8

 

Dans les grandes lignes, l'armée ressemble à l'école. Vous y apprenez un tas de conneries inutiles, et passez à côté de cet essentiel qui pourrait vous sauver la peau. Je suis dans la partie depuis vingt-cinq ans maintenant, et je n'ai jamais vu l'avantage d'avoir les chaussures bien cirées ou un casier impeccable.

Certains apprennent à la dure les leçons de la vie. Prenez Edgar l'Anglais, par exemple. Ce troufion a prématurément disparu le jour où il a voulu débloquer son Steyr en tordant le canon. D'autres, qui par chances survivent à ces enseignements, en prennent bonne note. Ce fut mon cas lors de mon second engagement.

La soirée était sèche, typique du désert. Tommy Fletcher et moi étions partis en éclaireurs dans le village de Haddataha quand nous fûmes coupés du reste de la troupe par des tirs de sniper. Tout à coup, l'air vibrait de projectiles chatoyants. Les étincelles du métal contre le métal, la pluie des morceaux de murs sur nos épaules. Les vieillards blasés, en pleine partie de backgammon devant leurs porches, s'arrêtaient à peine pour voir les intrus se faire dégommer. Tandis que je perdais mon temps à débiter du jargon militaire et à faire des signaux visuels, Tommy, accoudé à la vitre du véhicule le plus proche, fourrageait avec sa baïonnette dans le barillet de démarrage. Trente secondes plus tard, nous étions revenus sains et saufs dans les rangs des casques bleus. Vous pouvez parier l'assurance-vie de votre grand-mère que, dès que mon cœur a ralenti, j'ai appris à démarrer une bagnole dont je n'étais pas propriétaire.

Cette fois-ci, même topo ; je vais m'enfuir avec la voiture de Deacon. J'emporterai les preuves avec moi et laisserai l'inspectrice en rade.

Je redescends dans la rue à toute vitesse. Pas besoin d'être une flèche pour remarquer la voiture banalisée de Deacon, littéralement abandonnée à côté du trottoir. D'abord, il y a un écriteau Opération de police sur le tableau de bord. Et puis j'ai suivi cette guimbarde à travers Cloisters sur un vélo il n'y a même pas vingt-quatre heures. La meilleure indication demeure cependant la traînée de sang qui suinte du coffre ouvert.

Souillure, flaque, souillure, voilà ce que disent les traces. Quelqu'un a rampé, s'est reposé, puis a rampé de nouveau.

Goran est vivante, déclare le fantôme de Zeb avec la voix du prince Vultan dans Flash Gordon.

Un flic se répand devant chez moi. Deacon m'enverra dans le couloir de la mort avec un truc pareil.

Je sonde le coffre afin de m'assurer que Goran n'y est pas. Je ne trouve qu'une boîte de hamburger In & Out échouée sur une arête métallique au cœur d'un lac pourpre coagulé. Aucun individu dont le corps serait susceptible d'avoir perdu autant de sang ne rampe dans les environs.

« Qu'est-ce que t'as fait, McEvoy ? »

Deacon se tient à côté de moi, la ceinture de son manteau resserrée à la taille. Une certaine pâleur luit entre les ombres de sa peau et lui donne l'apparence d'un spectre derrière une vitre.

« Je n'y suis pour rien, je précise. Je viens d'arriver. »

Deacon pointe son arme sur ma rotule et je peux deviner qu'elle pense de nouveau au mot clopiner.

« Cette rue est assez fréquentée », je lui rappelle, mais elle s'en moque.

Bon, la coupe est pleine.

J'attrape le flingue et, d'une torsion impeccable, m'en empare. Un mouvement connu de tout portier.

« Ah ouais ? », s'exclame l'inspectrice.

Je baisse les yeux et vois un revolver à canon court me chatouiller le bas-ventre. Son arme de secours. Cobra .32, peut-être.

Cette situation est complètement dingue. Il faut que je bouffe et que j'aille dormir un peu. Un massage sera le bienvenu. J'ai entendu le plus grand bien des enveloppements.

Le soleil est à peine levé et je suis déjà aux prises avec un flic en bas de chez moi.

« Tu ne peux pas te contenter de me tuer, Deacon. »

L'inspectrice hausse les épaules. « Merde, McEvoy. Je ne fais que surnager jusqu'à ce qu'on me descende. »

Je connais ce genre de fatalisme. Certaines nuits, au Liban, la vie et la mort revenaient plus ou moins au même.

« On doit trouver Goran, Ronelle. Pas d'autre solution. »

Deacon plonge son doigt à l'ongle verni dans l'hémoglobine. « J'ai vidé un chargeur entier sur elle », déclare-t-elle, les yeux fixés sur son doigt.

« Il m'est arrivé d'évacuer un rescapé d'un cratère de bombe et de voir un autre type crever d'une piqûre d'abeille. On ne peut jamais savoir.

— Bon Dieu, McEvoy, soupire Deacon brusquement sortie de sa rêverie par ma philosophie de comptoir. Une piqûre d'abeille ? T'es défoncé ou quoi ? Encore une connerie avec ces abeilles et c'est moi qui te troue la peau. »

La Ronelle que j'affectionne est de retour.

Les traces sanguinolentes conduisent de l'autre côté de la rue, puis le long du trottoir avant de descendre dans une cage d'escalier en sous-sol.

Deacon m'arrache l'arme des mains. « Qu'est-ce que t'en penses, Œil-de-Lynx ? Tu crois qu'elle est en bas de l'escalier ? Ou alors tout ce sang vient d'un mec qui s'est fait piquer par une abeille ? »

J'affectionne cette Ronelle-là. Ce qui ne signifie pas que je saute de joie.

Une balayeuse avance péniblement au coin de Cruz Avenue. Les brosses rotatives expurgent la surface des vestiges de la nuit précédente. Nous regardons les poils des brosses virer au rouge tandis que la machine passe sans faire attention sur les traces laissées par Goran. Le conducteur a le front collé au pare-brise. Il faudrait un défibrillateur pour qu'il réagisse.

« Mince », s'exclame Deacon.

Je remarque les traces de sang sur ses jambes nues.

Nous pataugeons à la suite de la balayeuse jusqu'à la cage d'escalier. Elle s'adosse à un lampadaire. Son manteau bâille et je réalise qu'elle ne porte en dessous que ses sous-vêtements et son holster. Rien d'autre.

Une pensée me traverse l'esprit. « Attention, inspectrice. »

Trop tard. Une balle frappe le lampadaire avec un bruit de cloche.

J'éloigne Deacon de la cage d'escalier.

« Tu as pensé à désarmer ta copine ?

— Elle était morte. Pourquoi je l'aurais désarmée ? »

L'inspectrice serait prête à contester l'existence du paradis devant saint Pierre en personne.

« De toute évidence, elle n'est pas aussi morte que tu le croyais. »

Deacon tient son automatique à deux mains.

« Tant mieux. Si j'arrive à la prendre vivante, elle me blanchira. Enfin j'espère. L'épisode du coffre réclamera peut-être un ou deux éclaircissements.

— Contacte les renforts, alors.

— Comment ? Avec la radio de poche qui est dans mon slip ? »

Un facteur passe devant nous à toute vitesse. Il crie dans sa propre radio et appelle de fait les renforts à notre place. Il nous reste environ trois minutes avant que cet endroit grouille d'uniformes.

Je m'allonge sur le ventre et agite mes doigts à l'intention de Deacon. « File-moi le Cobra. »

Deacon me fixe. On dirait que je viens de lui demander un de ses reins. « Te filer quoi ?

— Tu as lu mon dossier, Ronelle. Je suis spécialisé dans ce type d'actions. »

Deacon me plaque le flingue sur la poitrine avec la même sécheresse que pour une assignation à comparaître.

« Fais gaffe à tirer sur la bonne policière. »

Je ne réponds pas. Ces vannes me fatiguent encore plus qu'une bonne fusillade.

Mon subconscient voudrait passer en revue les souvenirs du Liban afin de trouver celui qui correspond à la situation, mais je refoule le flot d'images confuses. L'heure n'est pas à la nostalgie. Ce serait dommage de prendre une bastos dans la tête juste parce que je revis l'opération Ligne verte.

Dans mon pâté d'immeubles, les escaliers de sous-sol sont tous un peu identiques ; des rampes en fonte, huit marches, et une petite porte encastrée dans une alcôve de béton. Ces réduits ne sont pas adaptés aux gars de ma taille. J'attrape la rambarde et me mets à ramper. Ma chemise râpe contre les dalles.

J'entends un bruit en dessous. Une respiration difficile, des froissements de tissus. Je devine que Goran est presque calanchée, mais jouer de la gâchette une dernière fois ne demande pas beaucoup d'énergie. J'ai vu des types qui ne carburaient plus qu'à l'adrénaline continuer à se battre pendant une demi-journée.

Je visse mon œil dans l'interstice minuscule entre la rampe et le sol.

Deacon me tire le pantalon. « Qu'est-ce que tu vois ?

— Une jambe.

— Juste une ?

— L'autre est repliée. Je crois qu'elle a dégringolé les dernières marches.

— Bon. Tu vois une arme ? »

Je rampe encore sur quelques centimètres. La main de Goran s'agite comme un poisson sorti de l'eau ; son revolver semble hors de portée.

« Elle l'a lâchée. Allons-y. »

Je bondis, cependant Deacon me devance d'un coup de coude.

Elle est rapide, mais pas assez. À peine le temps de distinguer la silhouette meurtrie et ensanglantée de Goran, avachie tel un mannequin cassé, que la porte derrière elle s'ouvre. Deux mains exagérément poilues émergent, chopent Goran par les épaules, et la tirent à l'intérieur. Elle disparaît si vite qu'on se demande si elle a jamais été là. La porte claque. Terminé.

« T'as vu ces mains ? s'exclame Deacon, abasourdie. On aurait dit les pognes d'un putain de singe. Incroyable ! »

Je me fraye un passage et cogne contre la porte. Elle est blindée.

« Ouvre-la, McEvoy. Utilise une de tes techniques militaires. »

J'essaye la technique du coup d'épaule dans le panneau central. Ce dernier tremble et se tord sans toutefois céder.

« Tu n'aurais pas un chalumeau oxyacétylénique planqué dans ton slip à côté de ta radio, Ronelle ?

— Je pense à un mot, McEvoy. Clopiner. Tu te souviens de celui-là ? »

Nous n'avons pas une minute à perdre avec ces bêtises. Cloisters est une petite ville où les coups de feu font sensation. La moitié des forces de police va investir le périmètre d'un moment à l'autre et je ne crois pas qu'une présence armée soit souhaitable à l'heure actuelle.

« Bon, tu attends les renforts ? »

Deacon pense à voix haute. « Impossible. Je dois suivre ces pognes de singe.

— Tu t'enfonces, Ronnie. Chaque étape franchie rendra ton retour plus difficile. »

Deacon plisse les yeux comme si elle contemplait l'horizon. « Nous nous enfonçons, McEvoy. Nous. D'accord, nous sommes sur une pente glissante, mais la situation va peut-être s'améliorer. »

Je ne suis pas le seul philosophe de comptoir, ici. « Ouais, quelques piqûres d'abeilles en prime et le tour est joué. »

Une fois de plus, cette histoire d'abeille ramène la vraie Deacon à la surface. « Va te faire foutre, Daniel. Faut qu'on se tire de là. J'ai besoin de Goran vivante. Sans elle, ma carrière est foutue. » Elle plonge ses yeux dans les miens et j'y décèle un soupçon d'espoir que je n'avais encore jamais vu. Elle a l'air de rajeunir d'au moins dix ans. « Si je ramène Goran et que tu témoignes, je n'aurai pas tout perdu dans cette journée de merde. Ils me remettront en uniforme, bien sûr. Peut-être que je serai soumise à un suivi psychiatrique, mais je ferai toujours partie de la police. »

J'appuie ma paume contre le panneau central tandis qu'elle parle et soudain, je sens au bout de mes doigts une onde de choc transmise par les murs de l'immeuble. Une porte qui claque.

« Ils ressortent par-derrière.

— Pour se rendre à l'hôpital, non ?

— Faber tire à coup sûr les ficelles. Et je doute franchement qu'ils emmènent Goran à l'hôpital. »

Deacon sourit. Elle me rappelle un loup qui m'avait suivi à travers la vallée du même nom, jadis. « Ils doivent croire qu'ils sont suivis », dit-elle pour elle-même.

Je vois où elle veut en venir. « Alors ils vont faire des détours.

— Sauf qu'on sait où ils vont.

— Avec de la chance.

— On peut donc y aller avant eux.

— Avec beaucoup de chance. »

Elle court dans les escaliers.

« Beaucoup de chance, approuve-t-elle. J'ai survécu à des paris plus risqués. »

 

Deacon me fait asseoir à l'arrière tandis qu'elle conduit. Tout ceci est totalement ridicule. Je ne suis pas en état d'arrestation et son véhicule de patrouille n'est même pas sécurisé. Vu l'absence de grille, j'arriverais à m'emparer du fusil fixé sous le siège passager si je voulais. Mais je n'en ai pas l'intention. Je profite plutôt de ce petit voyage pour fermer les yeux.

La sieste n'a jamais été efficace en ce qui me concerne. Il suffit que je pique du nez une dizaine de minutes pour être ensuqué le reste de la journée. Dans le cas présent, je n'ai pas trop le choix. Malgré les quelques heures de sommeil à l'appartement, je suis tellement crevé que j'ai les yeux en feu.

Daniel McEvoy n'est plus aussi fringant qu'autrefois.

Vrai de vrai.

Deacon conduit plus vite qu'elle ne devrait. Elle manque de discrétion, mais je m'en fous. Les cahots me bercent. Même le timbre mécanique de sa voix, qui égrène une litanie interminable et complexe de jurons, est apaisant.

Je m'affale sur le siège, cale ma tête sur la ceinture de sécurité à l'odeur de marijuana. Mes réflexions perdent de leur consistance pour se transformer en rêves lorsque le téléphone de Macey Barrett retentit dans ma poche.

Ce maudit appareil envoie ses ondes à travers mon oreille avant que j'aie songé à vérifier la provenance de l'appel.

« Hmmm, marmonné-je dans une demi-torpeur.

— Abruti, sale DÉSERTEUR.

— Hmmm », je répète, pas certain de comprendre ce qui se passe. Les inflexions martiales de mon interlocuteur me déstabilisent.

« T'es défoncé, connard ? Je t'avais prévenu.

— Non. Pas défoncé, major. Juste exténué. »

La voix semble mécontente. « Comment tu m'as appelé, Barrett ? Major ? T'essayes de jouer au mariole, putain ? »

Le fantôme de Zeb décide de me donner un coup de main. Allez, Dan. À qui appartient ce portable ? Tout à coup, je suis réveillé. Le mobile est à Barrett, et Mike l'Irlandais doit être à l'autre bout du fil, obligé.

« Ouais, je dis. Voilà, j'essaye de faire le mariole, comme d'habitude, mon petit Mickey.

— Petit Mickey ! Petit Mickey ?

— Trop familier ? Nous ne sommes pas aussi proches, je prends note. »

Silence pendant un moment, et puis : « Qui est à l'appareil, bordel ? Passe-moi Macey. »

Deacon claque des doigts pour attirer mon attention.

« On arrive », indique-t-elle sur un ton professionnel qui pourrait suggérer que nous rendons visite à notre comptable.

Je jette un coup d'œil par la vitre. À cette heure indue de la matinée, le Brass Ring est fermé mais je parierais que les affaires ont toujours cours à l'intérieur. Je me souviens de la Mercedes de Faber depuis la planque d'hier et je l'aperçois garée le long de la rue. La présence de ce véhicule me confirme que nous sommes au bon endroit.

« Allô, crie Mike l'Irlandais. Qui est là ?

— Moi, ton plus proche collaborateur, je réponds l'air de rien avec l'espoir que le FBI nous écoute. De quoi tu veux discuter, Mike ? Des meurtres, de la drogue ou de la prostitution ? »

Tout à coup, Mike est la douceur personnifiée : « J'ignore de quoi vous parlez, Monsieur. En fait, je crois que j'ai composé un faux numéro.

— Nooon, je réplique. J'ai reconnu ton identifiant, Michael Madden. Je t'avais mis dans mon répertoire quand on montait le réseau de distribution de cocaïne à Brooklyn. Tu te souviens ? »

Mike l'Irlandais raccroche.

 

Là où les portiers du Brass Ring ont pour mission d'empêcher les indésirables de rentrer, ceux du Slotz s'occupent de les mettre dehors après qu'ils ont dépensé leur pactole. Difficile de comprendre pour quelle raison un mec tel que Jaryd Faber voudrait passer plus de cinq secondes dans le bouge de Vic alors qu'il fait manifestement partie du gratin ici.

Peut-être que je lui poserai la question avant de le buter.

Le club, avec sa porte et ses fenêtres bardées de volets métalliques, avec non pas un, mais deux systèmes d'alarme fixés au mur, est plus hermétique qu'un abri antiatomique pendant une de ces émeutes zombiesques que les médias considèrent comme plus ou moins inévitables.

Deacon met la voiture au point mort. Durant une poignée de secondes, nous examinons l'établissement en silence. J'en profite pour glisser mon argent derrière le siège. Ça me ferait mal aux fesses de voir Faber me tirer dessus, puis me piquer mon fric.

« Plutôt bien sécurisé, conclut Ronelle. Je ne sais pas si on arrivera à entrer.

— Pas par la porte de devant. Mais ils ne passeront pas par là avec un flic en sang dans leur bagnole. »

Deacon approuve avec calme. Une partie de son enthousiasme est retombée. Possible qu'elle prenne conscience de la situation, à savoir qu'elle traque un officier blessé dans une place forte avec pour unique renfort un meurtrier potentiel. L'époque où tout était simple, quand elle agissait dans le cadre de la loi, doit lui sembler un rêve lointain.

« D'accord. On passe par-derrière, alors.

— On ? Je crois qu'il est vraiment temps pour toi d'appeler la cavalerie. Faber va avoir un flic mourant sur les bras. Si ce n'est pas un macchabée. Personne ne croira un mot de ce qu'il dit. Avec un peu de chance, il se fera tuer pendant l'assaut. »

Deacon affecte une moue obstinée. « Non. Quand il entendra les sirènes, son premier geste sera de mettre un point final au périple de Goran. Par point final, j'entends balle, et par périple, j'entends tête. Il faut que je m'en occupe moi-même.

— À ta guise.

— Je pensais que tu étais concerné aussi. Ce connard n'a pas tué ta copine ? »

Elle a raison. J'avais refoulé cette idée dans mon subconscient. L'allusion à Connie suffit à me remettre en rage.

« OK. On prend par-derrière. Laisse-moi le fusil.

— Tout à fait exclu. »

Je brandis le petit Cobra .32 « Je n'entre pas dans ce bâtiment muni de ce joujou. J'arrive à peine à glisser mon doigt dans le pontet. »

Nous échangeons des regards furieux, tels des gosses dans une partie de cartes, jusqu'à ce que Deacon propose :

« J'ai un couteau.

— Tant mieux pour toi. Pourquoi tu ne l'envoies pas sur ceux qui ont les armes à feu ?

— Je garde le Cobra et le fusil à pompe. Tu gardes mon Smith & Wesson.

— Des chargeurs ?

— Deux, dans le holster. »

Le marché semble honnête. « Et le couteau ? Tu comptes t'en servir ? »

Deacon lève les yeux au ciel et tire un cran d'arrêt à manche d'ivoire de derrière son pare-soleil.

« Tu as besoin d'autre chose, McEvoy ? Tu veux aussi mon soutien-gorge ? »

Je réfléchis à la question. « Quelle taille ? »

 

A priori, il n'existe qu'une issue par-derrière : la ruelle où Deacon a tiré une demi-douzaine de balles sur sa partenaire. Ronelle bouge avec rapidité, évite de regarder l'abri de SDF écrasé et suit les traces de sang noir.

Soudain, elle change d'avis, revient sur ses pas, sort son flingue, et rejoue la fusillade dans un silence complet.

« Je gère, me précise-t-elle à contrecœur, vu que je regarde par-dessus son épaule. Reproduire la scène me permet d'atténuer la portée de l'action, de la minimiser.

— Ah, dis-je. Freud ?

— John Wayne Gacy, le tueur en série. »

Je dois paraître choqué car Deacon esquisse un sourire.

« Je plaisante. En fait, je citais le docteur Flaysakier.

— D'accord. Tu me rassures. Je parie que tu aurais préféré mimer la scène avec des chaussures aux pieds. »

Deacon acquiesce. « Jean-Daniel Flaysakier n'a jamais évoqué le sujet. »

 

À l'arrière du club, un parking modeste dessert trois ou quatre entrées de service attribuées aux commerces alentour. Je distingue deux restaurants, et une animalerie qui a reçu un arrivage de canaris. Les petits oiseaux s'égosillent dès qu'on bouge leurs caisses. Une cacophonie stridente et paniquée.

« Voilà comment je me sens », je précise à Deacon dans le but de dévoiler le côté sensible de ma personnalité. Le docteur Simon m'avait assuré, une fois, que cette stratégie était susceptible de favoriser un certain rapprochement.

« Voilà aussi à quoi tu ressembles quand tu cries, mon salaud », réplique l'inspectrice. À l'évidence, elle n'a pas lu les travaux de Simon.

L'issue du Brass Ring est située au coin nord du parking, et un type devant la porte scrute les bagnoles toutes les cinq secondes. Il a l'air de souhaiter de tout son cœur pouvoir étrangler ces canaris un à un.

« Ils ne sont pas encore arrivés, je déduis, accroupi derrière un container à recyclage vert dont les odeurs de jus de fruits frappés me rappellent que je n'ai rien mangé. Ce mec est nerveux, regarde-le. Accroché à sa cigarette comme si sa vie en dépendait. Ils ont appelé, mais ne sont pas encore là.

— D'accord avec toi, Sherlock, approuve Deacon recroquevillée à mes côtés. Vise cet abruti. Aussi fringant que Bambi. Vous, les portiers, avez le don, question patience. »

Nous, les portiers. Je suppose qu'on se ressemble tous aux yeux de Deacon.

« J'ai une idée. »

Deacon, nullement impressionnée, n'applaudit pas à tout rompre.

« T'as une idée ? Mon ex aussi en avait, après avoir déchiré l'emballage du dernier pack. »

Dans des instants pareils, je n'ai aucune envie de prolonger la conversation. Je tire un peu la gueule. Deacon reste silencieuse jusqu'à ce que la curiosité l'emporte.

« Vas-y, mon grand. Étonne-moi. »

Alors, je lui expose mon plan. À voix haute, il peut paraître stupide, mais Deacon demande juste : « Qui s'occupe de faire mal ? »

Cette question me conduit à m'interroger sur la part d'officier de police qui demeure en elle, et me rappelle une vieille blague qui n'a plus sa place dans notre monde contemporain, excepté à County Sligo, dans le nord de l'Irlande, où on apprécie encore la misogynie.

 

Je me mets debout sur les freins du container et pèse de tout mon poids sur la poignée. Il se cabre sans forcer et s'avère plus léger que je ne le pensais. Plastique et carton seulement. Enfin presque. L'activité bat désormais son plein sur le parking. Les équipes prennent leur service, les vendeurs de l'animalerie placent les oiseaux en magasin. Le portier a beaucoup de voitures à surveiller. Le container roule bruyamment sur le parking. J'érafle un camion garé afin d'être sûr que le portier remarque ma présence.

Ouais, un gros container vert, s'exclame Zeb. Je crois effectivement qu'il peut « remarquer » un ustensile de ce genre.

Oh, tu es revenu.

Je n'étais pas parti. Et je ne partirai jamais, à moins que tu me retrouves.

Le portier voit mon crâne et mes épaules qui dansent derrière la poubelle.

« Eh, l'éboueur. Casse-toi de la rampe d'accès, d'accord ? J'ai une voiture qui va arriver. »

Je crie par-dessus les gazouillis. « Allez, mec. Combien de fois je dois vous le dire ? Je suis agent de recyclage, pas éboueur. »

Le fantôme de Zeb glousse. Joli. Entre dans ton personnage.

Entrer dans mon personnage ? Tu te prends pour qui ? Al Pacino ?

« Rien à foutre de comment on t'appelle ! Dégage de là ! Ou tu veux peut-être que je t'arrache une oreille ?

— Cette menace est très précise, je dis, sans cesser de m'approcher. On dirait vraiment que tu pourrais la mettre à exécution. »

Portier est fier de lui. « C'est ma spécialité, les menaces précises. Les gens ne croient pas aux vagues intimidations. Décris-leur par le menu comment tu vas leur botter le cul, et la situation change du tout au tout. »

Je suis perché sur les freins du container de manière à ce qu'il ne redescende pas contre la barrière.

« Je comprends. Par le menu, comme : je vais ouvrir ce couvercle et un flic super furax va t'envoyer au pays des rêves avec la crosse de son fusil à pompe. »

Portier réfléchit à la question. « La description est un peu excessive. Tu sais. Trop de détails. Le temps que j'assimile, l'orage sera passé depuis longtemps.

— Pré-ci-sé-ment, je dis avec l'accent de Moriarty.

— Hein ? demande Portier.

— Une blague perso », je réplique avant de tirer sur le levier.

Deacon jaillit et envoie le portier au pays des rêves avec la crosse de son fusil à pompe.

 

Donc, Portier est désormais dans le container en compagnie de Deacon. Je suis le nouveau portier. Quand ils se pointeront avec Goran, Deacon et moi, on leur prendra la voiture. Simple comme bonjour. Nous serons deux, prêts à l'action. Ils seront quatre au maximum et ne s'attendront pas à rencontrer la moindre difficulté. La manœuvre sera stressante, mais facile à effectuer.

Sauf si on vient te contrôler, remarque Zeb avec son pessimisme habituel.

OK. Premier point.

Et tant que Faber n'est pas dans le véhicule. Il te connaît.

Je note. Tu peux me laisser surveiller le parking, maintenant ?

N'oublions pas la possibilité que Goran ait appelé quelqu'un d'autre que Faber. Tu serais au mauvais endroit.

Cette perspective est d'autant plus déprimante qu'elle prévaut sur celle de voir Mains Poilues et Goran se pointer vraiment ici.

L'entrée de service est plutôt banale : une porte blindée à double battant au-dessus d'une rampe en béton. Alors que les employés préparent à manger, divers bruits de cuisine et certaines odeurs parviennent du couloir. Les pulsations sourdes d'une ligne de basse s'élèvent des entrailles de l'établissement. Je suppose que le bar dispose d'un écran large. Les aides de cuisine passent devant moi. Ils m'accordent à peine un grognement, les épaules voûtées pour se prémunir du froid, des volutes de cigarette dans leur sillage, telle une brume matinale.

Une Mercedes noire aux vitres passager fumées pénètre sur le parking à environ cinquante kilomètres-heure de plus que la vitesse normale. La voiture tape le bas de caisse sur la rampe et envoie valdinguer le container. Je vois Mains Poilues agripper le tableau de bord côté passager.

Les roues de la poubelle heurtent le bord du trottoir. Deacon et Portier s'envolent, semblables à des super-héros. Je jure que Deacon se débrouille pour me jeter un regard assassin avant de s'écraser sur le pare-brise d'une Chevrolet stationnée là. Portier atterrit à l'arrière du fourgon de l'animalerie dans une gerbe de canaris.

Je suis soufflé. Stressant, d'accord, mais facile… Des canaris ? Allons. Il y a une caméra cachée quelque part ?

Mon superbe plan a volé en éclats. Le véhicule était censé s'arrêter avant la rampe à cause de l'énorme container vert qui bloquait le passage. Là, les sauveurs-kidnappeurs de Goran auraient été obligés soit de bouger le container, soit de porter la policière blessée jusqu'à la porte. Pendant qu'ils étaient occupés, Deacon aurait entamé son numéro de harpie montée sur ressorts tandis que j'attaquais par le flanc.

À présent, Deacon est aplatie sur le siège avant d'une Chevrolet et quatre gars balaises sortent de la voiture de Mains Poilues.

Réfléchis, soldat. Improvise.

Le parking est plongé dans le chaos. De la volaille partout, qui piaille, bat des ailes, et projette des salves de merde. Deux-trois employés de l'animalerie armés de filets tentent de rappeler les canaris comme si les piafs parlaient notre langue. Les alarmes de voitures hurlent. Les malabars crient les uns sur les autres.

Et moi je suis là, aussi immobile qu'une statue de sel.

Bouge. Sauve au moins Deacon.

Je dois avouer que l'idée de me fondre dans le décor et d'épargner ainsi mon cœur et mes couilles m'effleure, mais je la chasse aussitôt et entre dans la danse, armé du Smith & Wesson.

J'estime que Mains Poilues est la cible prioritaire. Il a secouru Goran. Assis à l'avant, il porte de surcroît les lunettes de soleil les plus chères. Le chef de meute, sans conteste.

Je le plombe au niveau du coude. Un accident. Je visais l'épaule, mais je n'ai pas l'habitude de cette arme. Le coude mettra des années à guérir. Peut-être que plus tard j'allumerai un cierge en l'honneur de ce type. Pour l'instant, je dois m'occuper de ses deux copains. D'ici une seconde — une demi-seconde, s'ils sont moins bêtes qu'ils en ont l'air —, ils vont réaliser que je ne suis pas le portier. Je descends de quelques pas lorsque je ressens un double choc au niveau du cou. Soit j'ai été mordu par le plus petit vampire du monde, soit ce double choc correspond aux électrodes d'un pistolet à impulsion.

High Voltage, chantonne le fantôme de Zeb. Rock and roll.

Cinquante mille volts parcourent ma colonne vertébrale et m'envoient tressauter au bas de la rampe tel un macaque possédé par le démon du rock.

AC/DC, je dirais. Highway to Hell.

Trop facile.

 

Du bacon frit quelque part. Je perçois les grésillements dans la poêle. Faire frire du bacon à côté d'un homme qui ne peut pas y goûter est une torture. Je jurerais que j'arrive aussi à sentir la sauce. Du moins une fragrance piquante. J'ai super faim.

Des biscuits Garibaldi. Les soldats français des postes d'observation situés hors de la base avaient toujours des biscuits Garibaldi. Ils en demandaient un prix exorbitant, qu'en général je payais. Ces types bénéficiaient du meilleur ravitaillement. Ragoût, lasagnes, pot-au-feu, agrémentés d'une délicieuse Gitane. Je peux humer tous ces plats maintenant. Je me repais de ces souvenirs, au seuil de la vigilance.

Enfin, les rêves se dissipent et je reviens au moment où j'avais perdu connaissance.

« Vampire ! je crie avant de me redresser sur la chaise à laquelle je suis attaché.

— Vingt dieux, s'exclame une voix irritante et familière. Vampire ? Ce Taser a dû te griller le cerveau, mon gars. »

Je suis réveillé à présent, bien que je me sente encore fragile, comme si le pistolet à impulsion m'avait vidé. Je tousse et crache ce qui me semble être un bout de charbon grumeleux. Je suis surpris de ne pas expirer du feu. Faber se tient penché, les mains sur les genoux, à un mètre de moi.

« Faber, espèce d'enfoiré.

— Tu me connais, poulet ? Je t'ai déjà vu ? »

Mes paupières sont lourdes, pleines de sable. Néanmoins, je me force à cligner des yeux pour accommoder ma vision.

Je suis dans une cuisine luxueuse, tout en acier inoxydable et plans de travail marbrés. Du bacon grésille dans une poêle. Dieu merci, cette image me confirme que je n'ai pas eu d'attaque. Mes armes ont disparu. Malgré la situation, je me félicite quand même d'avoir planqué l'argent.

« Faber. Je meurs de faim. Franchement, mec, ces pistolets électroniques vous siphonnent comme un rien. Tu crois que je pourrais avoir un sandwich au bacon ? Même juste le bacon ? »

Ma réflexion rend Faber dingue. Il esquisse une espèce de petite chorégraphie, me pointe du doigt, se ravise, tente de se souvenir où il m'a rencontré. J'en profite pour étudier les lieux autant que possible.

Six individus en visuel. Faber danse sa gigue de rouquin. Il ressemble à un gars qui aurait pioché ses vêtements dans une penderie anachronique. Juré, il porte un pull en mohair beige avec des flammes dessus et les bottes du capitaine Kirk. Qui est le styliste de ce mec ? Phil Spector ?

Trois types se tiennent en faction derrière lui. Ils ont ôté leur veste, remonté les manches, prêts à l'action. L'un d'eux doit être l'homme à l'arme paralysante. Deacon, dans les vapes, est attachée avec de l'adhésif, tel un animal de laboratoire, sur un chariot de service. Et Goran grelotte par terre au milieu d'une flaque de son propre sang aqueux.

« Arrête de me montrer du doigt, mec. Sérieux… »

Faber pointe deux doigts vers moi, histoire de m'apprendre qui est le chef.

« Le videur, Daniel. Au Slotz, avec cette hôtesse.

— Dans le mille. Connie. Tu te souviens d'elle ? »

Le ton de ma voix incite Faber à reculer. Il met un de ses gars entre lui et moi.

« Ouais, il grince. Je me souviens d'elle. J'ai entendu dire qu'on lui avait fait avaler son bulletin de naissance. Si tu veux mon avis, elle l'avait mérité. »

J'envisage de péter un câble, de me débattre, de maudire Faber jusqu'à la millième génération, mais j'ai été soldat professionnel et je sais que cet étalage ne ferait qu'amuser mon ravisseur. Je respire alors à fond plusieurs fois et conserve un calme apparent.

« Nous récoltons tous ce que nous méritons, Faber. Quand vient la fin. »

L'avocat émerge de son paravent de muscles.

« Vraiment ? Tu crois ça, portier ? Pourtant, je mérite ma came, et à cause de toi, je ne l'ai pas. »

D'accord. Nous voilà sur le point de dénouer cette sombre affaire. Il est question de drogue. Goran était de toute évidence impliquée dans cette histoire.

En parlant de Goran, je jette un coup d'œil dans sa direction. Elle ne frissonne plus et fixe un point dans l'espace. Je suppose qu'elle voit des anges.

« Ta policière domestique n'en mène pas large. »

Faber ne lui accorde pas un regard.

« Qu'elle aille se faire foutre, s'exclame-t-il avec un geste dédaigneux. Elle ne s'en sortira pas.

— T'es un mec adorable, Faber. Je parie que ta femme te fait ce compliment chaque nuit, après que tu lui as raconté ta journée. Hôtesse morte, flic saigné à blanc, et autres joyeusetés du même acabit. »

Faber se sert un peu de bacon. Il tapote la tranche avec un carré d'essuie-tout.

« Qu'est-ce qui s'est passé, Dan ? Tu as peut-être vu un film où le gentil pète plus haut que son cul et s'en tire ? »

Il roule le bacon et le met dans sa bouche. « La réalité est tout autre en dehors de ton club merdique. D'accord, tu étais en position de force au Slotz, mais pas ici. »

J'ai besoin de savoir, alors je dis : « Il faut que je te demande, Faber. Qu'est-ce que tu foutais au Slotz ? Tu possèdes un bel établissement. Il sent bon même dans la cuisine. J'ai pas vu un seul cafard, bon Dieu. »

Ces bavardages me font gagner de précieuses minutes. Et j'aimerais vraiment qu'il éclaire ma lanterne par la même occasion. Faber m'accordera un délai si je lui donne une chance de parler de lui-même.

« Ta question est intéressante, Daniel, et je comprends où tu veux en venir. Tu m'observes, je porte un costume qui vaut plus que ce que tu gagnes en une année… »

Je reste impénétrable.

« … et tu t'interroges : qu'est-ce qu'un type qui a réussi, un type qui a la classe comme M. Faber, fabrique dans un bouge tel que le Slotz ?

— Bien résumé », je confirme, conscient de peut-être exagérer dans le registre impassible.

Faber examine les boutons de son gilet.

« Le fait est, Dan le Portier, que tous les jours je déguste du homard en compagnie de juges. Je trinque au Dom Pérignon avec des millionnaires, et parfois, en fin de journée, j'ai envie de m'encanailler, tu me suis ? »

J'acquiesce poliment.

« Eh bien, il n'y a guère plus canaille que le Slotz.

— Oui m'sieur. Vic est un sacré numéro.

— C'est le patron. »

L'avocat s'enhardit au point de s'approcher.

« Et ici, je suis le patron. »

Son changement d'humeur est ponctué par une gifle du revers de la main. Ma tête roule sous l'impact, bien qu'en toute honnêteté ce mouvement soit inutile.

Je crache par terre. Pas de sang, juste de la salive.

« Qu'est-ce que tu attends de moi, Faber ? Pourquoi je ne suis pas mort ?

— Tu n'es pas mort, Dan, parce que j'ai besoin de savoir ce que tu sais », précise Faber en rajustant ses lunettes pour une raison mystérieuse.

Peut-être croit-il que ses besicles ont le pouvoir de déchiffrer les âmes ?

« À quel sujet ? Cette drogue que tu n'as pas eue ?

— Continue, portier.

— Goran te fournissait. Vous aviez monté une espèce de combine tous les deux.

— Et nous avons un gagnant. Qu'on offre un cigare à cet abruti. »

J'ai l'impression d'être baisé dans les grandes largeurs. D'une façon ou d'une autre, j'avais jusqu'à maintenant réussi à ménager un soupçon d'optimisme. J'étais passé par de plus terribles épreuves, et cetera. Mais là, avec Goran, le regard dans le vide, et Deacon attachée au chariot, je subis une baisse de régime brutale. L'acier et le béton me paraissent trop réels, les murs se resserrent.

« Je ne sais rien, Faber. Je suis ici uniquement pour la gonzesse. »

Faber taquine sa chevelure en polystyrène de ses doigts graisseux.

« Quelle gonzesse ?

— Choisis. T'en as une morte, une autre plus ou moins morte et une dernière sur un chariot.

— Quoi ? La strip-teaseuse ? Tu m'as collé les flics au train à cause d'elle ?

— Elle a été assassinée. Et Connie est hôtesse.

— Pourquoi tu penses que je l'ai tuée ?

— Je sais que tu l'as butée, enfoiré. »

Faber fait les cent pas dans la cuisine, compte sur ses doigts.

« Donc tu tuyautes Deacon sur mon altercation avec Connie. Je panique, rapport à la transaction prévue cette nuit. Deacon devient méfiante. Sous le coup de l'impulsion, Goran décide de l'éliminer et échoue. Puis, Deacon échoue à son tour. Alors Goran m'appelle pour que je vienne la chercher. »

Faber vient de répondre à beaucoup de questions. De toute évidence, il se moque désormais de ce que je peux savoir, ce qui n'est jamais bon. Les réponses, c'est super quand on est gamin et qu'on a besoin des informations de base sur les chiffres, la nourriture avariée, et ainsi de suite… Mais dans mon monde, la connaissance tue les gens avec plus d'efficacité que l'anthrax.

« Je me suis battu avec tes gars juste devant chez toi, je fais remarquer au spécialiste du doigt pointé. Les flics vont bientôt arriver. »

Cette hypothèse enchante Faber, peut-être parce qu'elle est totalement farfelue.

« Aucun flic ne viendra, mon ami. Je possède énormément de bâtiments, y compris l'intégralité de ce terrain et le sous-sol dans lequel nous avons récupéré Goran. »

L'avocat s'accroupit pour réfléchir au calme.

« Non », dit-il enfin. Ses genoux craquent tandis qu'il se redresse. « Je ne vois pas d'autre solution. Vous devez mourir tous les trois. Dommage pour la marchandise perdue, il faut parfois lâcher du lest. »

Impossible de ne pas réagir :

« Attends un peu, Faber. Tu as des gros bras. Ils ne peuvent pas aller te la chercher, ta marchandise ? »

D'habitude, je n'utilise pas de mots comme marchandise ou gros bras. Ils ont l'air d'être en 2 D lorsqu'ils sortent de ma bouche. J'ai presque l'impression de les voir tomber par terre sous forme de lettres aimantées. Faber glousse comme s'il m'adorait.

« Quoi ? Ces arriérés ? Je ne les laisserais même pas prendre mon courrier. Sans vouloir vous blesser, les gars. Le processus est bien trop compliqué sans Goran. »

Les arriérés haussent les épaules avec gentillesse. Pas de souci.

Faber se tâte les poches. Il cherche un objet, à moins qu'il soit simplement nerveux.

« J'ai franchi une grande étape. Un flic tué. On ne peut plus revenir en arrière après une affaire pareille. »

Le bavard paraît vraiment inquiet. Pourtant, j'ai le sentiment qu'il est plus confronté à un problème logistique qu'à un cas de conscience. J'en suis suffisamment agacé pour répondre :

« Alors tuer une hôtesse, d'accord. Pas de crime en ce qui te concerne. Connie avait deux gosses, Faber.

— Tu ne peux pas laisser tomber, s'il te plaît ? soupire-t-il. Tu n'as plus que quelques minutes. Utilise-les bien. Pourquoi ne pas me supplier de t'épargner ?

— C'est toi qui supplieras. »

Faber s'acquitte d'un petit numéro de claquettes avec le ta-dam à la fin et les demeurés applaudissent. Cette espèce d'ersatz de Rat Pack est assez malsain. Simon pourrait écrire un ou deux chapitres sur ce gars.

« OK, Monsieur, s'exclame Faber avec la même emphase que si j'étais au premier rang de son spectacle. J'aimerais que tu saches combien je regrette l'incident au Slotz. Un truc dans ce bouge sordide m'attire irrésistiblement, sinon je ne ferais jamais chauffer ma carte de crédit là-bas. On pourrait disserter à loisir sur le charme des pipes à moindre coût en fin de journée, dans des endroits où l'on ne risque pas de tomber nez à nez avec le maire. Je ne réitère pas mes excuses, ce serait un peu trop vu les circonstances, mais je déplore l'accrochage. Point. »

Réitérer ses excuses ? Je ne me souviens pas de la première fois.

« Donc, je vais vous faire tuer tous les trois. Je n'en éprouve aucun remords désormais, même si, à mon avis, mon sommeil sera un peu perturbé au fil des ans. »

Un coup de feu étouffé par un silencieux retentit. Le bruit évoque un fumeur qui tousse dans son poing. Le corps de Goran est secoué de spasmes, puis s'immobilise.

Faber glapit de trouille avant de se reprendre.

« Bordel ! crie-t-il en tapant du pied. Jamais quand je suis dans la pièce ! Combien de fois je dois le répéter ? Si je ne vois rien, ce n'est pas arrivé. »

Pourtant c'est arrivé. Et de manière irrévocable. Peut-être que Goran était à l'agonie. Maintenant elle est morte.

« Désolé, Monsieur Faber, bafouille le tueur. Je le ferai plus. »

Faber agite le doigt, semblable à un éventail.

« Je sais que tu ne le feras plus. Je sais, bordel, que tu ne le feras plus, Wilbur. »

Wilbur ? Je ne peux pas me retenir de pouffer. Après toutes ces péripéties, être supprimé par un Wilbur.

Ce dernier me lance un regard assassin.

« J'ai le droit de le tuer en premier, Monsieur Faber ?

— Bien sûr. Attends juste…

— Que vous soyez sorti.

— Excellent. Lorsque tu entendras la porte faire click, tire. Débarrasse-toi des corps à la fonderie. »

Fonderie ? Un mot pareil rend les choses très réalistes, tout à coup. Tellement pratique.

« Hé, Faber. »

L'avocat m'ignore d'un geste de la main.

« Trop tard, Daniel. Je dois être au tribunal d'ici une heure. Le juge conclurait : votre appel est rejeté. »

Fais-lui croire que tu peux aller chercher la drogue, suggère le fantôme de Zeb.

Faber a la main posée sur la poignée.

« Je peux t'avoir la drogue », soufflé-je. La sentence a franchi mes lèvres presque par inadvertance. Cette promesse est un peu plus geignarde que je ne le voudrais.

L'avocat s'éloigne lentement de la porte, comme s'il craignait qu'un mouvement brusque ne fasse cliqueter le pêne.

« Répète-moi ce que tu viens de dire, Daniel. »

Un pauvre insecte qui s'est trop approché de la lumière éclate contre une lampe fixée au mur.

« J'ai dit : je peux aller te chercher la marchandise. »

Faber traîne une chaise sur le sol en béton et s'installe en face de moi.

« J'imagine qu'il n'y a aucun mal à discuter. »