Chapitre 5

— Nous devons mettre pas mal de choses au point, ma chérie, m’annonce maman d’une voix grave tandis que nous roulons dans les rues de Paris.

— Oui ?

— Le docteur Meunier est bien gentil avec son traitement de souvenirs à t’injecter à doses concentrées. Seulement voilà : ta situation professionnelle ne nous permet pas de mettre beaucoup de monde au courant de ton amnésie.

— C’est-à-dire ?

— Il ne faut en aucun cas que l’information s’ébruite, articule-t-elle en scandant chaque syllabe afin de marquer la gravité de la situation. Samedi, tu épouses Julien et crois-moi, c’est ton vœu le plus cher. Ajourner le mariage serait une grossière erreur, non seulement pour vous deux mais également pour le ramdam que cela ferait dans la presse, les conséquences sur ta vie professionnelle, l’image que cela véhiculerait de toi… Tu comprends ?

J’opine du chef.

— Bon ! poursuit-elle sans pour autant paraître rassurée. Ça, c’est une première chose. Côté professionnel justement, ton éditrice ignore tout de ce qui se passe. Et pour l’instant, il est capital qu’elle continue d’ignorer que tu ne te souviens même pas de ton prénom, pour la bonne et simple raison qu’ils sont en pleines négociations pour l’adaptation cinématographique de « Molles Dragées ». Si la rumeur se répand que tu as perdu la mémoire, ça pourrait faire capoter les transactions. Tu ne serais plus une valeur sûre. Donc pour l’instant, le mot d’ordre c’est que tu vas très bien, tu as juste besoin…

Du fond de mon sac retentissent les sonneries de mon téléphone mobile, je m’en saisis et regarde le numéro qui s’affiche. Celui-ci n’est pas repris dans mon répertoire. Maman tend le bras pour s’en emparer mais j’esquive le mouvement tout en établissant la communication.

— Allô ?

— Mademoiselle Letellier ? fait une voix masculine au fort accent italien. Le traiteur Chez Léo ici… Dites, concernant les crostinis au chèvre, nous sommes en rupture de crottins, c’est embêtant si on les remplace par des cabécous ?

— Pardon ?

— Passe-moi ! m’intime maman parce que, elle le voit bien, je ne comprends pas un traître mot de ce que l’on me dit.

Je lui passe le téléphone. Elle se présente d’une voix sèche, demande de répéter, écoute le problème, le règle en deux coups de cuiller à pot :

— Ce sera parfait. Merci. Au revoir.

Puis elle me rend mon téléphone.

— Crottin ? Cabécou ? Tu peux m’expliquer ?

— Le traiteur pour le mariage… Nous avons prévu quelques amuse-bouches à l’apéritif et Julien raffole des crostinis au chèvre. Bon ! Où en étais-je ?

Elle cherche, hésite, puis reprend :

— Oui ! L’important aujourd’hui, c’est de maintenir la même version à tout le monde : ton éditrice, les journalistes, les voisins, les amis, tous ceux qui, de près ou de loin, sont censés t’approcher. Il faut tenir jusqu’à la signature des contrats audiovisuels. Et cette version, c’est que tout va très bien, tu es juste un peu surmenée, tu as seulement besoin de repos.

Elle marque une courte pause avant d’enchaîner :

— Le gros problème qui se pose dans l’état actuel des choses, c’est que plus nous mettrons de gens au courant de ton état de santé, plus l’information risque de s’ébruiter.

— Meunier a pourtant recommandé de me faire rencontrer un maximum de personnes qui me raconteraient leurs souvenirs…

— Oublie ! intime maman.

— C’est le dilemme ! soupire papa. Soit nous suivons la prescription du docteur Meunier en prenant le risque que l’un de tes proches divulgue des informations qui tomberaient dans de mauvaises mains…

— Soit ?

— Soit nous restreignons dans un premier temps le nombre de tes interlocuteurs et nous nous en tenons exclusivement à ceux en qui nous avons entièrement confiance.

— On peut toujours commencer par là, propose maman. Si ça ne donne pas de résultat, il sera toujours temps d’élargir le cercle.

— Tu es d’accord ? me demande maman.

— J’ai le choix ?

— Je pense sincèrement que c’est la meilleure solution…

— Alors faisons comme ça.

Maman semble satisfaite. Elle se tait, me considère avec espoir puis enchaîne :

— Autre chose : tu devais e-mailer à ton éditrice le texte définitif de ton manuscrit hier matin. De toute évidence, tu ne l’as pas fait…

— … Et je n’ai pas la moindre idée du mot de passe qui ouvre le fichier, dis-je en achevant de résumer la situation.

Elle acquiesce d’un signe de la tête tout en me considérant d’un œil sombre. Je demande :

— Que va-t-il se passer ?

Elle hausse les épaules en signe d’ignorance.

— Pour l’instant, on ne fait rien, on attend.

— On attend quoi ?

— Qu’elle rappelle. Dès que tu as un instant de libre, cherche ce que peut être ton mot de passe. Fais des essais sur ton ordinateur, demande à Julien, fouille dans tes affaires, parfois on note ce genre de choses sur un bout de papier qu’on garde au fond d’un tiroir… Au pire, on fera appel à un informaticien pour forcer l’entrée…

Elle fait un bref mouvement de la tête signifiant que le sujet est clos.

— Maintenant, il y a une dernière chose dont il faut que je te parle, poursuit-elle d’un ton plus soucieux encore. Hier matin, c’est-à-dire peu avant ton accident, tu nous as téléphoné, à papa et moi. Ainsi qu’à Lola d’ailleurs. Tu étais bizarre, on aurait dit que…

— Qui est Lola ?

Ma question la perturbe, elle me dévisage d’un œil dans lequel passe un éclair de découragement.

— C’est ta sœur. Ta grande sœur.

— J’ai une sœur ?

— Tu as une sœur et un frère, précise-t-elle rapidement comme s’il s’agissait d’un détail sur lequel elle ne souhaitait pas s’étendre.

Ce qui n’est pas mon cas.

— C’est génial ! Où sont-ils ? Pourquoi ne sont-ils pas venus me voir à l’hôpital ?

— Ton frère était en vacances, en Italie.

— Il ne l’est plus ?

— Zoé, chérie, j’aimerais vraiment te parler d’une chose très importante…

Elle soupire une nouvelle fois puis me concède quelques explications.

— Ton frère est rentré en catastrophe hier soir dès qu’il a eu connaissance de ton accident. Il est arrivé ce matin à Paris. À l’heure qu’il est, il doit déjà être à la maison avec ta sœur, ils nous attendent. Ce que j’aimerais que tu saches, c’est qu’hier matin, à peine deux heures avant ta perte de mémoire, tu nous as téléphoné à papa et moi, ainsi qu’à Lola, et tu nous as demandé de venir te retrouver à midi au Poivre et Sel pour qu’on déjeune ensemble. Tu semblais pressée, nerveuse… Tu avais, paraît-il, quelque chose de grave à nous dire.

Je l’écoute avec attention.

— Papa et moi étions disponibles, poursuit-elle rapidement. Lola, en revanche, ça ne l’arrangeait pas trop, elle aurait souhaité remettre le rendez-vous au lendemain, elle avait une réunion cruciale à 13 h 30 et craignait ne pas avoir le temps de déjeuner… Tu lui as alors dit que tu devais absolument la voir, nous voir tous les trois, que ça ne prendrait pas longtemps mais qu’il était impératif que tu nous parles. Lola a voulu en savoir plus, tu as refusé de lui répondre, arguant que ce n’était pas le genre de choses que l’on révèle par téléphone.

— « Que l’on révèle par téléphone » ? dis-je sans cacher mon étonnement.

— C’est la formule que tu as employée.

Elle marque ensuite une nouvelle pause et bientôt nous nous taisons toutes les deux. Au bout de quelques secondes, je secoue la tête avec fatalité : désolée, ça ne me dit absolument rien. Maman affiche un triste sourire.

— Je m’en doutais… C’est agaçant car il m’a semblé – et Lola est d’accord avec moi – que tu étais dans une sorte d’état d’urgence. Tu parlais vite et bas, un peu comme si tu craignais d’être surprise par quelqu’un…

— J’avais peur ?

— Non, ce n’est pas tout à fait ça… Mais ce dont je suis certaine, c’est que ça semblait terriblement important.

Je hausse les épaules dans un mouvement d’impuissance et maman m’adresse à nouveau un sourire, cette fois clairement dépité.

— On verra bien, murmure-t-elle à regret.

Puis, sans rien ajouter de plus, elle se retourne pour regarder droit devant elle.

À mon tour, je me retourne. À travers l’écran de la vitre arrière, c’est le film des trottoirs qui défilent à l’envers. Un peu comme le chemin qu’il me faut maintenant emprunter pour retrouver ma mémoire. L’hôpital a disparu et le décor qui s’affiche m’est totalement inconnu.

Une révélation à faire.

Un choc émotionnel.

Un état d’urgence.

J’ai l’impression que ma vie n’est pas à proprement parler un long fleuve tranquille.