Il règne dans l’église un silence de plomb. On entend les mouches voler et aussi le curé qui, bientôt, se racle la gorge.
— Excusez-moi… Pour la cérémonie… Que… Que faisons-nous ?
— Je suis désolée, mon père. La cérémonie n’aura pas lieu. Mais si vous pouviez me laisser encore quelques instants, juste le temps pour moi d’achever ma confession… Cela m’aiderait beaucoup.
Le curé soupire. De toute façon, après tout ce que je viens de dire, pas la peine de se voiler la face, c’est mort, plus rien à faire. D’ailleurs j’y pense, j’enlève mon voile, raconter ma vie en robe de mariée avec un voile sur le visage, il y a mieux pour la crédibilité.
Même si ma requête n’est pas très catholique, le curé regarde autour de lui, mesure le chaos qui règne dans nos esprits et décide de ne pas en rajouter.
Il hoche la tête.
— Le prochain mariage est prévu dans une heure.
— Merci, mon père.
« J’en suis là. J’aime un homme avec lequel je vais bientôt me marier, j’en aime un autre qui a inventé pour moi la machine la plus sophistiquée au monde, celle qui remonte le temps. Avec le premier, je m’engage sur la voie du serment, ça devient sérieux. Avec le second, je batifole joyeusement dans les contrées insouciantes de ma jeunesse. Entre passé et futur, mon cœur balance et le présent se trouble d’un émoi défendu.
« Je dois faire un choix.
« Un coup de tête, un vent de panique, je ne veux pas m’engager, je veux arrêter le temps… Et puis, l’instant d’après, je m’accroche désespérément aux parois de certitudes que m’offre Julien, la sécurité d’une promesse qui durera toute la vie.
« L’ivresse de l’imprévu opposé à la quiétude de la stabilité.
« Alain doit rentrer à New York. Il ne peut plus repousser son départ, voilà plusieurs semaines qu’il retarde l’échéance, c’est maintenant à moi de prendre une décision. “Je t’attendrai jusqu’à 15 heures à l’aéroport devant le guichet d’enregistrement, me dit-il en m’enveloppant de ce regard qui, depuis l’adolescence, fait chavirer mon cœur. Tu es la seule à savoir ce qui est le mieux pour toi et personne ne peut décider à ta place, ni moi, ni Julien. Si à 15 heures tu n’es pas là, j’aurai compris.”
« Je suis littéralement déchirée, incapable de savoir ce que je veux, d’agir, de prendre la bonne décision. Il y a l’enfant que je porte, et le doute intolérable qui m’assaille chaque fois que je m’interroge sur la paternité de mon bébé. J’ai envie de penser qu’il est d’Alain parce que la coïncidence est trop cruelle. Sans que je n’en sache rien, l’histoire se répète sans cesse, comme une malédiction, l’héritage d’une faute dont je n’ai pas à endosser la responsabilité. Aujourd’hui, je dois pourtant me rendre à l’évidence, je suis bel et bien en train de reproduire le schéma parental : imposer à mon mari d’élever un enfant qui n’est peut-être pas le sien.
« À tout cela s’ajoute un poids que je ne me sens plus la force de porter, un autre secret qui chaque jour m’accable davantage. »
Je me tourne cette fois vers mon éditrice, Liliane Lefebvre.
« Tu le trouves nul, mon dernier manuscrit ? »
Elle ouvre de grands yeux effarés, regarde autour d’elle comme si elle attendait des secours, qu’est-ce qu’elle nous fait là, la petite, on se calme ma chérie je n’ai rien à voir là-dedans moi !
— Zoé, on peut se parler deux secondes ? demande Julien en me saisissant par le bras pour m’emmener à l’écart.
— Laisse-moi. Cette comédie a assez duré.
— D’accord, on fera comme tu voudras. Mais j’aimerais qu’on en discute tous les deux avant de prendre une décision irrévocable.
Liliane s’approche de nous, le regard soucieux et les sourcils froncés.
— De quoi parlez-vous ?
— Tu vois, c’est trop tard, dis-je à Julien en me dégageant de sa poigne.
Je me tourne vers elle, elle va vite comprendre le scandale que je lui offre sur un plateau d’argent.
— C’est normal s’il est nul, ce manuscrit : c’est moi qui l’ai écrit.
— Je m’en doute, glousse-t-elle sans bien comprendre où je veux en venir. On ne peut pas toujours être au top…
— Je ne l’ai jamais été.
— Ne dis pas de bêtise, mon chou. Le petit laïus que tu viens de nous faire m’a ouvert les yeux, j’étais à cent lieues d’imaginer que tu étais dans une telle tourmente sentimentale et familiale. Je comprends mieux la piètre qualité de ton roman. Mais ne t’inquiète pas, nous…
— Tu ne m’as pas comprise, Liliane. « Molles Dragées » est bien de moi. J’ai signé Zoé Letellier, j’aurais tout aussi bien pu le signer Zélie Laure. Amères Friandises en revanche, ce n’est pas moi qui l’ai écrit.
Un long silence. Liliane me dévisage d’un regard inexpressif et, disons-le, un peu las.
— Cette petite a reçu un coup sur la tête, n’est-ce pas ? demande-t-elle en se tournant vers ma mère.
— Non, elle a subi un choc émotionnel qui l’a plongée dans une amnésie rétrograde passagère.
— De toute évidence, il lui en reste des séquelles.
— Si seulement c’était vrai ! dis-je d’un ton qui ne laisse aucun doute sur la bonne santé de mon état mental.
Liliane soupire.
— Tu peux être plus précise ?
— Le véritable auteur d’Amères Friandises, c’est Julien.
Liliane tourne vers mon ex-futur mari un œil rond et abasourdi.
— C’est ridicule, glousse-t-elle en haussant les épaules.
— Je vous remercie ! profère Julien d’un air pincé.
— Ne le prenez pas mal, mon petit Julien, mais vous êtes journaliste, pas écrivain.
— Il faut croire que l’un n’empêche pas l’autre.
— C’est pourtant l’exacte vérité, dis-je d’une voix ferme. Julien est l’auteur d’Amères Friandises, du premier mot jusqu’à la dernière ligne. Le problème justement, c’est qu’il est journaliste, critique littéraire de surcroît. Trop connu dans le milieu de l’édition pour être lu avec objectivité. Au moment où il met un point final à son manuscrit, il se pose beaucoup de questions sur la façon dont ce roman va être accueilli. Lui qui a tant de fois porté un jugement critique sur nombre d’ouvrages romanesques est sur le point de mettre à son tour sa tête sur le billot du milieu littéraire. Ça fait partie du jeu et il en accepte les règles. Une chose toutefois le laisse dubitatif : la partialité avec laquelle lui-même sera jugé. Ce livre qu’il vient d’écrire sera-t-il traité comme n’importe quel roman ? À commencer d’ailleurs par la décision d’un éditeur de le publier ou non. Le dilemme est le suivant : s’il est publié, il y a de fortes chances pour qu’on l’accuse de piston, magouille et copinage. S’il n’est pas publié, ne sera-t-il pas lui-même tenté de douter de la neutralité avec laquelle son livre aura été appréhendé ? Julien se fiche de la gloire. Ce qu’il souhaite, c’est d’être jugé à sa juste valeur.
Liliane m’écoute en silence, et l’expression de ses traits définit une certaine horreur.
— On en a beaucoup parlé. Et on a décidé que ce serait moi qui le signerais. Du nom de Zoé Letellier afin de ne pas faire de confusion avec Zélie Laure. Et même si le livre génère quelques droits d’auteur, nous en profiterons en couple. Nous sommes tous les deux aux commandes d’un bolide littéraire : j’en suis la carrosserie, Julien en est le moteur. Le problème est donc réglé.
Je soupire comme si j’allais annoncer la pire des catastrophes :
— Nous étions à cent lieues d’imaginer le succès qu’il allait connaître.
— Vous n’aviez pas le droit, murmure Liliane en serrant les dents.
— On a pris le gauche.
Oui, bon, d’accord, ma réponse n’est pas très subtile.
Liliane farfouille dans son sac, trouve son paquet de cigarettes et s’en allume une.
— Il est interdit de fumer dans l’église, fait remarquer le curé.
Elle le fusille du regard, tire avec avidité une bouffée illicite, recrache nerveusement la fumée dans ma direction. Puis, d’un geste excédé, elle balance son mégot par terre et se plante devant moi :
— Nous réglerons le problème d’Amères Friandises plus tard. En attendant, je te donne quinze jours pour me pondre un manuscrit digne de ce nom dont tu auras toi-même écrit chaque paragraphe, chaque mot et chaque virgule ! Et pas un petit manuscrit à la con qui ne comporterait qu’une centaine de pages. Je veux un minimum de deux cent cinquante pages, tu m’as bien comprise ! Je le veux lundi en quinze sur mon bureau. Et je te préviens : si ce n’est pas un best-seller, je te vire !
Puis elle sort de l’église d’un pas outré. Au moment où la porte se referme derrière elle, la rumeur s’élève et chacun commente d’une opinion personnelle et forcément perspicace la révélation dont il vient d’être le témoin.
— Ça ne m’étonne pas, c’était tellement différent de tout ce qu’elle avait écrit jusqu’alors…
— Je m’en suis toujours douté.
— Je te l’avais bien dit que c’était bizarre, le fait qu’elle décide subitement de signer de son vrai nom. Je te l’ai dit, oui ou non ?
— Tu crois qu’on aura tout de même droit à la réception ? Il est bientôt midi et je commence à avoir faim !
Julien s’approche de moi.
— Tu n’aurais pas dû. Pas comme ça.
— Il y a beaucoup de choses que je n’aurais pas dû faire comme ça. S’il vous plaît, dis-je ensuite à l’assemblée en élevant la voix. Je vous demande encore quelques moments d’attention, j’ai bientôt terminé.
Le silence revient aussitôt et je peux continuer :
« Amères Friandises connaît le succès que vous savez et qui, très vite, me monte à la tête. Je suis encensée par la critique, reconnue par mes pairs, adulée par le public. Je deviens l’auteur que j’ai toujours rêvé d’être. Je réponds à des interviews, je signe des autographes, je dédicace le livre à tour de bras. Et je me prends totalement au jeu : je commence moi-même à croire que je suis bel et bien l’auteur d’Amères Friandises. Galvanisée par le succès du bouquin, mon éditrice me propose rapidement un nouveau contrat pour un second roman. Julien me supplie de ne pas signer, il n’est pas prêt, il n’a pas le temps pour l’instant de se mettre à l’écriture d’un nouveau livre. Je ricane, désolée mon chéri, je ne vais pas tuer ma carrière dans l’œuf ! Et si tu n’as pas le temps, c’est moi qui l’écrirai. Après tout, ça n’a pas l’air si compliqué d’écrire un best-seller.
« Je me mets donc à la rédaction de “Molles Dragées”, pleine d’enthousiasme et d’assurance. Mais le résultat est catastrophique. Je le fais lire à quelques personnes de mon entourage, dont Malou qui, en sa qualité de meilleure amie, ne me cache pas la piètre opinion qu’elle a du bouquin. Je me vexe, la traite d’incompétente, nous nous disputons à mort et je la relève de son rôle de témoin à mes noces. Entre-temps, je suis prise dans les turbulences de ma vie sentimentale, ravagée par les doutes qui bientôt déteignent sur l’ensemble de mes choix. J’ai menti à tout le monde, mais cette fois je viens de franchir une limite : c’est à moi-même que je mens. Alors quand Alain me propose de partir avec lui, je vois là l’occasion de tout recommencer, reprendre mon existence et mes prétentions de zéro. Changer d’homme et de continent pour changer de vie.
« Ma décision est prise : je serai à 15 heures devant le guichet d’enregistrement. »