Chapitre 7

Mes parents ont organisé en un temps record un véritable retour aux sources. Temps record car, hier encore, mon frère était à Rome en compagnie de trois copains, quittant la fontaine de Trevi pour rejoindre la piazza Venezia, un détour par une pizzeria, reluquer les filles, éplucher le Guide du routard, repérer la boîte dans laquelle ils iront le soir. Sauf que le soir, Mathias est dans un train, retour sur Paris en catastrophe, la petite sœur a fait un malaise, paraît même qu’elle ne se souvient de rien, maman avait l’air inquiet, faut te radiner mon grand, on a besoin de toi.

Toi, lui, il est là, devant moi. Il m’accueille avec ce regard suspicieux, c’est vraiment vrai que tu ne sais même plus qui on est ?

Je demande :

— Tu es Mathias ?

J’ai dit ça d’un ton ahuri en cherchant dans la pièce la présence d’un autre garçon du même âge, le mien, le sien aussi en l’occurrence. Mathias est grand, il me dépasse d’une tête, en longueur et en largeur, aussi blond que je suis brune, les yeux d’un vert limpide, il ne ressemble à rien ni personne, et certainement pas à moi.

À ma grande surprise, il acquiesce d’un mouvement de tête.

C’est Mathias. Mon frère jumeau.

Je suis sceptique.

Lui aussi apparemment, il ne me quitte pas des yeux, il m’observe, l’air de ne pas y croire.

— Zoé, tu… Tu ne me reconnais pas ?

Je sens l’angoisse qui monte, parce que jusqu’à maintenant ce n’était que des mots, amnésie rétrograde ça ne veut rien dire, c’est juste une marque de maladie, ça n’a pas de cicatrice, pas de plâtre, pas de pansement. Ça ne se voit pas. Moi je suis là, rien n’a changé, pareille à celle qu’il a laissée sur le quai d’un train en partance vers l’Italie il y a dix jours.

Vacances j’oublie tout.

— Désolée.

C’est la minute d’émotion. Mathias m’attire contre lui avec maladresse, il enfouit son visage dans mon cou, il cache ses larmes dans mes cheveux et ne me lâchera que lorsqu’il aura dominé son chagrin.

— C’est bon ! lance Lola agacée. Elle n’est pas morte, non plus !

Penaud, il se détache de moi mais me saisit le bras comme s’il avait peur de me perdre une nouvelle fois, et moi je lui souris d’un air con, bon Dieu, Zoé Letellier, où tu es, ma vieille ?

— On prend l’apéro ?

 

L’apéro, c’est le moment où on fait connaissance. On s’installe sur son quant-à-soi, le verre à la main pour garnir, les canapés sur la table pour meubler, on parle parfois de tout, souvent de rien, on s’informe, on s’intéresse.

Le but de la manœuvre, c’est de refaire le chemin à l’endroit. L’endroit, c’est donc l’appartement où j’ai grandi, avec juste mes parents, mon frère et ma sœur, comme avant, comme quand on était petits. Prendre l’histoire depuis le début. Sauf que le début avec eux, c’est un bout de la fin et un morceau du milieu, c’est Lola qui commence et Mathias qui conclut (mais pas au bon moment), c’est la chute avant l’intro, le dessert avant l’entrée, bref c’est du grand n’importe quoi.

— Et toi, tu fais quoi dans la vie ?

Poser cette question à sa propre sœur, c’est un peu comme ces jeux en fin de magazine, l’instruction sommaire et la solution perfide : chercher l’erreur. Mais tout le monde le joue, le jeu, et Lola ne relève pas la fantaisie de ma question.

— Je suis infirmière à domicile, je me rends chez les gens qui ont des difficultés pour se déplacer et je leur prodigue les soins dont ils ont besoin.

J’exprime mon admiration, waouh ! c’est super comme métier, tout en pensant que la vocation sociale c’est pas trop mon truc.

— Sinon je suis mariée à Hubert depuis bientôt dix ans, et nous avons deux enfants : Thomas qui a presque six ans, et Héloïse qui en a deux. Soit dit en passant, tu es la marraine de Thomas.

On dirait la présentation d’un CV pour un entretien d’embauche, la synthèse d’une situation sociale dont les maîtres mots seraient : équilibre, stabilité, constance. Autrement dit : sollicitation, nécessité, engagez-moi bordel de merde j’ai besoin de ce job !

Je fais : « Oh ! » en apprenant que j’ai un filleul. Encouragée par la chaleur de ma réaction, ma sœur s’empare de son sac, sort son portefeuille et me montre des photos de ses enfants. J’enchaîne avec des « oh » et des « ah », « ils sont mignons », « ils te ressemblent », elle poursuit avec des photos de son mari, « ah ben non ils ressemblent plus à leur papa », « et Hubert, il fait quoi dans la vie ? »

— Hubert est cardiologue.

— Ah ?

C’est un « ah ? » qui invite à développer et pourtant Lola n’ajoute rien de probant, elle se contente juste de grommeler :

— Pourtant, le cœur chez lui, c’est pas vraiment ça.

Sujet suivant.

Le sujet suivant, c’est un ange qui passe. Au ralenti. Maman en profite pour faire son entrée, les mains chargées d’un plateau sur lequel des zakouskis s’alignent au garde-à-vous, elle repère tout de suite la présence du séraphin et le chasse à coups de gourdin :

— Tout se passe bien ici ? Zoé, j’ai préparé ton plat préféré, gigot d’agneau et haricots, ça te rappellera des souvenirs, enfin façon de parler, note bien que pour une fois l’expression est d’actualité, ou plutôt le contraire, on pourrait dire ici « ça te ramènera des souvenirs », quoi qu’il en soit le gigot est dans le four, ça devrait te plaire, Mathias, tu peux me faire un peu de place ?

Mathias pousse les chips d’un côté, les canapés de l’autre, maman dépose le plateau au centre de la table. Je poursuis sur le thème des occupations professionnelles.

— Et toi, Mathias… C’est quoi ton métier ?

— Mathias ? s’exclame Lola en éclatant de rire. Un métier ? Tu as vu ça dans quel film ?

— De quoi je me mêle ?

— C’est vrai, j’oubliais, tu es au-dessus de tout ça !

— Mathias est artiste, annonce fièrement maman.

Lola lève les yeux au ciel. Je m’informe :

— Dans quelle branche ?

— Une branche pourrie, ricane Lola.

— Lola s’il te plaît, soupire maman d’un souffle las.

Mathias intervient.

— Laisse tomber, maman, la bave, le crapaud, la colombe, tout ça, tu connais ?

Puis, se tournant vers moi :

— Je peins.

— Quel genre de peinture ?

— Acrylique, précise Lola.

— Je fais de l’abstrait, répond Mathias sans plus se soucier des vannes de notre sœur.

— Je dirais plutôt du conceptuel, persifle Lola en gloussant.

— Trêve de plaisanteries, les enfants, annonce gravement maman en s’installant dans le divan. On a un gros problème sur les bras. Zoé se marie samedi, une centaine de personnes sont conviées à la noce et elle est incapable de reconnaître qui que ce soit.

— Où est le problème ? demande Lola. On n’a qu’à expliquer la situation.

— Justement non. Nous en avons discuté, papa et moi, et nous pensons qu’il est primordial que personne ne soit au courant.

— Tu rigoles ?

Maman ressert le couplet du contrat audiovisuel, les négociations, tenir bon jusqu’à la signature du contrat, ensuite on verra…

— C’est de la folie ! s’exclame Mathias. Comment veux-tu faire croire que tout est normal alors qu’elle est capable de se tromper de mari !

— Nous avons quatre jours pour la préparer.

— La préparer ? Comment tu comptes t’y prendre ?

— Les photos, les vidéos de famille, on reprend la liste des invités et on la briefe sur chacun d’entre eux.

Là, c’est Lola qui s’insurge.

— La briefer ? Sur cent personnes ? En quatre jours ? Tu n’es pas sérieuse ?

— Pas de panique, rassure papa. On sera là durant toute la durée de la noce, on ne la lâchera pas d’une semelle. On organise un cycle de garde : à tour de rôle, on s’installe à côté d’elle et dès qu’on sent la situation déraper, on intervient. Nous sommes quatre, plus Julien qui passera une bonne partie de son temps près d’elle… C’est jouable.

— Sans compter qu’au cours d’un mariage, les mariés sont les seuls à ne pas avoir le temps de s’occuper des invités, c’est bien connu. Et même si elle se trompe, on mettra ça sur le compte de la nervosité. Personne ne remarquera rien.

Il est peut-être temps que j’intervienne.

— Ce ne sera pas nécessaire.

Tout le monde se tourne vers moi.

— Tu as une autre idée ? demande maman, sceptique.

— Tu as retrouvé la mémoire ? demande Mathias, sceptique.

Je secoue la tête.

— Alors quoi ? demande cette fois papa, sceptique.

— Je n’ai pas l’intention de me marier.