Chapitre 48

Lundi matin.

Je rassemble mes affaires. Puis j’écris une lettre à Julien dans laquelle je lui demande pardon pour tout le mal que je lui fais, j’aurais tellement aimé que les choses se passent autrement mais sans doute n’en avais-je pas le cran, la force, l’audace… Le talent. Je lui parle de mes doutes, mes angoisses, ma frustration d’auteur, ma honte d’usurpatrice. Je ne peux plus supporter de ne pas avoir écrit ce roman dont tout le monde loue la finesse de style, l’originalité de l’histoire, la complexité des personnages, la profondeur de la psychologie. Je me fais horreur. Je le rassure quant aux droits d’auteur que cette friandise, dont l’amertume me donne aujourd’hui la nausée, va nous rapporter : cet argent je n’en veux pas, je lui reverserai la totalité des gains.

Je termine la lettre par ces mots : « Si je pars, c’est sans doute plus pour me fuir moi-même. Ne m’en veux pas, je me déteste assez pour nous deux. »

Je dépose la lettre sur son bureau. J’achève d’empaqueter quelques affaires, j’emporte le minimum, de la Zoé Letellier d’aujourd’hui je ne veux rien garder. Je choisis deux jeans, deux pulls, trois tee-shirts, quelques petites culottes. Ma trousse de toilette. C’est tout.

C’est à cet instant que je reçois le SMS d’Alain. Un message ainsi libellé :

« Petit contretemps, quelqu’un à te présenter avant mon départ, urgent et important. Rendez-vous devant le Poivre et Sel à 11 h 30. »

J’essaie de le rappeler pour en savoir plus… Pas de réponse.

Je regarde ma montre : 10 h 30.

L’heure qui suit, je la passe à faire la synthèse d’un pan de ma vie auquel je m’apprête aujourd’hui à mettre un point final. J’évoque un passé, je passe le présent, j’envisage l’avenir. Je circule de pièce en pièce. Puis j’appelle mes parents, ensuite Lola, je veux leur dire au revoir, leur expliquer mon choix, leur demander pardon à eux aussi. Je leur donne rendez-vous au Poivre et Sel vers 12 h 30, histoire de ne pas courir d’un bout à l’autre de Paris, gagner du temps, ne pas me disperser. J’escompte que le rendez-vous mystère d’Alain ne va pas durer plus d’une heure, ce sera également l’occasion pour moi de le rassurer, je pars avec lui.

À 11 h 30, je suis devant le Poivre et Sel. Alain ne s’y trouve pas. À sa place, je découvre Charles Nanterre, son père. Je m’approche de lui, surprise, monsieur Nanterre bonjour, je m’attendais plutôt à voir Alain…

Alain ne viendra pas. C’est ce qu’il m’annonce.

D’accord…

Charles Nanterre sait tout, attaque-t-il d’emblée. Notre amour coupable dont il ne peut aujourd’hui, pas plus qu’il y a dix-huit ans, cautionner l’ardeur.

— Oui… Et alors ?

Je lui réplique que ce ne sont plus ses affaires. Alain et moi sommes majeurs, nous n’avons plus de permission à demander.

— Il ne s’agit pas de permission, me dit-il d’une voix usée.

Il m’explique qu’Alain lui a tout dit, ses sentiments pour moi et la ferme intention qu’il a de ne pas me perdre une seconde fois. Il sait que nous avons rendez-vous à 15 heures devant le guichet d’enregistrement.

— Que comptes-tu faire, Zoé ?

— M’y rendre. Partir avec lui. Refaire ma vie.

— Et Julien ? Et ton mariage ?

— C’est mon problème. Julien est prévenu, je lui ai laissé une lettre.

— Je ne peux pas te laisser faire ça.

Ses propos ne me touchent pas, Charles Nanterre n’a plus aucun pouvoir sur nos vies. C’est maintenant un vieux monsieur, son autorité n’est qu’un pâle souvenir de ce qu’elle fut jadis.

— Si c’est juste pour me dire ça, excusez-moi, Charles, j’ai une valise à faire.

— Tu ne feras rien et tu n’iras nulle part.

Je m’éloigne déjà, Charles Nanterre m’emboîte aussitôt le pas. Il m’explique qu’il a emprunté le portable d’Alain pour me fixer ce rendez-vous, jamais il n’aurait fait une chose pareille si ce n’avait été si grave.

Je ricane :

— Grave pour qui ? Pour vous ?

— Pour toi plus encore que pour moi.

C’est le ton avec lequel il me parle qui me fait hésiter. Je ralentis, j’hésite, je soupire.

— Vous avez deux minutes, Charles.

Alors il me dit tout. Sa relation avec ma mère à une époque où je ne suis pas encore de ce monde. Leur passion dévorante, cette force qui les pousse malgré eux dans les bras l’un de l’autre, les efforts qu’ils font pour tout arrêter, préserver leur famille, protéger leurs enfants déjà nés (Lola pour les Letellier, Alain et Laurent pour les Nanterre). Et puis la grossesse de maman, soudaine, inattendue, catastrophique.

De qui est l’enfant ? Personne ne le sait.

Charles Nanterre me parle, me raconte les circonstances dans lesquelles je fus conçue. C’est ainsi que j’apprends mon possible lien de parenté avec Alain.

Possible ?

— Non, Zoé, poursuit-il, implacable. C’est certain : je suis ton père.

Et il me tend un papier, une lettre dont l’en-tête est celui d’un laboratoire d’analyses. Une lettre datée d’il y a dix-sept ans, adressée à ma mère et qui l’informe que, suite à sa demande de test en paternité, l’échantillon TZ45L896 possède un lien certain de parenté avec l’échantillon TZ12K745.

Ce qui veut dire ?

Tout simplement que TZ45L896 est bien l’enfant de TZ12K745.

— L’un des échantillons représente mon ADN, m’explique Charles Nanterre. Le second, c’est le tien. Lorsque nous avons été mis au courant de la liaison entre Alain et toi, ta mère et moi étions consternés. Si j’étais effectivement ton père, il s’agissait d’un inceste. Il nous a fallu en être certains pour prendre la décision ad hoc. Nous avons procédé à un test de paternité en prélevant mon ADN et le tien, et le résultat fut positif. Nous avons dû vous séparer de force, sans explication car depuis tout ce temps, nous avions mis un point final à notre liaison et tenté de maintenir avec nos conjoints respectifs l’unité d’une famille dont la valeur à nos yeux surpassait notre propre passion.

Les propos de Charles tournoient dans les airs, s’allongent, se distordent, se déforment, j’apprends en même temps que mon père n’est pas mon père et que je couche avec mon demi-frère. Chacun de ses mots résonne dans mon crâne qui se vide déjà comme une baignoire, perdent leur signification, deviennent aussi creux qu’une écorce vide, je ne sais bientôt plus qui est ce monsieur qui me fait face, de qui l’on parle, à quel sujet… Ma vue se brouille. La dernière pensée qui s’accroche à mon esprit est celle d’un bébé que je porte en moi et qui est possiblement celui de… mon demi-frère ! Cette idée m’est tellement insupportable qu’il faut que je la chasse de ma tête, c’est vital… L’espace d’un instant, je me fige sur place, les traits tendus, l’aversion en suspension, puis je pousse un hurlement, un long cri d’horreur, quelque chose entre la crise d’hystérie et la répulsion.

À présent, j’ignore tout de l’endroit où je me trouve. La seule chose que je perçois avec certitude, c’est mon cœur qui semble vouloir s’évader de mon corps tant il tambourine contre ma poitrine. J’ai du mal à respirer. Je me sens mal.

Je m’écroule aux pieds de Charles Nanterre, inanimée.

Je ne serai jamais à 15 heures devant le guichet d’enregistrement. Alain m’a sans doute attendue. Puis, comme je ne suis pas venue, il a compris. Il a compris que j’avais choisi.

Alors il est parti et n’a plus donné signe de vie.