À l'époque où j'étais plus tranquille, avant mes premières séances d'implants capillaires, j'ai cherché dans mon passé les raisons pour lesquelles je voulais à ce point une greffe de cheveux. Pourquoi la perspective d'avoir un crâne lisse m'inquiétait-elle autant ? Je suis resté sur le divan assez longtemps pour savoir que les désirs prennent leurs racines dans l'histoire personnelle.
Ma quête s'est révélée infructueuse. Mon père est mort avant d'avoir pu devenir chauve. D'après mes souvenirs, aucun crâne d'œuf ne m'a jamais frappé ou humilié. Je n'ai pas d'idole chevelue à laquelle je voudrais m'identifier ou de type dégarni à qui je refuserais de ressembler.
La réponse est enfouie dans le subconscient, m'informa Zeb une nuit dans le parc. Nous partagions un Jameson sur l'aire de jeu après que les bars avaient fermé. Un balaise comme moi, engoncé dans une balançoire dont les chaînes me coupaient la circulation au niveau des pieds. Je devais être bourré.
Crois-moi, Dan. Un événement s'est produit.
Je sais ce qui s'est produit. Zeb m'a proposé une bonne affaire, m'a montré des photos, a flatté mon orgueil.
Avec des cheveux, peut-être que tu ne paraîtras plus aussi vieux et peut-être que ta vie cessera d'être un cul-de-sac.
Zeb arriverait à vendre un paquet de merde à une station d'épuration. Il est si bon vendeur qu'il peut littéralement faire payer à un gars les injections de graisse qu'il vient de lui retirer du cul.
« Sinistres crétins. Vous êtes en milieu stérile. » Tels furent les premiers mots que m'adressa Zeb et, d'après les bottes de chasseur qui dépassaient de sa blouse, je sus d'emblée que ce mec appartenait à l'armée israélienne. Ce détail échappa au sergent Fletcher, trop occupé à s'enfoncer la moitié du doigt dans la narine.
« J'ai cette bosse dans le nez, vous voyez ? expliqua-t-il, la voix étouffée par les phalanges dans le conduit nasal. Elle me fait ronfler, quelque chose de terrible. J'ai besoin que vous me soigniez. »
Le toubib ressemblait un peu au Bee Gees Maurice Gibb qui serait entré dans une baie vitrée. On a la classe ou on ne l'a pas.
Il termina l'injection dans le pénis du type inconscient et jeta avec irritation la seringue dans un lavabo métallique.
« Vous charriez, les mecs. Je pratique un épaississement de la bite. Ce travail est délicat. Le patient est une huile dans une milice quelconque. »
Je dois dire que j'étais un peu surpris. Même pour Mingi Street, un cabinet de chirurgie plastique clandestin relevait de l'excessif, bien que j'aie entendu parler d'un endroit, au Soudan, spécialisé dans les transplantations d'organes. Vous seriez stupéfaits de la vitesse avec laquelle on peut dégotter un donneur compatible. Cet Israélien était un véritable entrepreneur, en particulier depuis que quatre-vingt-dix pour cent de la population locale lui aurait planté sans hésitation l'ensemble de ses seringues dans le corps. Je suppose que si vous pratiquez une profession utile, vous bénéficiez d'une dérogation.
Fletcher retira son doigt. « Et pour mon nez, Doc ?
— Vous vous croyez dans une clinique suisse ? Injections seulement, rétorqua celui que je connaîtrais plus tard sous le nom de Zeb. Pas de rhino.
— Qui c'est que vous traitez de rhino ? » gronda Tommy avant de tirer dans la rotule de Zeb.
D'accord, ce n'est pas arrivé, mais on peut rêver.
Depuis mon intrusion chez Mme Delano, je ne dors pas très bien. Sûrement parce que j'ai découvert la beauté de ma voisine du dessus, d'un point de vue psychopathologique et malgré les morts et les agonisants qui me hantent. Connie, en particulier, a porté un coup à ma libido. J'ai l'impression d'être un traître car je ne pleure pas Zeb. Cependant, comme je ne l'ai pas vu face contre terre, je nourris encore quelque espoir.
Je reste éveillé. Plus à cause d'un sentiment d'insécurité que du lever de soleil, même si j'estime que les truands ne sortent pas avant au moins midi. Ces gangsters celtes sont les esclaves de Jameson et Coco. Mais dès que le jour déclinera, les types de Mike Madden reviendront, à la recherche de mobilier supplémentaire à détruire. Je barricade la porte d'entrée à l'aide d'une armoire. Si l'un de ces crétins passe à travers, il se croira dans Narnia. J'accroche un poster de Joshua Tree à la fenêtre. Il n'est pas à l'épreuve des balles, mais déstabilise. Son aspect est trompeur, quelque part entre la stupidité totale et l'éclair de génie. En général, les meilleurs soldats du monde ont de la merde à la place du cerveau et une photo de leur cible.
Comment ils m'ont trouvé, au fait ? Est-ce que Mike Madden possède une preuve tangible ou juste une liste de noms à vérifier ?
Perplexe, je me laisse couler dans les limbes obscurs de la torpeur et fais confiance à Bono.
Merci mon Dieu. J'y suis presque. Enfin un peu de repos.
Soudain, devinez quoi, une pensée me vient. Une de ces idées qui chassent le sommeil avec la vivacité d'une bourrasque revigorante.
Vingt dieux.
Ce sont les mots employés par Delano. Vingt dieux. Pas « bon Dieu ». Où ai-je entendu cette expression récemment ? Hier. La veille.
Je me redresse aussi droit qu'un i dans mon pieu. Ce mec avec les cheveux comme du polystyrène. Le baveux, comment il s'appelait ?
Je retrouve le nom avant même d'avoir sorti la carte de mon portefeuille.
Faber, l'avocat. Avec tout le bordel au club cette nuit, j'avais complètement oublié ce gars. Faber.
Delano répète ce qu'elle entend, et elle entend vingt dieux. Faber était là, c'est lui qui a vandalisé mon domicile.
Je suis debout, fais les cent pas, frappe du poing dans ma paume, avant de m'arrêter quand je me rends compte de quelle chochotte j'ai l'air. Pas moyen de laisser passer, même si je le voulais. Faber sait où je crèche et apparemment, on l'a aidé. Un nabot de cet acabit n'a pas pu faire ces dégâts tout seul. Ce connard n'arriverait même pas à soulever le micro-ondes.
Rien à voir avec Zeb, c'est Connie. Faber l'a tuée et il me cherche.
Voilà la solution. Obligé. Bon Dieu, on ne tue pas pour une léchouille ! J'ai été témoin de l'altercation entre Faber et Connie et j'y ai mis fin. Est-ce que le problème pourrait être si simple ?
Tout le monde a envie de me liquider en ce moment. Il n'en faut pas plus pour devenir parano. Le docteur Moriarty me raillait souvent : Tu sais quoi, Dan ? Ce n'est pas parce que la terre entière en a après toi que tu n'es pas fou. J'ai toujours pensé que cette phrase comportait trop de négations.
Trois heures plus tard, je suis encore éveillé, je réfléchis. Mes vieilles cellules grises élaborent une série de théories dont je discute avec le fantôme de Zeb.
Faber a tué Connie.
Peut-être.
Et comment tu sais ça ?
Parce qu'une timbrée a répété son expression favorite.
Comme disaient Riggs et Murtaugh dans L'arme fatale : cette preuve est sacrément mince.
Le monde est bâti sur des preuves sacrément minces. Demande à George Bush.
D'accord, supposons que ce type, Faber, soit coupable. Pourquoi ?
Connie l'a giflé. Il est cinglé.
Une vengeance plutôt extrême pour une gifle. De plus, Faber ne ressemblait pas à un fana des armes.
Et l'aide dont il a bénéficié ? Tu ignores qui sont ses porte-flingues.
Bien vu.
Merci.
Donc, on contacte la police.
Pas « on », uniquement moi. Et je n'ai pas du tout envie que la police fourre son nez dans mes affaires.
À cause de cette histoire d'homme de main assassiné.
Exact. Alors, on fait quoi ?
Il y a un « on » à présent ?
En un éclair, je me souviens de Tommy Fletcher. Il a été rétrogradé caporal à la suite d'un incident au cours duquel il a arrosé un mouton d'essence avant d'y mettre le feu et d'en manger une part conséquente. Il s'était servi d'une sérieuse quantité de gnôle artisanale. Maintenant, Tommy est à plat ventre sur une falaise en surplomb du no man's land, et décharge son fusil automatique sur un chien sauvage filiforme.
« Tu flingues les bâtards, Caporal ?
— Non, répond Tommy avec un rictus. Je me contente de tirer à côté pour les voir sursauter. »
Je ferme les yeux et sens le sommeil déferler sur moi comme une vague d'épais brouillard.
Tirer à côté d'eux et les regarder sursauter équivaut plus ou moins à ne rien faire. Typique d'une passivité agressive.
Simon serait fier de moi.
J'ai rencontré Zeb pour la deuxième fois quand j'étais de service à l'entrée d'un club dans Brooklyn. Cet endroit s'appelait le Queers. Il était censé drainer les tantouzes friquées, mais attirait plutôt les bobos new-yorkais prétentieux. Ce n'était pas la meilleure période pour moi. Le patron obligeait les videurs à porter des gilets pailletés et du mascara. N'importe quelle photo de cette époque serait bannie de mon site Internet, si j'en avais un. Cette expérience fut brève, néanmoins. Au bout d'une semaine environ, j'attrapai un érythème sur les paupières et compris que soit je payais de ma poche un set de maquillage hypoallergénique, soit je démissionnais. Je choisis la seconde solution.
J'effectuais donc ma dernière nuit au Queers, devant la porte, à songer que les probabilités d'emmerdes grimpaient de deux cents pour cent avec un physionomiste grimé de mascara, lorsque ce type la ramène et parle de ce qu'il pourrait fourrer par ici. J'ai employé la technique des cinq doigts écartés sur la poitrine, histoire qu'il prenne tout de suite la mesure de ma main.
« Monsieur, inutile de demander. Vous n'êtes pas admis dans les locaux. »
Un détail me parut familier chez ce gars. Il ressemblait un peu à un Bee Gees après un passage à vide de quelques années.
« Allez, mec, pleurnicha-t-il. J'ai du fric, plein. Tu veux voir ? »
Je n'en avais aucune envie. Sortez des billets à l'air libre plus de cinq secondes devant un club et quelqu'un déclenchera une bagarre.
« Non, Monsieur. Laissez l'argent dans votre poche. »
Le mec ne me prêta aucune attention, ainsi qu'il allait en prendre l'habitude, et exhiba une liasse de billets de cinquante avec laquelle on aurait pu reboucher un trou de souris.
« Tu sais ce que c'est ? »
J'accentuai la pression au bout de mes doigts, assez pour l'obliger à reculer.
« Je sais ce que c'est, Monsieur.
— Non, mon gars. Pas du tout. Tu crois que tu sais. » Le poivrot se tapota le nez comme si un immense secret y était enfoui. « Cette somme représente une paire de nichons en silicone et une plastie abdominale. Du beau travail aussi. Si tu me laisses entrer, je t'en refile mille. Qu'est-ce que tu en dis ? Mille juste pour t'écarter. »
Je tins bon. Pas parce que j'étais incorruptible, mais parce que ce mec pensait qu'il pouvait m'acheter, en admettant que cette phrase ait un sens.
« Désolé, Monsieur. Rangez votre argent. » Le gus me dévisagea, peut-être pour négocier ou augmenter son offre, et un déclic se produisit entre nous.
« Eh, s'exclama-t-il en agitant le doigt, je te connais. »
Moi aussi je le remettais. Le teint terreux, les yeux légèrement brillants. Le toubib. Celui du Liban.
Pourtant, je prétendis : « Non, je ne pense pas que nous nous soyons déjà rencontrés. »
Zeb recula et écarta les bras, semblable à un M. Loyal en pleine représentation.
« Eh, c'est moi. Le type qui engraissait la queue. »
Il continua de s'expliquer comme si je manquais d'informations. « Tu te souviens, ce milicien ? Sa bite avait explosé dans une bataille. Je suis un héros national. »
Ce qui est encore aujourd'hui la déclaration la plus surprenante qu'il m'ait été donné d'entendre.
Je dors jusqu'à quatre heures de l'après-midi et m'extirpe de mon lit à la fois étonné et agacé. Dur d'aller de l'avant avec une telle combinaison. Quatre heures pile. Le jour tombe et je n'ai même pas mes chaussures aux pieds. Et cette taule est une porcherie, et pourquoi n'ai-je pas fait le ménage au lieu de rester tout ce temps allongé à réfléchir ? Le rasage m'apaise, comme à l'accoutumée. Le réveil est souvent un moment désagréable. Vous êtes dans un état d'ignorance béate, et d'un coup, la vie déferle pour tout dévaster. Aujourd'hui, cette vie est aussi merdique que possible. Je me coupe avec la lame et observe le sang perler le long de mon cou.
Connie, je pense. Finis les week-ends. Tu n'es plus là.
Une partie de ma colère s'estompe lorsque j'ôte un parpaing du mur, ancien élément d'une étagère destiné à boucher un trou dans le placoplâtre. Je retire un sac à dos en kevlar calé entre les solives. Mon sac d'armes, quatre ans derrière le placo. Des flocons de poussière s'accrochent à ma manche. Je les brosse et sors pour gagner le snack Chequer's, en passe de devenir mon QG officieux. Je remarque les flocons de poussière, maintenant ? Je dois avoir trop de temps libre.
Le soleil est passé du rouge au blanc et je me prends un petit déjeuner royal. Pancakes, bacon, saucisses, piles de toasts, et six tasses de café. Laissez-moi vous dire que je suis à présent bien réveillé.
La serveuse, Carmél, me rapporte la monnaie et je suis moi-même surpris de demander un second service. Elle touche mon épaule avec sa cuisse.
« Moi qui vous prenais pour un sportif, Dan. Vous avez perdu une compétition ou quoi ?
— La vie est trop courte, lui rétorqué-je. Peut-être que je vais reprendre la cigarette aussi. »
Carmél rit. On dirait un moteur qui ronronne. Je suppose qu'elle fume elle aussi.
J'ai établi une espèce de plan.
Tu vas me sauver ? s'enquiert le fantôme de Zeb.
Non. Toi, je vais te laisser de côté pour l'instant. Par contre, ce mec, Faber, il faut que je m'en occupe avant qu'il me troue le crâne.
Le fantôme de Zeb râle. Ouais, si on avait passé un week-end au pieu, je figurerais en haut de ta liste.
Cette remarque est de bonne guerre.
Alors, voici le plan. Je passe un coup de fil anonyme, une description sommaire de Faber et de son accrochage avec Connie. Ensuite, j'attends de voir la réaction de l'avocat quand on l'interroge.
Le fantôme de Zeb est perplexe. C'est tout ? Ton plan se termine là ? Pourquoi tu ne te contentes pas d'espérer un miracle, tant que tu y es ?
Il devient aussi chiant que son ancienne enveloppe corporelle.
Corporelle. Je me souviens de ce bleu, à la caserne, qui confondait cet adjectif avec caporal dix fois par jour, jusqu'à ce que quelqu'un lui explique la différence.
Peu importe la manière dont on obtient une information, du moment qu'on la retient.
Oh, et personne n'a été blessé. Trop gravement.
Personne qui vaille la peine, en tout cas.
Je prends quelques pièces de monnaie et me dirige vers la cabine téléphonique au coin.
Le fantôme de Zeb est tellement furax qu'il manque de rester à table sans moi.
Dans la cabine, je compose le numéro du commissariat et demande à parler à l'inspectrice Deacon en particulier, parce que Goran est finaude : elle me clouera le bec dans la seconde.
« Quoi ? aboie Deacon lorsqu'elle décroche, comme si j'interrompais une téléconférence en compagnie du préfet Gordon.
— Vous travaillez sur l'affaire DeLyne ? je demande dans le plus pur style new-yorkais.
— L'affaire quoi ?
— Connie DeLyne. L'hôtesse du Slotz.
— Vous voulez dire cette strip-teaseuse ?
— Il n'y a pas de strip-teaseuse là-bas. » Mon accent part plus au Sud et se met à dater du siècle dernier.
« Ouais, cette hôtesse est chez moi. Qui est à l'appareil ?
— Considérez que je vous refile un tuyau anonyme. Je crois que l'expression fait partie de votre jargon policier. »
Je m'amuse. Je ne devrais pas. Une amie est morte, un autre a disparu, mais en période de stress, je ne peux pas m'en empêcher. Parfois, il m'arrive même de glousser comme une gonzesse. J'en suis gêné.
Deacon soupire et note l'appel. Je parie qu'ils reçoivent une centaine de farfelus par jour. « Êtes-vous en possession d'éléments concernant l'affaire DeLyne, Monsieur ?
— J'ai une info de première, Mademoiselle.
— Inspectrice !
— Ils autorisent les femmes à être inspectrices, maintenant ? Voilà qui explique pas mal de choses. »
Allez, sergent. Pas le temps pour ces singeries. Ressaisis-toi ; tu n'es plus au collège à faire des farces au téléphone. Cule Jean ? Quelqu'un ?
J'entends un craquement. Deacon doit serrer le combiné plutôt fort.
« Votre conduite est déplorable, Monsieur. »
Je camoufle mon gloussement par une quinte de toux. « Calmez-vous, inspectrice, je veux juste vous aider. »
Deacon met quelques instants à reprendre son sang-froid ; elle se répète sans doute intérieurement : tu es une professionnelle.
« Alors aidez-nous. Je commence à avoir des crampes.
— Hier ou avant-hier, j'étais au Slotz, Monsieur…
— Mademoiselle, fils de p… Vous vous souvenez ? Inspectrice, féminin.
— Désolé. Vous avez une voix grave. Personnellement, j'aime beaucoup. »
Deacon prend une profonde inspiration. « Avez-vous des renseignements pertinents à un niveau ou un autre, Monsieur ? Attends, c'est Randy ? Tu te fous de ma gueule, Randy ? »
J'ignore qui est Randy, mais je serais ravi de le rencontrer.
« Je ne suis pas Randy. Vous voulez cette info ou pas ?
— Ouais, donnez-la-moi. Mais si c'est Randy, je me ferai des boucles d'oreilles avec tes couilles…
— D'accord, Mademoiselle… Si vous êtes une demoiselle. J'étais au Slotz et j'ai vu Connie se friter avec ce type.
— Quel type ?
— Un avocat. Il s'appelle Faber. Jerry Faber, ou peut-être Gary. »
J'entends gratter. Deacon écrit ce que je raconte.
« Avez-vous entendu quelque chose de spécial ?
— Des bribes. Comment il allait la tuer. Qu'elle allait lui payer ça. Ce genre de menaces. »
Deacon prend des notes, sûr et certain. « Vous l'avez entendu dire qu'il allait tuer Connie DeLyne ? Mot pour mot ?
— Oui, Monsieur… Mademoiselle… Inspectrice… Il a tenu ces propos. Plus d'une fois.
— Seriez-vous prêt à témoigner ?
— Je témoigne, maintenant, non ?
— Oui, mais j'ai besoin que vous… »
À cet instant, je raccroche, sourire aux lèvres. J'imagine Deacon se répandre en insultes à l'autre bout du combiné.
Pauvre Randy, songé-je. Il va avoir besoin d'un suspensoir.
Seconde étape de mon plan foireux : surveiller le bureau de Faber.
J'emprunte la ligne de bus 14 qui traverse la ville jusqu'au quartier d'affaires, là où la carte de Faber m'a indiqué qu'il bossait. Peut-être que le terme quartier est un peu excessif. Ce que nous avons à Cloisters se résume à un pâté de maisons, un ou deux immeubles de bureaux flanqués d'une taverne Bennigans et d'un café-restaurant de la chaîne Cheesecake Factory pour déjeuner à l'heure d'affluence.
Le Bennigans est en face des locaux de Faber, alors je commande un sandwich au poulet que je ne veux pas et espionne l'autre côté de la place à travers une vitre teintée parsemée de trèfles verdâtres.
Un sandwich au poulet, bon Dieu.
Je n'attends pas longtemps. Au bout d'un quart d'heure, une Sedan de la police se gare devant la bouche à incendie, reste immobile quelques secondes, puis avance jusqu'à une place un peu plus loin le long du trottoir.
Je souris derrière mon en-cas. Deacon voulait se garer devant la bouche à incendie, mais Goran l'a obligée à bouger. Instructif. Qu'en déduirait le docteur Moriarty ?
Peut-être que Deacon a jadis été battue par quelqu'un déguisé en bouche à incendie, ou que Goran a perdu son doudou dans un brasier.
La psychologie. À la portée de n'importe qui.
Encore dix minutes et Faber sort, menaçant, les doigts pointés comme des revolvers. Goran et Deacon le talonnent, les yeux vitreux. Je connais cet air-là. Le même que lorsqu'un sergent-major vous passe un savon. Je parie que Faber crie à la persécution et appelle le chef de la police par son surnom de golfeur. Goran tapote l'avant-bras de Deacon avec deux doigts.
Un geste qui signifie : calme-toi. Respectons les règles.
Faber danse presque, maintenant ; de là où je suis, je peux voir sa chevelure rousse frémir.
Cette vision est cocasse ; sauf qu'il a peut-être assassiné Connie.
Les lèvres de l'inspectrice Goran bougent et je décode.
Allez faire un tour, Monsieur Faber, mais pas trop loin. Je vous téléphonerai.
Alors, le chat a trouvé la souris, on dirait.
Mais qui est le chat ?demande le fantôme de Zeb.
Je ne suis pas certain. Cette expression particulière m'a toujours laissé songeur.
Avec son porte-clefs, Faber actionne l'ouverture centralisée d'une Mercedes garée plus bas dans la rue. Les flics battent en retraite dans leur Sedan cabossée. Elles doivent penser qu'elles ont choisi le mauvais angle d'attaque.
Et maintenant, petit malin ? Tout le monde a une voiture excepté toi.
Je commence à faire une sorte de fixation sur le fantôme de Zeb.
T'es sinistre, comme copain.
Je t'emmerde.
Délicieux. Il faut que je me dégotte un pote en chair et en os que je pourrai laisser dans une autre pièce.
Enfin bref, le transport n'est pas un problème. Il y a des vélos en libre service partout en ville, une partie du programme du maire intitulé Pour un Cloisters plus propre, avec les distributeurs de sacs à déjections canines et une totale inflexibilité envers les abris de fortune pour SDF.
Je sors en trombe, le sandwich au poulet intact, et glisse ma Visa dans la borne de la station. Le soir, la circulation est telle d'ici jusqu'à Atlantic City que je ne devrais pas trop me fouler pour suivre Faber. Par contre, lui pourrait avoir du mal à me filer, si l'envie lui en prenait. Une part non négligeable de moi-même espère que ce sera le cas. Tout deviendrait limpide. La loi de la jungle.
Je suis encore en train d'enfiler mon bas de pantalon dans mes chaussettes lorsque je remarque que Deacon a effectué un demi-tour sans se presser. Les flics sont après Faber, eux aussi.
On forme un sacré convoi, chantonne le fantôme de Zeb.
J'acquiesce et passe ma jambe par-dessus le cadre du vélo. J'ai toujours aimé cette chanson de Paul Brandt. De surcroît, elle est appropriée.
Dans le temps, c'était pas aussi risqué de faire du vélo. Je manque de me faire aplatir trois fois tandis que je traverse la ville. Trois fois ! J'ai guidé des patrouilles à travers des zones dangereuses avec moins d'emmerdes. À un moment, un plouc en pick-up me force carrément à mettre pied à terre et à cogner sur le toit de son véhicule pour qu'il garde ses distances.
Par chance, les flics se concentrent sur la voiture de Faber, sinon, elles se seraient rendu compte de mes facéties. À présent, elles tournent au coin de Cypress. Les feux arrière s'allument à peine.
J'offre au plouc mon plus beau regard de brute avant de pédaler à leur suite.
Pas facile de paraître féroce sur une bicyclette, compatit le fantôme de Zeb.
Il a raison sur ce point.
Quand Faber se gare, je freine et abandonne le vélo derrière une montagne de déchets entassée contre un immeuble à un étage en ruine qui, si j'en juge par l'odeur des restes, fut jadis un restaurant chinois.
La Fleur de lotus. Tu te rappelles ces rouleaux de printemps ?
Ouais. Je m'en souviens maintenant. Ils ont fermé l'établissement ?
À ton avis ?
La voix du fantôme de Zeb grimpe dans les aigus, comme si je me donnais à moi-même l'autorisation d'être cinglé.
Je gravis le monticule qui pue les chips aux crevettes et scrute la rue grâce à une vieille lunette infrarouge Starlight d'origine vietnamienne acquise chez un prêteur sur gages de Hell's Kitchen.
Elle fonctionne encore bien malgré plusieurs années enfermée dans l'étui. L'obscurité s'est installée, mais l'instrument amplifie l'éclairage urbain plusieurs centaines de fois et m'offre un bon aperçu du club vers lequel Faber se dirige à grandes enjambées : une boîte haut de gamme appelée The Brass Ring. Un endroit où je ne pourrais sans doute pas entrer, à moins de le vouloir vraiment. Faber lance ses clefs à une pauvre cloche de portier et s'engouffre directement à l'intérieur. Je sais ce que ressent la pauvre cloche.
Goran et Deacon font marche arrière dans une ruelle et établissent la surveillance. Tassées sur leur siège, les vitres entrouvertes. Deux minutes plus tard, de la fumée s'échappe des deux côtés. Encore un quart d'heure et Deacon ira sans doute chercher le café.
Leur plan est aussi foireux que le tien, fait remarquer le fantôme de Zeb. Il se passe quoi, maintenant ? On reste assis là à perdre notre temps ?
Tu n'es pas assis là. Je ne discute pas avec toi.
Très mûre, ta réflexion.
Je sifflote quelques mesures pour me distraire.
Tu siffles quoi comme chanson ?
Allez, qu'est-ce qu'on fait, là ?
Le fantôme de Zeb couine de rire. Je détourne son attention sur des détails futiles.
Elvis Costello. Watching the Detectives. Très bon.
Ensuite, il est calmé pour un moment.
Les flics disent « planquer », les militaires « reconnaître le terrain », mais les deux termes reviennent au même. Attendre et observer.
Deux heures plus tard, Faber est toujours à l'intérieur. Sur ce tertre aux odeurs piquantes, je ne parviens pas à trouver une position où les cailloux et les racines épargneraient mon entrejambe.
Peut-être que tu aimes avoir une racine au niveau de l'entrejambe.
Je ne daigne pas répondre.
Goran et Deacon commencent à s'impatienter. La plus jeune des enquêtrices est sortie de la voiture. Elle frappe du pied à cause du froid et râle. Goran arbore une expression du genre maman-trop-gentille qui surmonte sa colère.
Grâce à la Starlight, j'arrive presque à lire sur les lèvres. Et ce que je n'arrive pas à lire, je l'invente.
Allez, Josie. Laisse-moi entrer là-dedans et voir à qui parle Faber.
Non. On agit dans les règles. En retrait, on bétonne le dossier.
Connerie. Faber est notre homme. T'as vu comme il a flippé ? Comment il nous a menacées et tout le bordel ?
On reste en retrait, inspectrice.
Un dialogue de ce genre.
Ou d'un autre.
Soudain, la situation dégénère. Deacon tourne le dos à sa supérieure. Les épaules voûtées, elle agite la main et sa cigarette rejette des volutes dans l'air.
Volutes ? Pas mal, pour un portier.
Pas le temps de blaguer avec le fantôme de Zeb. En toute discrétion, Goran s'est glissée hors du siège passager et a sorti son arme de l'étui. Merde. Un revirement.
Il se peut que je me trompe. Peut-être que j'interprète mal la scène.
Goran extirpe un silencieux de son holster et le visse avec décontraction. Ses lèvres bougent tout du long. Une conversation tranquille, aucun avertissement.
Avertissement ou pas, Deacon fait volte-face et se retrouve, dans la ruelle déserte d'un quartier mal famé, avec l'œil noir d'un silencieux qui la fixe sans ciller.
Mon interprétation était bonne. L'inspectrice Goran est sur le point d'exécuter sa partenaire.
Prends tes affaires et tire-toi, me conseille vivement Zeb.
Il n'existe pas de meilleur conseil au monde, je sais, mais ce complexe de protection tiraille ma conscience.
Dégage, maintenant.
Des flics qui butent d'autres flics. Pas moyen d'intervenir sans morfler. Pourtant, je suis un être humain, alors je n'ai guère d'autre choix que de secourir l'inspectrice Deacon.
Le sac à dos est resté planqué pendant des années. Il n'était pas censé demeurer dans cet immeuble si longtemps. Moi non plus, d'ailleurs. Rien ne va fonctionner. Comment pourrait-il en être autrement ? Pas une goutte d'huile sur les armes, pas un coup de chiffon sur les balles. Les cloisons de mon appartement sont de véritables éponges.
D'après ce que je vois, Deacon passe par divers stades. D'abord, les sourcils froncés, signe de perplexité.
Mais qu'est-ce que tu fous ?
Puis la compréhension se dessine sur ses traits, on dirait qu'elle vieillit de trente ans. Arrive ensuite le déni, et enfin la provocation.
Maintenant, Deacon offre sa poitrine à Goran, frappe son propre sternum du poing. La cigarette produit des gerbes d'étincelles. Je l'entends lancer son défi depuis l'autre côté de la rue.
« Vas-y, salope, tue-moi. »
Ces fanfaronnades sonnent faux. J'ai l'impression d'entendre parler un flic d'Hollywood.
Pendant ce temps, j'enfile une paire de gants jetables pris dans une boîte à l'intérieur du sac, puis je m'empare du fusil. Bien sûr, il est démonté. À l'armée, nous étions entraînés à ce type d'exercice : remonter un automatique à l'aveugle, sous la pluie, avec un gars qui tire à blanc à côté de vos oreilles, arrosé de pisse par un groupe de soldats. Bon, d'accord, il n'y avait peut-être pas le dernier truc. Quoi qu'il en soit, j'étais archinul lors des tests d'assemblage à l'aveugle. En général, j'avais besoin d'à peu près une heure et je finissais avec des œuvres d'art moderne magnifiques sous un éclairage approprié, mais qui ne valaient pas un pet s'il fallait ouvrir le feu.
Je lâche une bordée de jurons et pose la lunette. En face, Goran tape un laïus. Loués soient les assassins frimeurs. Une fois, chez moi, notre brigade avait participé à la traque d'une escouade de kidnappeurs de l'IRA qui avaient passé la frontière. Nous les avions coincés uniquement parce qu'ils s'étaient éternisés sur une exécution quand ils avaient voulu la filmer sous plusieurs angles. À chacun ses ambitions.
Maintenant que je regarde avec attention ce que je fais, la Custom Sharpshooter paraît se monter toute seule, elle saute hors de ses attaches velcro. La crosse pliable se fixe derrière le pontet. Le canon en acier inoxydable s'insère avec fluidité. Il semble moite. Possible que ce soit mon imagination.
Je déchire un paquet de cartouches à coups de dents et enfile la première dans la culasse. Cran de sûreté relevé, la Starlight logée dans son support. L'odeur de sauce au soja me soulève le cœur.
À peine le temps d'effectuer un tir, sans doute. Pas le moment de faire des réglages ou de penser aux conséquences.
Goran parle toujours, Dieu merci. Il existe une possibilité pour qu'elle en reste au stade de l'avertissement. Pour qu'il soit inutile d'ouvrir le feu.
La jeune inspectrice s'affaisse à genoux sur le sol de la ruelle crasseuse, des larmes coulent le long de son visage.
Dernière étape, la résignation.
Voilà un fieffé avertissement.
Goran contourne son acolyte, canon levé. Deacon n'a pas assez de marge pour faire une tentative. À sa décharge, elle essaye quand même, et se fait crosser.
Goran a du sang-froid à revendre. Je les avais mal jaugées toutes les deux.
Deacon dodeline. Peut-être qu'elle prie ou simplement qu'elle réagit à la pression du canon derrière son crâne.
À travers l'étrange lueur de la Starlight, je distingue le visage de Goran, presque neutre, excepté une expression douloureuse tout juste esquissée, comme si elle venait de perdre ses clefs. La flic ripou arme son revolver.
J'appuie sur la queue de détente…
… et suis moi-même foutrement surpris de toucher ce que je visais.
À hauteur de l'épaule droite. Goran virevolte, semblable à un gyroscope, et s'écroule face contre terre sur un abri de SDF. On dirait que le maire a oublié celui-là.
L'inspectrice Goran vivra, mais elle ne pourra plus se servir de ce bras pour pointer une arme pendant un moment.
J'hésite entre casser mon fusil, ou adopter l'attitude suffisante de Clint Eastwood dans les films que le fantôme de Zeb affectionne tant. Deacon se rend compte qu'on ne lui a pas tiré dessus, et Goran, après un instant de souffrance intense accompagné d'une quinte de toux à se décoller les poumons, redevient assez lucide pour comprendre qu'elle n'est pas morte.
Bien joué, idiota, commente le fantôme de Zeb. Maintenant, on a une fusillade sur les bras.
Idiota. Un des quatre mots en espagnol que Zeb emploie à tout bout de champ. Le deuxième est puta, le troisième amigo, et le dernier, gringo. Il aime tout particulièrement me lancer celui-là alors que lui-même est affublé d'un teint de fromage blanc jeté sur un trottoir du haut d'un gratte-ciel.
Deacon voit sa partenaire se retourner sur le dos, son Spécial Police armé, la bouche remplie de jurons sanguinolents. Elle se baisse, évite un tir à la volée, plonge sur Goran dans les ordures, et envoie une douzaine de projectiles dans la moitié supérieure de son binôme.
Enfin, ex-binôme.
Il me faut un moment pour tout assimiler. Une personne censée être du bon côté de la loi vient de mourir, et environ quatorze pour cent des balles dans son corps m'appartiennent.
J'explique à Zeb que j'étais en état de légitime défense. Deacon aura beaucoup de mal à rédiger son rapport, mais elle a agi dans des circonstances identiques.
Va-t'en tout de suite, me conseille le fantôme. Tu n'as pas à écrire de rapport.
Cette fois-ci, je l'écoute.