Le grand Stephen King a écrit un jour : Ne vous noyez pas dans un verre d'eau. J'ai cogité là-dessus assez longtemps et j'en ai conclu que je n'étais pas d'accord à cent pour cent. Je comprends ce qu'il veut dire : nous avons tous notre lot d'épreuves, pas la peine d'aller en plus s'inquiéter du quotidien et du reste, mais parfois, se noyer dans un verre d'eau aide à surmonter les grosses difficultés. Prenez mon cas, par exemple : j'ai vécu des cataclysmes partout autour de moi, du genre à envoyer n'importe qui se baver dessus dans un pavillon psychiatrique, mais j'essaye juste de ne pas y penser. Prendre sur soi, voilà ma philosophie. Ça doit être sain, non ? Rester concentré sur les petites conneries inoffensives de tous les jours et éviter de songer aux chocs psychologiques qui vont vous démolir. Cette stratégie m'a permis de tenir jusqu'à présent, mais mon expérience de combattant m'indique que la situation devient critique.
Les réflexions profondes n'ont pas énormément de place dans l'emploi que j'occupe en ce moment, à Cloisters, dans le New Jersey. On ne cause pas beaucoup philosophie au casino. Une nuit, j'ai essayé d'engager la conversation sur la chaîne Histoire, et Jason m'a regardé comme si je l'avais injurié. J'ai alors opté pour un sujet plus consensuel : quelles étaient les gonzesses qui avaient des implants ? C'est un de nos thèmes favoris, on est donc en territoire connu. Il s'est calmé après avoir avalé quelques gorgées de son cocktail protéiné. Jason avait été plus effrayé de m'entendre parler de plaques tectoniques que s'il s'était retrouvé face à un poivrot armé d'un flingue. Jason est le meilleur portier avec qui j'aie jamais travaillé : un mélange rare de puissance, de rapidité, et avec ça, bien plus futé qu'il ne le laisse croire. Il lui arrive d'être distrait et de citer un film de Fellini, avant de donner le change en éclatant un type sur le seuil. Il a ses secrets, comme tout le monde. Il n'essaye pas de se la jouer avec moi et cette attitude me convient à la perfection. Nous faisons tous les deux semblant d'être stupides et chacun se doute que l'autre n'est pas aussi bête qu'il y paraît. C'est fatigant.
La plupart des nuits, on a le temps de tailler le bout de gras à l'entrée. Tout est calme jusqu'à dix heures et demie environ. En général, seuls quelques petits joueurs plutôt discrets sont présents. La foule ne rapplique qu'après la fermeture des bars normaux. Le patron, Victor, que je vous décrirai plus tard parce qu'il mérite un film rien que pour lui, est un tel connard que si j'en parlais maintenant, je casserais le rythme. Quoi qu'il en soit, Vic veut toujours deux gars devant. Parfois, il faut bien deux mecs pour juguler une bagarre lorsque des accusations sont proférées depuis les tables du fond. Ça peut devenir chaud bouillant là-bas, en particulier avec les types de petite taille, la faute à Joe Pesci.
Alors d'habitude, je prends le service de nuit, non pas qu'il y en ait un de jour à proprement parler. Deux ou trois fois par mois, j'en fais deux d'affilée. Je m'en moque. Comment je m'occuperais à la maison de toute façon ? Je ferais des pompes et j'écouterais cette salope de Mme Delano ?
Cette nuit, je commence à huit heures pile. On est en milieu de semaine et je m'attends à une soirée tranquille où j'aurai tout loisir de mâchonner des barres protéinées et parler chirurgie esthétique avec Jason. Des divertissements simples, au plus près du bonheur que pourrait m'offrir l'existence.
Jason et moi regardons ce Russe s'exercer au fer de fonte sur YouTube lorsque je reçois un appel de Marco dans mon oreillette. Je dois demander au petit barman de répéter plusieurs fois avant de comprendre de quoi il s'agit et de regagner dare-dare l'allée centrale du casino. Selon toute vraisemblance, Connie, ma serveuse préférée, s'est penchée pour servir des cocktails à une table et ce type est allé lui lécher le cul. Crétin. Je veux dire, c'est écrit sur la plaque en laiton accrochée au mur : pas léchage de cul en toutes lettres, mais Interdit de toucher les serveuses. La règle immuable du club. Certaines hôtesses feront quelques papouilles en cabine, mais le client ne doit jamais prendre l'initiative.
Au moment où je me pointe, Marco essaye d'éloigner le gars de Connie, sans doute parce qu'il est plus en danger qu'il ne le croit. Une fois, j'ai vu Connie étaler un footballeur universitaire avec son plateau. La tronche du mec était encastrée dans le métal, genre cartoon. « OK, les amis, je dis avec ma grosse voix de portier. Réglons cette histoire de manière professionnelle. »
Cette annonce est suivie de quelques huées de la part des habitués impatients d'assister au spectacle. Je chope la tête de Marco comme un ballon de basket et le ramène derrière le comptoir, puis je me penche de manière menaçante sur le contrevenant. Le lèche-cul ressemble à Peter Pan, avec ses mains devant la bouche. Les doigts de Connie ont laissé des marques rouges sur sa joue.
« Pourquoi n'irions-nous pas dans l'arrière-salle ? je suggère en le fixant dans les yeux cinq secondes. Avant que la situation ne dégénère.
— Cette pute m'a frappé », s'exclame-t-il l'index pointé, pour le cas où on ne saurait pas de quelle pute il parle.
Son appendice est enduit de sauce Buffalo et les doigts recouverts de sauce m'ont toujours agacé au plus haut point.
« Nous avons une pièce où discuter, par-derrière », je répète sans regarder la saleté marron sous ses ongles.
Qu'est-ce qui déconne, chez les gens ? Vous mangez, vous gardez la bouche fermée et vous essuyez vos mains. C'est si difficile ?
« Pourquoi ne pas résoudre le problème là-bas ? »
Connie se tait, tente de contenir sa colère et mâche un chewing-gum à la nicotine comme s'il s'agissait d'une des couilles du mec. Elle a du tempérament, mais ne frappe pas sans raison. Elle a deux gosses en crèche du côté de Cypress et a besoin de sa paye.
« D'accord Dan, approuve-t-elle. Mais on peut abréger ? J'ai des clients qui meurent d'envie de me filer un pourboire. L'affaire est on ne peut plus claire. »
L'homme au doigt pointé se marre. On dirait qu'il trouve l'expression amusante.
Je les conduis dans l'arrière-salle à peine plus grande qu'un placard à balais. D'ailleurs, quelques balais à franges émergent d'un tas de cartons dans un coin, tels des palmiers déplumés.
« Ça va ? », je demande à Connie, soulagé de voir qu'elle ne fume pas. Six mois, et ce n'est qu'un début. Elle acquiesce, assise sur un divan miteux. « Monsieur m'a léché le cul. Léché. Tu as des mouchoirs, Daniel ? »
Je lui tends un petit paquet. Il faut toujours se trimbaler avec des lingettes antiseptiques lorsqu'on travaille dans les casinos les plus minables du New Jersey comme le Slotz. On peut y attraper toutes sortes de machins quand on y traîne.
Je détourne les yeux tandis que Connie essuie la sauce barbecue de son postérieur. Impossible d'ignorer les décolletés, par ici, mais je suppose qu'on peut éviter de regarder plus bas. J'essaye de garder mes yeux au-dessus de la taille, de cette manière, chacun préserve sa part d'intimité. Pendant qu'elle se nettoie, je me tourne vers le type. Le lèche-cul.
« Où aviez-vous la tête, Monsieur ? Il est interdit de toucher. Vous ne savez pas lire ? »
Le gars va me prendre à rebrousse-poil, je peux l'affirmer rien qu'en observant ses cheveux, un frisottis rouge autour de son crâne, semblable à un nid tombé du toit.
« J'ai vu la plaque, Daniel », il prétend, le doigt pointé en direction de l'allée. Ce type est une machine à pointer du doigt. « Il est écrit : interdit de toucher.
— Et qu'avez-vous fait ? Vous avez touché.
— Non », répond le mec, le doigt tordu dans ma direction cette fois, si près que je peux sentir la sauce.
Me voilà vacciné contre les barbecues pendant au moins un mois. Sauf pour les côtes de porc.
« Je n'ai pas touché. Vous touchez avec vos mains. J'ai goûté. »
Il marque une pause, me laisse le temps d'intégrer sa brillante démonstration.
« Vous croyez que je n'ai jamais entendu ces conneries avant ? Vous pensez sérieusement que vous êtes le premier à tenter ce coup-là ?
— Je pense que je suis le premier avocat à tenter le coup. » Son visage resplendit de suffisance. J'ai horreur de cet air, peut-être parce que j'y ai souvent droit.
Il montre encore du doigt. J'ai envie de le lui arracher, à ce trou du cul. « Vous avez tout à fait raison, je suis avocat. Esquissez le moindre geste, et je fais fermer ce trou à rats. Vous travaillerez pour moi.
— Je travaillerai pour vous, Monsieur ? »
Parfois, je répète ce qu'on me dit. Les gens croient que je suis bête, mais en réalité, j'ai simplement du mal à croire ce que j'entends.
Le gars choisit l'option A.
« Vous êtes quoi ? Un perroquet ? Un putain de perroquet irlandais attardé ? Vingt dieux. »
Ce type doit se comporter de la même manière dans son cabinet. Il fout sa merde et les gens l'acceptent. Je suppose que ce doit être le patron. Il n'y a que le patron ou le gars du courrier qui peut se moquer à un tel point de l'impression qu'il donne sans en subir les conséquences. Un numéro et un costard qu'on dirait piqués à un Michael Caine de 72, couronne de cheveux roux en plastique incluse.
« Non, Monsieur. Je ne suis pas un perroquet », je réponds avec le calme olympien qui me fut enseigné à l'école des videurs. « Je suis le chef de la sécurité et vous avez touché la serveuse, quelle que soit votre manière de travestir les faits. »
Le type rigole. Il se croit en représentation. « Le travestissement, j'en fais mon gagne-pain, Monsieur Daniel Chef de la Sécurité. C'est mon putain de boulot. »
Il prononce putain de la mauvaise manière. On dirait qu'il a appris le mot à la télévision. Le terme jure avec sa dégaine d'avocat.
« C'est votre putain de boulot ? », je demande en corrigeant la prononciation.
Je la tiens d'un mercenaire roumain qui bossait pour la milice chrétienne à Tibnin. Anghel et ses gars passaient presque tous les jours par notre camp dans leur Volkswagen déglinguée. Ils s'arrêtaient pour acheter du lait longue conservation ou des pâtes que nous avions soutirés aux Français. J'aimais bien Anghel, il ne m'a jamais spécialement tiré dessus. Sa tête entière n'était que barbe et j'appréciais sa façon de dire putain.
Juste un carton, l'Irlandais ? Je te donne un peutain de sèche-cheveux en parfait état.
Le eu sonnait plus vrai. Alors à l'occasion, quand je veux impressionner, j'adopte l'accent roumain. Cette tactique déstabilise souvent les mecs, ils perdent leurs moyens.
Mais pas ce gars. Ce macaque roux est absolument imperméable à mon eu et entreprend de commettre la seconde erreur de la soirée. Il se lève devant moi, pareil à un coq dans sa basse-cour. Il semble ignorer que j'ai une vingtaine de centimètres et une dizaine de kilos de plus que lui.
« C'est quoi cette imitation pourrie ? », s'exclame-t-il.
Et, croyez-le ou non, il me tapote le front.
« Vous avez une saloperie de vélo dans la cafetière ? Vingt dieux. »
Cette petite tape sur le front me surprend, mais me réjouit aussi, parce que ce crétin a levé la main sur moi.
« Vous n'auriez pas dû me toucher, Monsieur, constaté-je, attristé. Vous venez de commettre une agression. Je vais maintenant devoir me défendre. »
Voilà qui lui coupe le sifflet. Vu que cet abruti est avocat, il connaît par cœur les articles de lois sur les agressions. Il sait que je suis désormais en droit de lui faire mal et de prétendre que je me suis senti menacé. J'arbore mon expression spéciale « menacé » afin qu'il puisse juger de l'effet qu'elle fera devant un jury.
Son doigt pointé se recroqueville jusqu'à prendre l'apparence d'une crotte desséchée, et il recule d'un ou deux pas.
« D'accord, écoutez. Si vous posez la main sur moi… »
Il n'arrive pas à finir sa phrase car je suis libre de frapper et il le sait. À ce stade, j'adorerais effectivement lui en coller une et soulager le genre humain de sa présence. Mais Connie a ses gosses en crèche et elle n'a vraiment pas besoin d'une citation à comparaître. De plus, le tribunal fait office d'arène pour ce type. Face au juge, il se transformera en gladiateur. Je vois d'ici ce macaque roux sauter dans tous les sens, avec son doigt plus pointé que jamais. Et pour être franc, mon expression spéciale « menacé » n'est pas si terrible.
Donc je demande : « Vous avez combien, dans votre portefeuille ? »
Le type essaye de fanfaronner un peu, mais il n'ignore pas que je lui offre une échappatoire.
« Je ne sais pas. Deux ou trois cents, peut-être. »
Mon cul, il ne sait pas. Les avocats et les comptables savent toujours. Ils sont presque toujours occupés à planquer des notes de frais partout au cas où ils se feraient choper en compagnie d'une strip-teaseuse ou d'une pute plus tard dans la soirée. Ce gars sait sans doute combien sa maman malade a roulé de billets dans sa boîte à bonbons.
« Donnez-moi trois cents, j'ordonne. Donnez-moi trois cents pour la serveuse et je ne serai pas obligé d'agir en légitime défense. »
Le gars tressaille, la réaction est épidermique. « Trois cents ! Pour un coup de langue. Vingt dieux. »
Il va marcher. J'en suis persuadé. L'alternative consistera à expliquer à ses meilleurs clients comment il s'est fait refaire le portrait dans un bouge comme le Slotz, où la moisissure envahit les coins de moquette et où on tire la chasse avec une chaîne.
Il farfouille dans son portefeuille, on dirait que les billets résistent, alors je m'en empare, sans omettre au passage de tordre ses délicats petits doigts d'avocat.
« Laissez-moi compter pour vous, Monsieur. Vous tremblez. »
Il ne tremble pas, mais je veux instiller l'idée que ce pourrait être le cas. Cette technique-là, je ne l'ai pas apprise à l'école des videurs. Le psychiatre de l'armée m'a donné deux-trois tuyaux avant que je rempile.
J'avoue que j'ai arraché le portefeuille pour abréger, mais je désire aussi piocher dans ses cartes de visite. Se renseigner sur les clients à problèmes est toujours utile. Ils comprennent qu'ils ne peuvent pas se planquer. Une fois que j'aurai sa carte, je pourrai trouver sa femme et j'aimerais bien alors voir l'avocat lui expliquer qu'il a juste goûté. Sa tronche de macaque tomberait sans qu'aucun jury ait à se prononcer sur sa culpabilité.
Je compte six billets de cinquante et lui lance son portefeuille.
« D'accord, Monsieur Jaryd Faber, dis-je, la carte devant les yeux. Vous êtes désormais exclu du Slotz. »
Faber marmonne quelques mots qui ressemblent à « rien à foutre » et je ne peux pas lui en vouloir.
« Nous vous remercions de votre visite et restons à votre disposition pour tout renseignement complémentaire. »
La formule standard pour « tire-toi et ne reviens pas ».
« Vous faites une grossière erreur, Daniel », maugrée Faber.
J'ai entendu cette phrase si souvent qu'on pourra la graver sur ma tombe.
« J'ai des relations dans cette ville.
— Nous avons tous des relations », je rétorque. Et je me surprends moi-même avec cette repartie assez spirituelle : « J'ai un pote de l'armée qui n'a pas souri une seule fois depuis l'opération Tempête du désert. »
Personne ne me félicite pour ce bon mot et Faber murmure un truc comme « va te faire enculer ». Cet avocat a encore du répondant. Je décide de le réduire à néant. « Casse-toi, je gronde. Ou je te frappe si fort que tu m'intenteras un procès depuis l'au-delà. »
Cette réplique n'est pas mal non plus, bien qu'elle sonne un peu Hollywood. Je l'ai déjà utilisée une douzaine de fois et Connie ne peut retenir un gémissement au moment où je la ressors.
Je fais craquer mes jointures. Le message est clair et Faber a la sagesse de prendre la tangente. C'est un mauvais perdant. Dans l'embrasure de la porte, il jette deux cents dollars à Connie. « Tiens, il ricane. Paye-toi une nouvelle paire de seins. »
Je feins de me précipiter et l'avocat s'esquive, laissant la porte battre derrière lui.
J'ai envie de le tabasser, vraiment, mais je sais d'expérience que cette punition ne m'apaisera pas. Alors je ravale mes pulsions, aussi lourdes qu'un ballon lesté, et prends un air préoccupé.
« Ça va, toi ? »
Connie s'est agenouillée. Elle cherche à récupérer un des billets de cinquante qui s'est envolé sous le divan lorsque la porte battante a fait courant d'air.
« Qu'il aille se faire foutre, Dan. Cette somme représente deux nuits de baby-sitter. »
Je relève le divan avec ma botte pour qu'elle puisse choper le billet sans se taper toutes les saloperies qui sont là-dessous.
« C'est pas le préservatif qu'Al Capone avait perdu ? », j'essaye de plaisanter.
Connie sanglote. Peut-être à cause de ma blague nulle ou plus probablement à cause de la dernière saillie de ce trou du cul, alors je passe mon bras autour d'elle, la relève. Connie est le genre de fille qu'un homme est enclin à protéger. Sa beauté appartient à un film des années 50 ; une chevelure à la Rita Hayworth qui ondule quand elle marche, telle la coulée de lave d'un volcan, et de grands yeux verts toujours chaleureux malgré un boulot merdique et un ex qui l'est encore plus.
« Viens, ma chère, il est parti pour de bon. Tu ne le reverras jamais.
— Plus personne ne dit ma chère, Dan. Juste dans les films. »
Je lui secoue l'épaule. « Je suis irlandais, ma chère, nous sommes différents. »
Connie rajuste le deux-pièces à pois qui fait office d'uniforme dans cet établissement.
« Ouais ? Différents dans le bon sens, j'espère. Ce saligaud était différent dans le mauvais sens. Comment tu appelles ce genre d'emmerdeur en Irlande ? »
Je réfléchis. « En Irlande, on ferait plutôt allusion à un crétin ambulant. Ou un emmerdeur. »
Connie esquisse un sourire triste, mais au moins c'est un sourire. Mieux que le désespoir dans ses yeux lorsque je suis arrivé.
« Crétin ambulant, j'aime ça. Il faut que j'aille en Irlande, c'est ce que je me dis tous les ans. Le petit Alfredo adorerait, et Eva aussi. Des prés verdoyants, des gens accueillants.
— Les deux ont presque disparu, j'avoue. Depuis qu'on a bradé le pays.
— Tu pourrais nous y emmener, Dan. Nous faire visiter. Nous montrer les coins authentiques. »
Mon estomac se noue. « Quand tu veux, Connie. Tu sais ce que j'en pense. »
Connie tend la main et tire sur le bonnet noir que je porte en permanence.
« Alors, comment ça se présente, bébé ? »
Le sujet me rend sensible, en général, mais Connie et moi nous connaissons depuis presque deux ans, ce qui équivaut à une vie entière dans notre branche. Nous avons des antécédents, comme on dit. Voilà plusieurs mois, un week-end, elle a pris une baby-sitter et on s'en est payé une tranche. On aurait pu aller plus loin, mais elle n'avait pas besoin d'un nouveau père pour ses gosses.
Je veux juste retrouver ma jeunesse pour une ou deux nuits, Dan. D'accord ?
Vingt-huit balais et elle veut retrouver sa jeunesse.
Le rêve de n'importe quel homme, non ? Quelques soirées de nu intégral en compagnie d'une hôtesse. Je n'ai pas insisté, je pense à présent que j'aurais dû.
« C'est en bonne voie, je lui fais. J'ai ma visite de contrôle avec Zeb demain.
— Je peux voir ? », elle demande, ses longs ongles déjà en train de relever le bonnet.
Mes mains se tendent pour l'arrêter mais je me retiens. Il est temps qu'on me donne un avis.
Elle replie le bonnet entre ses doigts fins, puis me pousse sous la lumière d'un néon.
« Zeb s'est occupé de tout ?
— Ouais. Avec deux infirmières pour traiter les follicules. Des étudiantes, je crois.
— Pas mal, affirme Connie, les yeux plissés. J'ai déjà vu plein de greffes capillaires, mais celle-là est réussie. Les cheveux sont bien répartis et il n'y a pas de cicatrices. C'est quoi ? Des poils de rat ? »
Je suis horrifié. « De rat ? Bon Dieu, Connie. Ce sont mes propres cheveux. Transplantés de l'arrière du crâne. Ils tomberont dans deux trois semaines et de nouveaux cheveux pousseront. »
Connie hausse les épaules. « J'ai entendu qu'ils se servaient de rats, maintenant. De chiens aussi. Dur comme du fil barbelé, à ce que je sais. »
Je remets le bonnet et l'étale sur le sommet de mon crâne, pareil à du baume. « Rien de canin et pas de rongeur. Seulement de l'humain irlandais.
— Ouais, ton cuir chevelu paraît bien. Encore une séance et on ne verra plus la différence. »
Je soupire comme si ça me coûtait un max de dollars, ce qui est le cas. « C'est l'idée. »
Je rabaisse mon couvre-chef et prends Connie par l'épaule, la reconduis dans l'allée.
Un bar en formica, un éclairage tamisé plus chiche que classe, une roulette branlante, deux tables de jeu tapissées et une demi-douzaine de machines à sous. Le Slotz.
« Tiens, propose-t-elle. Prends cinquante. Le fric que tu lui as soutiré. »
Je replie le billet dans sa main. « Tout le plaisir était pour moi, poupée. Le jour où ce sera mon cul qu'il lèchera, je prendrai cinquante. »
Connie rit à gorge déployée et je ressens un tiraillement au creux de l'estomac.
« Oh, bébé. Le jour où il te lèchera le cul, j'achèterai un ticket pour assister aux conséquences. »
La revoilà calmée, même si c'est temporaire. Cet endroit manque vraiment de gens civilisés. Le puits des âmes.
« Tu te sens de retourner en piste ?
— Bien sûr, mon cher. Victor me retiendra la nuit entière si je pars maintenant. »
Je me penche vers elle pour chuchoter à son oreille. Je hume son parfum, je remarque une fois encore combien son cou est long, je sens son souffle mentholé sur ma joue. Souvenirs.
« Entre nous, Victor aussi est un crétin ambulant. »
Connie se marre de nouveau. Je pourrais payer pour entendre ce rire. Elle chope un plateau sur le bar et repart dans l'allée avec une démarche de star de ciné, à l'époque où les vedettes avaient des hanches dignes de ce nom.
Aguicheuse, elle me jette ces quelques mots par-dessus son épaule.
« Peut-être qu'un autre week-end se prépare, bébé. Peut-être une semaine entière. »
Connie, ma chère, je songe avant de relever les yeux.
S'en tenir à ses principes. Ne pas baisser le regard.
Ne pas le baisser pour l'instant. Car Connie et moi n'en avons pas fini.
Un dernier coup d'œil sur ses hanches, suggère mon côté obscur. Avant de retourner au boulot.
Comme souvent, j'obéis à mon côté obscur.
Je m'accorde un moment pour me remettre dans le bain. L'autosatisfaction est une des erreurs de débutant les plus courantes dans notre partie. Être naïf au point de se croire fort et terrifiant me reviendra en pleine poire, même si le but est d'impressionner cette gonzesse. Le mot clef de cette dernière phrase est naïf. Ceux qui entrent ici sont de toutes les formes, de tous les poids. La plupart d'entre eux sont pressés, excités, ou les deux. Ils seraient prêts à tirer le diable par la queue s'ils croyaient que l'initiative allait leur apporter un minimum de respect de la part de leurs camarades ou les faveurs de la serveuse.
Alors j'oublie Faber et Connie et scrute la foule. Quelques étudiants reluquent les entraîneuses, deux-trois vieux fossiles jouent les gros durs et balancent des billets de un dollar comme s'il s'agissait de billets de cent. Aucun danger. Malgré tout, je décide de faire venir Jason afin qu'il braque son regard spécial stéroïde sur la salle. Sa présence ne peut pas faire de mal. Parfois, les problèmes amènent les problèmes.
Malheureusement, je n'ai pas tort. Avant que la vision éthérée des hanche de Connie se soit évanouie, une douzaine de yahou retentit en direction de la porte à double battant. Un des types a soit une très jolie bite, soit un cran d'arrêt dans la poche de son jean.
Jason, pensé-je. Ces mecs n'auraient jamais dû franchir l'entrée. Comme Bob Geldof l'a déclaré une fois : Cette nuit entre toutes les nuits, il va y avoir du sport.
Manque de chance, Bob n'avait pas tort non plus.