer par Hubert, assis juste à côté et qui lève vers elle son strabisme divergent.

— Tu t’es mise dans une situation impossible, poursuit-elle d’une voix passionnée. Pour toi mais surtout pour Julien. Sans compter ton enfant ! Tu y as pensé à ton enfant ? N’a-t-il pas le droit, lui, de connaître la vérité et de grandir auprès de son véritable père ? Tu ne peux pas leur imposer ça, ni à l’un ni à l’autre. Et tu n’as pas d’autre choix que de prendre tes responsabilités pour réparer tes erreurs. Si tu ne le fais pas, tu te condamnes aux tourments d’un doute perpétuel, la culpabilité quotidienne de vivre dans le mensonge, non seulement toi, mais aussi les tiens, ton enfant, celui que tu es censée protéger et auquel un jour tu vas devoir inculquer des valeurs fondamentales comme l’honnêteté, la loyauté et la confiance.

Un mauvais feuilleton des années 80. La tirade grandiloquente, l’idée médiocre et le poncif facile, je ne sais pas très bien ce qu’elle espère. Même le coup des valeurs fondamentales, on n’oserait plus aujourd’hui. Et comme si ça ne suffisait pas, ses mots se brisent dans un sanglot, c’est en pleurant à chaudes larmes qu’elle poursuit un mea culpa qui, en vérité, ne s’adresse qu’à son mari.

— Crois-moi, Zoé, ta vie va devenir un enfer. Chaque fois que vous vivrez des instants de bonheur, chaque fois que tu regarderas ton enfant partager un moment de complicité avec celui qu’il pense être son père, il y aura toujours ce doute qui viendra pervertir la douceur de leur relation et te rappeler qu’un jour, tu as menti et trompé ceux que tu aimes. Et lorsque la vérité sera dévoilée, parce qu’elle finit toujours par éclater, tu n’auras pas assez de ta vie entière pour leur demander pardon !

— C’est pour moi que tu dis ça ? lui demande notre mère d’une voix déchirée.

Le remords maternel vient baver sur la piètre prestation de ma sœur, et la question de maman prend totalement Lola par surprise.

— Euh… Non, pas précisément, mais…

Ma sœur hésite. Moi, je ronge mon frein, je n’ai aucune pitié pour les canards boiteux et, de plus, le tire-larmes, ce n’est absolument pas mon truc. J’en veux à Lola de faire dégouliner sa sauce poisseuse qui colle et qui pue sur le pinacle de mon histoire, merde à la fin.

Je prends le contrôle du dérapage :

— Bien sûr que c’est pour toi ! Pour qui d’autre ? Ce n’est pas la malheureuse différence d’âge qui existait entre Alain et moi et qui à l’époque soulevait chez toi des hordes de protestations indignées. L’unique problème dans cette relation, c’est que je couchais avec mon propre frère. Mon demi-frère plus exactement. Tu rejetais sur nous une faute que tu avais toi-même commise des années auparavant et dont tu n’avais pas été capable d’assumer les conséquences. Toi et Charles Nanterre ! Était-ce une passion dévorante qui vous a poussés malgré vous dans les bras l’un de l’autre ou une banale histoire de cul entre voisins ?

Maman garde le silence. Je poursuis sur ma lancée :

— La vie est ironique. Toutes ces années durant lesquelles j’ai tenté de comprendre et maîtriser cette relation étrange que j’entretiens avec Mathias, parce qu’il est mon frère sans pourtant l’être et que cette intimité que nous partagions nuit et jour éveillait en nous des sentiments étranges que pour ma part je refoulais au plus profond de moi. L’expression des corps qui se manifeste innocemment durant l’enfance, la découverte de nos différences, et puis l’éveil des sens qui nous surprend à l’adolescence, Mathias et moi nous l’avons vécu ensemble avec cette une épée de Damoclès perpétuellement suspendue au-dessus de nos têtes, parce que chez nous le tabou de l’inceste s’acquittait d’un vice qui n’existait que dans la conscience que nous avions d’être frère et sœur sans aucun lien de sang. Ce n’est que lorsque je suis tombée amoureuse d’Alain que cette culpabilité inconsciente m’a enfin quittée. Alors je me suis jetée dans cette première histoire d’amour avec toute l’ardeur que la légitimité de mes sentiments m’autorisait. J’avais le droit de l’aimer puisqu’il n’était pas mon frère !

J’ai presque envie d’éclater de rire tant la situation me semble absurde.

Maman lève vers moi des yeux embués de larmes.

— J’ai avoué ma faute à ton père il y a de nombreuses années, au moment où nous avons appris ta liaison avec Alain. Il ne comprenait pas pourquoi Charles et moi étions tellement horrifiés de vous savoir amoureux l’un de l’autre. Le choc a été terrible et il a mis du temps à me pardonner. Mais il y a une chose qui jamais n’a été remise en cause : c’est lui qui, la nuit, se levait pour te rassurer lorsque tu faisais un cauchemar, c’est lui qui chaque jour te conduisait à l’école, c’est lui qui t’aidait à faire tes devoirs, c’est lui qui te grondait lorsque tu faisais une bêtise ou quand tu étais insolente. Si ton géniteur est en effet Charles Nanterre, ton véritable père n’a jamais été personne d’autre que lui.

Pendant qu’elle parle, papa s’est approché d’elle et, tendrement, lui a pris la main. À présent, il me regarde et je lis dans ses yeux tout l’amour qu’il me porte. Un amour que seul un père peut donner à son enfant.

Juste derrière moi, Hubert se tourne à son tour vers ma sœur. Je gage que le happy end va être écœurant, je le vois déjà prendre la main d’une Lola toujours en pleurs, elle lui jette un regard meurtri, il lui sourit, la serre contre lui, beurk ça pue le roman à l’eau de rose et après on m’accuse d’écrire des platitudes, un ramassis de lieux communs, un dictionnaire dans le désordre, une insulte aux étrons…

— C’est tout ce que tu as trouvé pour me surprendre ? lui dit-il froidement.

Lola écarquille ses yeux larmoyants et tout le monde suspend son souffle.

— Trouve autre chose, ajoute-t-il ensuite avant de tourner les talons et quitter l’église sans un regard en arrière.

Pour le coup, j’en reste sans voix. Ma sœur aussi d’ailleurs, qui regarde son mari disparaître derrière la lourde porte, le menton tremblotant d’impuissance, va-t-elle s’élancer derrière lui ? Non, elle ne bouge pas. Tous les yeux sont rivés sur elle, ça déborde de compassion, la pauvre, quel mufle, et dans une église en plus ! Je pousse un soupir de soulagement : la sortie d’Hubert vient de sauver mon récit d’un dénouement parfaitement navrant. Quant à ma sœur, j’ai de la peine pour elle mais tant pis : faut pas venir mettre ses orteils grassouillets dans mon joli plat en céramique à lignes vertes.

Pour ma part, j’achève le chapitre des paternités douteuses :

— Je ne peux me résoudre à imposer à l’un d’élever l’enfant de l’autre. Je décide donc d’effectuer un test de paternité et de m’en remettre au hasard de la vie : je suivrai le père de mon enfant. Je fais des recherches sur Internet, note l’adresse d’un site qui effectue ce genre d’analyses même lorsque le fœtus en est au tout début de sa gestation. Je me rends ensuite chez mon gynécologue et nous effectuons les tests de paternité. J’étais censée recevoir les résultats avant la date du mariage… Je n’ai encore rien reçu. Le suspense reste donc entier.