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Après mon premier passage dans le régiment irlandais des casques bleus au Liban, j'ai été rapatrié dans l'indifférence générale et ai retrouvé le plancher des vaches bien moins verdoyant que jadis. À l'évidence, l'opinion publique pensait que les casques bleus ne faisaient pas la guerre, mais se contentaient de rester plantés entre deux armées qui, elles, faisaient la guerre, et de lancer des répliques telles que : Ah les mecs, là c'est un peu excessif, ou Montrez-moi le passage, dans votre Livre sacré, où est écrit : « Les terrains minés sont parfois autorisés. » Et les belligérants de répondre : Vous, les Irlandais, avez le don de taper dans le mille, pardon pour les chrétiens. En plus, vous avez tellement d'antécédents dans votre propre pays que nous devrions tous faire amende honorable pour ces histoires de conflits territoriaux et accepter nos différences.

J'ai décidé que le meilleur moyen de guérir les blessures infligées à mon amour-propre par ces réflexions, ajoutées aux explosions et tout le bazar, était de rempiler. Mon dossier de candidature a semblé déclencher un signal d'alarme parce que le sergent-major m'a ordonné d'aller d'un pas nonchalant jusqu'au bureau du docteur Moriarty dès que je le pourrais. Enlevez les mots nonchalant et dès que je pourrais, ajoutez magnez-vous et tout de suite, putain de demeuré.

Je sais que dans l'absolu j'aurais dû me sentir offensé, frapper du poing au creux de mon autre main, et aboyer c'est inadmissible, sergent ou j'en ai encore dans le ventre, mais franchement, la perspective d'être étudié m'intéressait.

Alors, le lendemain matin, je me suis pointé à sept heures pétantes avant de comprendre que les psychiatres vacataires ne recevaient pas en dehors des horaires de bureau et de passer les deux heures suivantes dans la salle d'attente du docteur Moriarty à lire un magazine intitulé, je le jure devant Dieu, Détraqués.

Docteur Moriarty ? Oui, presque un professeur. Fendard, non ?

Le temps qu'il arrive, je commençais à comprendre les grandes ficelles de la psychiatrie : si vous avez subi des désagréments dans l'enfance, vous êtes en droit de le reprocher à quelqu'un une fois adulte, en particulier si ce quelqu'un arbore la même coiffure que la personne à l'origine de vos désagréments.

J'ai fait part de mes conclusions au docteur Simon Moriarty lorsqu'il a déboulé, avec le même air que le guitariste de Bon Jovi, l'odeur du batteur des Happy Mondays en prime. Pas de nœud papillon ni de veste rapiécée aux coudes en vue.

« Jolie théorie, avait approuvé Moriarty, écroulé sur le canapé. J'ai déjà signalé à Marion que nous devrions pas laisser de revues psychiatriques parsemer la salle d'attente. » Il s'alluma un petit cigare et souffla, telle une cheminée, la fumée vers le plafond, tandis que j'essayais de me souvenir si j'avais déjà entendu prononcer le mot parsemer auparavant. « Le charmant colonel Brady m'a suggéré d'y mettre plutôt Femme actuelle afin d'éradiquer les homosexuels. Cet homme est un génie.

— Il embrasse bien aussi », ajouté-je, impassible.

Simon Moriarty grimaça à travers un nuage de fumée.

« Il y a peut-être de l'espoir en ce qui vous concerne, soldat. »

Je jugeai préférable d'aller au fait. « Je me porte volontaire pour retourner au Liban… »

Moriarty tapota son cigare d'une manière experte par une fenêtre à moitié ouverte.

« … Ou bien peut-être pas. »

Nous avons donc discuté une heure durant. Un peu comme quand on papote au pub, au bout de plusieurs jours de virée avec son meilleur ami, les yeux embués par la vodka.

J'étais assis derrière le bureau et Moriarty, allongé sur le divan, m'adressait ses questions. De fait, nous en vînmes à :

« Pourquoi vous êtes-vous engagé, Daniel ? »

Je me suis rappelé une astuce du magazine : « Pourquoi pensez-vous que je me suis engagé ? »

Moriarty éclata d'un long rire sec de faux derche à faire pâlir d'envie un méchant de James Bond. « Holà, c'est dé-pilant », s'esclaffa-t-il.

Son assurance me laissa supposer qu'il prononçait désopilant de cette manière depuis des années.

« Je me sens totalement ridicule à présent. Tout ce temps perdu à l'université alors qu'il m'aurait suffi de lire un magazine. Amusez-vous bien, au Liban. »

Je soupirai. « D'accord, Doc. J'ai intégré l'armée parce que… »

Moriarty se redressa sur le divan. « Parce que ?

— Parce que l'uniforme fait ressortir la couleur de mes yeux. Allez, Doc. Méritez votre salaire ! »

Moriarty cligna des yeux pour chasser les réminiscences de la fête de la nuit précédente.

« Ils vous ont rapatrié tôt, McEvoy. Rappelez-moi pourquoi une telle décision ? »

Je haussai les épaules. « J'ai déclenché un tir aérien sur ma propre position. » Le haussement d'épaules avait pour but de faire comme s'il s'agissait d'une broutille, mais ce n'en était pas une et mes jambes tremblaient encore quand j'évoquais cet épisode. Mes pensées me ramenèrent aux lignes de tirs croisés dans l'air nocturne, comme une image empruntée à Blade Runner ou même à La guerre des étoiles. Selon ce qui se trouvait dans le ciel.

« En effet, cette initiative ressemble à celle d'un crétin. »

Il essayait de m'avoir, mais ce n'était pas un problème car nous avions à présent tous les deux le sourire en coin. « Ce qui restait de l'Amal avait décidé d'envahir tout le périmètre, expliquai-je. La vieille école. Une belle bataille devant Dieu, quelques-uns portaient des épées. Tout le monde avait regagné le bunker, sauf la sentinelle. J'étais en possession de la radio, alors j'ai demandé un tir aérien.

— Était-ce une décision opportune ?

— Pas d'après le manuel. Beaucoup de dégâts matériels, même si ç'aurait pu être pire. En plus d'un branle-bas de combat général.

— Ils vous ont donc rapatrié ?

— J'étais en pleine psychose post-traumatique.

— Vraiment ?

— Tout à fait. Constipé pendant trois jours. »

Moriarty revint à la charge. « Alors, pourquoi vous êtes-vous engagé, Daniel ? »

Il était bon. Je ne m'attendais pas à ce revirement. Je veux dire, cette histoire de tir aérien était captivante. « Parce que je préfère mourir à l'étranger que de vivre ici. »

Moriarty donna un coup de poing en l'air. « Un à zéro », croassa-t-il.

 

La plupart des nuits, quand je rentre du casino, je gobe deux-trois Triazolam histoire de m'endormir. J'essaye autant que possible d'ignorer Mme Delano dans l'appartement au-dessus, mais elle me déprime avec ses jérémiades, alors je m'enfile les cachetons juste pour la faire taire l'espace de quelques heures.

D'habitude, nous discutons à travers un trou à côté du plafonnier.

J'ouvre le bal par une récrimination du genre :

Pour l'amour de Dieu, fermez-la !

Ce à quoi Mme Delano réplique :

Pour l'amour de Dieu, fermez-la !

Je pourrais poursuivre avec :

Juste une fois ? Serait-ce trop demander d'avoir un peu la paix, juste une fois ?

Finaude, elle embrayerait sur :

Un de ces quatre, je vais vous en donner, de la paix.

Bref, vous voyez le tableau.

Cette nuit, je pense à Connie. J'ajoute donc une dose de Jameson au Triazolam afin de grappiller quelques heures de sommeil. Cependant, aux alentours de huit heures, les envolées criardes de ma tarée de voisine troublent mon repos et je demeure allongé, l'oreille dressée, tandis que Delano en sort deux-trois bonnes dignes de L'Exorciste.

« Si jamais je t'attrape, mon chou, je mettrai du poison dans ton café. »

Voilà qui m'éjecte du lit recta. Je vis dans cet immeuble depuis cinq ans, et les deux premières années, Mme Delano avait l'air d'un être humain normal, sans pulsions homicides. Ensuite, la troisième année, elle a entamé son numéro du café empoisonné. Je commence à croire que personne ne connaît vraiment son prochain. Je suis presque sûr que personne ne me connaît.

Un ex-soldat videur, obsédé capillaire. Quelles bizarreries se cachent dans les intersections des diagrammes de Venn ?

Diagrammes de Venn ? Je sais. Une autre pépite de Simon Moriarty.

Je me précipite sous la douche. Connie occupe mon esprit, aussi la douche est-elle un endroit approprié. Tout en elle me parle d'une manière évidente. Sa façon de marcher, comme si elle avait un balancier à l'intérieur. Son accent de Brooklyn qui se durcit légèrement quand elle est en colère. Les arêtes effilées de son nez, de sa mâchoire. Son large sourire, semblable à un avant-goût de paradis.

Oh bébé, elle dit. Oh bébé.

À travers un nuage de vapeur, mon imagination s'enflamme. Au fur et à mesure, sa voix prend des accents rauques.

Oh bébééé.

Comment ai-je pu ne rien remarquer depuis tout ce temps ? Connie m'envoyait un message.

Je tourne le robinet de douche à fond dans le bleu.

La lumière du soleil tombe en biais à travers la fenêtre de la salle de bains et réchauffe le vinyle du rideau de douche à carreaux. Il va faire chaud aujourd'hui. Trop chaud pour un bonnet de laine.

Pas de problème. J'ai des couvre-chefs plus légers.

 

J'aime beaucoup cette période de l'année dans le New Jersey. L'air sur ma peau est familier, il me rappelle cette bonne vieille terre d'Irlande. Parfois, lorsque le temps s'éclaircit, le ciel affiche la même teinte bleu électrique.

Alors, rentre chez toi et arrête de pleurnicher.

Je commence même à indisposer mon subconscient. Existe-t-il plus triste vision qu'un Irlandos exilé qui entonne sa complainte ? En particulier s'il a toujours détesté son pays du temps où il y vivait.

Le pays n'y était pour rien, me répété-je. C'était les gens et ce qui s'y est passé.

Mon appartement se situe au deuxième étage, trois pâtés de maisons au nord de Main Street et dix pâtés au sud des barres d'immeubles qui délimitent l'ersatz de quartier chaud dans cette ville. Je me balade sur le béton craquelé avec l'espoir d'endiguer la menace. Une fois, je suis sorti avec une Gitane qui m'avait affirmé que mon aura ressemblait à un plan d'eau infesté de requins. Mon unique présence indispose parfois les gens, alors je fais le dos rond et baisse les yeux. J'essaye de paraître amical. Penser positif, penser positif.

Le cabinet chirurgical du docteur Kronski est situé dans un coin de la cité où les arbres sont absents des trottoirs. En général, les poubelles dégueulent de canettes de bière et si vous restez au même endroit assez longtemps, quelqu'un viendra vous proposer ce dont vous avez besoin.

On pourrait croire que Zeb Kronski n'est pas un vrai chirurgien. Rien n'est plus faux. Zeb Kronski est un praticien du feu de Dieu, simplement il ne possède pas l'autorisation d'exercer sur le sol des États-unis. Et il ne peut pas postuler à cause d'une mammoplastie fatale à Tel Aviv — pas sa faute, affirme-t-il. Mort causée par implant.

Le bâtiment a beau avoir vingt ans d'âge, il en paraît cinq fois plus. Un petit centre commercial subdivisé par des vitres et des cloisons de séparation. En hiver, les comptables et les assistantes dentaires meurent de froid dans ces modules.

Zeb est bloqué entre l'entreprise de nettoyage à sec Blanche-Neige et un dentiste de la chaîne Brite-Smile. Une sorte de sandwich chimique. Pas étonnant que mon ami docteur ait de petits passages à vide avec de telles émanations qui rongent le cerveau. Je vérifie toujours que mes rendez-vous ont lieu le matin, avant que la dépression ne lui tombe dessus.

Quand j'arrive, la pancarte est retournée du côté fermé. Étrange. D'habitude à cette heure-ci, la pharmacie de Kronski vend tout plein de poudre de pénis de crocodile en capsules. Zeb m'a raconté qu'au début, il avait utilisé l'homéopathie comme couverture, mais que, désormais, il était obligé de déclarer l'activité.

Les gens sont cinglés, Dan, m'avait-il confié une nuit alors que nous étions au Slotz devant un fond de whisky. Tout le monde recherche la pilule magique. Et on se fout de savoir ce qu'elle contient.

Les persiennes tirées sur la devanture me rappellent le pont d'une goélette sur laquelle j'avais travaillé à port Cobh.

Kabinet Kronski, annonce le panneau signalétique. Dans cette grande surface, tout est truffé de fautes. Deux portes plus loin, il y a le Saloon de coifure, et derrière, un centre Loisir Enfents bondé de gosses sous Ritaline.

Je suis assez contrarié. Zeb ferait mieux de ne pas être en train de cuver dans un jacuzzi vide.

Comme la dernière fois, où j'ai dû débourser deux cents dollars pour dédommager la tenancière.

Je me suis préparé pour cette séance. Mentalement, j'ai passé en revue tous les scénarios possibles, endossé le rôle de l'avocat du diable vis-à-vis de moi-même.

Et si les follicules ne tenaient pas ? Et si j'avais des cicatrices ? Et si je n'étais qu'un stupide trou du cul qui sera toujours aussi moche après la prochaine intervention ?

Et maintenant que je suis méga-flippé, comme diraient mes compatriotes adoptifs, Zeb Kronski est en retard. Et quand Zeb est en retard, il est généralement sur la mauvaise pente.

J'ouvre mon portefeuille afin de récupérer le double de la clef. Je pourrai au moins mettre en route la cafetière pour patienter. À cet instant, je remarque la porte entrebâillée.

Un peu inquiétant. Sans plus. Zeb n'est pas foutu de retrouver son trou de balle quand il a bu. Un jour, dans un bar, je jure devant Dieu que c'est arrivé, il a parcouru cinq enjambées hors des chiottes avant de se souvenir de rentrer sa queue.

Je pousse la porte du bout du pied et me faufile à l'intérieur. La lumière, couleur sépia, éclaire de gros tourbillons de poussière. Il vient d'y avoir du mouvement.

Dans de tels instants, je ne peux m'empêcher de songer aux patrouilles dans Tibnin. J'essaye d'éviter le côté souvenir lorsque j'ai à faire, mais il existe des moments plus évocateurs que d'autres. Des moments où la menace suinte. Pour une raison que j'ignore, c'est un de ces moments.

Soudain, je me rappelle le caporal Tommy Fletcher. Je n'avais pas repensé à lui depuis des lustres. Un gigantesque salopard originaire du comté de Kerry, des bras comme ceux de Popeye, toujours à se plaindre. Même quand il était sur les vieux dragueurs de mines, Fletcher la ramenait.

Cette météo me nique l'organisme, sergent, geignait-il. Mes putains de boutons sont en train de s'étendre.

C'est là qu'une roquette Katioucha avait frappé le M 35 derrière nous et avait retourné le camion sur une des jambes de Fletcher, la sectionnant à partir du genou. J'avais décroché, Tommy sur mes épaules, enduit d'une couche d'hémoglobine de groupe B positif et nanti d'un acouphène persistant.

Et… Revenons à l'instant présent. J'essaye de ne pas être trop affecté par cette période, mais lorsque les souvenirs vous submergent, vous avez l'impression d'être de nouveau là-bas, à part que vous connaissez la suite. Vous reprenez pied dans la réalité et, pendant un moment, vous êtes toujours cette recrue terrorisée. Une fois, j'ai même pissé dans mon futal. L'incident ne me gêne pas, sauf qu'à l'époque où les événements s'étaient vraiment produits, j'avais réussi à me retenir.

J'adore regarder les types qui sont sujets aux flash-backs, à la télé. Tom Magnum, Mitch Buchannon, Sonny Crockett, tous les plus grands. Ils ont ces dix secondes de flottement où ils revoient le Vietnam avant de se réveiller tout à fait, torse nu, avec une grimace de douleur et peut-être quelques gouttes de sueur sur leur front à la peau douce.

Fletcher, je pense. Bon Dieu.

Chez Zeb, la poussière retombe.

Cet endroit est un vrai dépotoir. Des pilules entassées en d'informes pyramides sur les étagères, un meuble de classement, les tiroirs grands ouverts, semblables au clapoir d'un poivrot. Des papiers partout, quelques feuilles qui planent encore. Il y a quelqu'un ici, réalisé-je avant de me prendre les pieds dans le tapis.

« Ça va, mon gars ? », demande une voix.

Une paire de jambes croisées et des mocassins émergent de l'ombre dans la salle d'attente. Des mocassins avec une pièce de monnaie sur le dessus. Qui est ce mec ? Un acteur des années 80 ? Néanmoins, la pièce de monnaie me dit quelque chose. Un souvenir flou. Je tousse afin de me donner quelques secondes avant de répondre. « Bien. Putain de carpette. Ce toubib essaye de m'achever. »

Un long rire de gorge, suivi d'une expression qui m'est familière : « Tu causes bizarre.

— Souvent, oui, je dis.

— T'es d'où ? Dublin ? »

Un bon point. La plupart des gens localisent l'Irlande, mais jamais Dublin. « Je suis impressionné. Vous y avez des attaches ? »

Les jambes se décroisent et s'étirent. « Non. Je bosse avec un type qui regarde cette émission de télé irlandaise sur le Net. »

La pièce de monnaie fait tilt. Je sais de qui il s'agit et je n'ai qu'à actionner l'interrupteur pour en avoir la confirmation.

Macey Barrett. Un des lieutenants de Michael Madden.

D'accord. Voilà qui est peut-être problématique.

Le crime organisé n'est pas très important à Cloisters. Trop petit. Mais il existe un mec qui essaye de gravir les échelons d'exécutant à patron. Un été passé avec son cousin dans le Bronx lui a donné quelques idées sur la manière de diriger une organisation.

Mike Madden l'Irlandais. Prostitution, protection et un pied sur le marché de la méthédrine, histoire de plumer les consommateurs du week-end. Et voilà, assis dans la salle d'attente de mon copain Zeb, un des gars de Madden. Dans l'obscurité.

Qu'est-ce qui se passe, bordel ?

Je me force à rester calme. Après tout, les truands ont un trou de balle comme tout le monde. Peut-être que ce type est venu acheter de l'aloès.

Barrett ressemble à un expert-comptable. Coupe de cheveux onéreuse, sourire onéreux, bronzage resplendissant. Seulement, il n'a rien d'un expert-comptable. Une nuit, au club, Jason avait pointé le doigt vers lui.

Tu vois ce mec, avec la lotion autobronzante et les mocassins ? Macey Barrett. Mike l'Irlandais l'a ramené de New York. Ils l'appellent le Crabe, rapport à son petit pas chassé qu'il fait avant de te planter.

Planter les gens est de toute évidence le hobby favori de Barrett. Je connaissais des types comme lui, à l'armée, des types qui aimaient tremper leurs mains dans le sang. Qui aimaient la sensation de la lame dans la chair.

« Tu attends le docteur ? », s'enquiert Barrett, l'air de rien.

Je me sers un gobelet d'eau à la fontaine.

« Ouais, bien sûr. J'ai rendez-vous.

— Sans déconner ? T'es pas dans l'agenda ! »

Il lit les agendas, maintenant. Et il ne s'en cache pas.

« Je ne suis pas le genre de type à figurer dans un agenda. »

Barrett roule hors de la chaise pour retomber sur ses pieds avec nonchalance.

« Alors toi et le doc, z'êtes plutôt proches ? Il te cause et tout le bordel ? Il se confie à toi ? »

Je hausse les épaules pour signifier : ouais, tout ce que vous voulez. Ce n'est pas une vraie réponse et Barrett paraît mécontent.

« Je dis juste que tu n'as pas rendez-vous et que tu as une clef dans la main. Quand on donne une clef à quelqu'un, c'est un ami. Vous prenez une bière ensemble après le boulot, vous taillez la bavette. Vous discutez de qui a fait quoi, discrétos. »

« Zeb n'évoque jamais ses patients. Il ressemble à un confesseur, de ce point de vue. »

Barrett n'a rien écouté au-delà du premier mot. « Zeb ? T'as dit Zeb ? Merde, vous êtes vraiment très proches. »

Et puis il change de registre d'un coup, devient très aimable : « Alors, mon pote. Je te connais ? Je te connais de quelque part, hein ?

— C'est une petite ville. »

Barrett se marre comme s'il s'agissait d'une blague. « Ouais, d'accord. Une petite ville. En plein dans le mille, mon pote. Mais je te connais. Allez, mec. Ne me dis pas que toi, tu ne me connais pas ? »

Quand Barrett prononce me connais, on dirait qu'il parle d'un merveilleux cadeau.

Quelle connerie.

« Ouais, Macey. Je te connais. Je te vois dans le quartier chaud. Le type de Madden. »

La convivialité baisse d'un cran. « C'est vrai. Je travaille pour Mike. Et tu bosses dans ce tripot, le Slotz, non ? Daniel McEvoy, dis-moi si je me trompe. Je t'ai déjà vu là-bas, mais je ne t'avais jamais entendu causer. »

Et il fait son petit pas chassé, la main baissée.

La conversation vire à l'aigre. Le pas chassé.

« T'es balaise, McEvoy », dit Barrett tandis qu'il extirpe un objet de sa veste. Il ne s'appelle pas David Copperfield. « Je parie que t'es plutôt bon à démolir les péquenots. »

J'ai du mal à croire ce qui est en train de se passer. Barrett se prépare à m'attaquer juste parce que je me trouve ici. Mauvais endroit, mauvais moment pour l'un d'entre nous. La main de Barrett jaillit et dans son poing, une sorte de rayon lumineux.

On dirait un rayon lumineux, mais à moins qu'il soit Gandalf dans Le seigneur des anneaux, ce n'en est pas un.

Bon point, et c'est plus qu'assez pour que mon instinct de combattant se dresse et entame une petite gigue.

Je saute sur le côté, plante mon talon dans le tapis pour plus de stabilité. L'adrénaline déferle dans mon organisme tel un shoot au protoxyde d'azote. Tout ralentit. Le rayon lumineux passe devant mes yeux et je plante la clef dans le cou de Barrett. Je regarde le sang gicler, puis m'assois pour réfléchir à ce que je viens de faire.