Désormais, j'ai cet appareil accroché à la jambe, dans mon jean. Faber appelle cet engin un bracelet de sécurité. Beaucoup de succès parmi les vedettes. On dirait qu'un scarabée mutant s'agrippe à ma cheville pour y planter ses dents, ses pinces, ou je ne sais quelles armes dont un scarabée mutant dispose. Cette petite machine est ingénieuse, pas de doute. Je suis même étonné qu'on trouve de tels objets en dehors des romans de science-fiction.
Faber a pris son pied à m'expliquer son fonctionnement. Il ressemblait à une espèce de geek qui connaît le mode d'emploi par cœur et se fait une joie d'emmerder jusqu'à la gauche n'importe quel individu à sa portée.
« Alors, ce que nous avons là, Daniel, est une police d'assurance électronique. Un de mes amis juge me l'a donné en échange de mon opinion sur une affaire légale dans laquelle… heu… il était impliqué. Le ministère de l'Intérieur s'en sert déjà et il y a un fort lobbying pour en étendre l'usage aux libérations conditionnelles, vu le pourcentage de récidives.
— Ah ouais ? Épargne-moi ton laïus, Faber, je déclare avec un calme calculé.
— D'accord. Laisse-moi te détailler les caractéristiques. Le bracelet est inviolable, bien entendu. Il dispose d'un détecteur réglé sur ton pouls et ta tension, et bénéficie en outre d'un GPS connecté à mon portable. On peut ainsi voir à tout moment dans quel immeuble tu es. Tu vas aux toilettes couler un bronze, le bracelet enregistre le plouf. Mais voilà mon usage préféré : si tu ne fais pas ce que tu es censé faire quand tu dois le faire, je peux t'infliger des contractions électromusculaires à distance. Ou pour parler un langage de portier : je peux t'envoyer assez de volts dans le cul pour que tu te chies dessus. À côté de ce gadget, le choc du Taser ressemble à un chatouillis. »
Faber m'a ensuite donné un avant-goût, histoire de me montrer qu'il ne plaisantait pas. Je suis tombé comme s'il m'avait passé le cerveau au mixeur. Le temps que ce soit terminé, je commençais à sérieusement envisager l'éventualité susmentionnée de me chier dessus.
Je suis donc à présent l'homme de Faber. Il possède la clef de mon cœur. J'essaye pendant une minute de trouver un moyen de le baiser, mais son dispositif est aussi à l'épreuve des idées folles, alors je me cale sur le siège du bus de New York et tente de dormir un peu. Peut-être que les ralentissements de mon rythme cardiaque vont tromper Faber et qu'il me croira mort.
Je croise les jambes sur le sac de toile à mes pieds. Au moins, le plan de Faber prévoyait que je prenne un bus. Par conséquent, j'ai eu le temps de récupérer mes armes et le liquide planqués dans la voiture de patrouille.
Sortir de New York pour aller à Farmington me prend la majeure partie de la journée. D'abord un train, de Manhattan jusqu'à New Haven. Puis un bus de correspondance. On pourrait aller plus vite si le conducteur ne s'arrêtait pas à chaque coin de rue de Long Island. On dirait que tout le monde connaît le nom du chauffeur sauf moi. J'enrage. J'ignore pourquoi. Ce n'est pas comme si j'étais vraiment pressé d'arriver à destination. En plus, le roulis devrait m'aider à digérer le menu à emporter que j'ai acheté au Taco Bell de Grand Central. Je me suis rué dessus un peu vite. Mon premier vrai repas depuis vingt-quatre heures. Quand vous avez eu une semaine pourrie, rien ne vous réconforte autant qu'un Taco Bell.
Au moment où je me tenais sous le célèbre plafond voûté de Grand Central, je dois avouer que j'ai songé à faire un saut aux toilettes pour mettre mon pied dans une cuvette et tirer quelques balles dans le bracelet.
À quel point ce machin peut-il être solide ? avait demandé le fantôme de Zeb, impatient que je m'occupe à nouveau de lui.
J'étais en train d'y réfléchir lorsque Faber me donna un coup de fil quasi surnaturel sur le portable de Macey Barrett dont je lui avais dit qu'il m'appartenait.
« Voilà le topo, Dan », déclara-t-il.
J'entendais presque les souffles d'air quand il passait son doigt brandi devant le combiné.
« Il arrive que la distance rende les gens téméraires. Ils en viennent à croire que le combat est réglo et sont tentés de fuir. Avant que tu cèdes à cette impulsion, je vais te fournir quelques informations qu'un gars aussi preux que toi se doit de posséder. »
Preux ? Est-ce que tout le monde connaît mon point faible ?
« Ouais ? Je vous écoute, Monsieur l'avocat.
— Ta copine. La policière sur le chariot. Si je n'ai pas de nouvelles de toi à la nuit tombée, elle va dans le congélo. On n'a qu'à la faire rouler à l'intérieur. Et une fois qu'elle y est, elle y reste. Il y a une plaque boulonnée au loquet. Après, je lâche mes chiens sur toi. Tu as zigouillé les policières et mes gardes du corps t'ont zigouillé. Élémentaire. »
À ce qu'il semble, le preux chevalier pourrait bientôt accompagner l'inspectrice Deacon dans la tombe. Les corps vont continuer de s'amonceler, tels des sacs de sable.
Pendant un instant, même si la démarche est inutile, je me prends à regretter que tout ne redevienne pas comme avant. Si cette semaine avait été normale, j'aurais retrouvé Zeb au karaoké un peu plus tard dans la soirée. Ce gars adore les karaokés. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il est spécialiste du compositeur Barry Manilow.
Et toujours le temps qui court, qui court, le temps change les plaisirs.
Je pense qu'il aurait un peu foiré les paroles.
Le karaoké, marmonne le fantôme de Zeb dans sa barbe comme lorsqu'il est victime d'une de ses sautes d'humeur. Plus depuis que tu m'as abandonné pour voler au secours de princesse Superflic. Je suis un homme mort.
Arrête. Je ne t'ai pas abandonné, mais je suis au taquet avec Deacon. Ils sont sur le point de la refroidir, mec.
Alors on est deux, réplique le fantôme. Pourquoi tu ne t'occupes pas de mon cas vu que tu restes planté là ? T'as pensé à un plan, au moins ?
Je lève les yeux au ciel, ce qui doit paraître étrange à la vieille assise en face de moi. Elle me fusille du regard, mais je suis trop préoccupé pour y prêter attention.
Pas préoccupé au point de ne pas pouvoir consacrer quelques-unes de tes cellules grises à m'écouter.
D'accord, d'accord. Comme tu le sais parfaitement, j'ai réfléchi. Laisse-moi téléphoner à quelqu'un.
Passe ton coup de fil, Judas.
Eh, Judas n'était pas Irlandais.
Contente-toi de passer ton coup de fil.
Un appel, ensuite je reviendrai à Deacon.
Je mets une poignée de secondes à me souvenir du numéro du caporal Tommy Fletcher. Je le compose avec soin. Gros doigts, petites touches.
D'après ce que je sais, Mike l'Irlandais a de la famille au pays. Peut-être que Tommy peut effectuer une petite recherche, histoire de donner un peu de poids à ma négociation.
C'est un début, je suppose, grince Zeb, incapable d'arrêter de râler. Mais ne te crois pas débarrassé pour autant. Si tu ne me retrouves pas en chair et en os, je m'installe dans ton lobe temporal pour toujours.
Super. Une nouvelle menace. Pile ce dont j'ai besoin.
Alors que je suis sur le point de raccrocher, Tommy répond.
« Quoi, bordel », aboie-t-il en lieu et place du bon vieux allô. Autant qu'il m'en souvienne, cette entrée en matière est habituelle de la part du caporal.
« Est-ce une façon de parler à son sergent ? demandé-je avec un demi-sourire malgré l'avalanche de merde qui me tombe dessus.
— Je suis plus à l'armée, grogne Tommy. En particulier à quatre heures du matin. J'ai mal au crâne et il est presque l'heure de se coucher. »
Tommy inspire sèchement quand il comprend à qui il parle.
« Daniel ? Putain, Dan McEvoy ? Le grand enfoiré en personne ?
— Ce sera sergent McEvoy pour toi, Fletcher.
— Danny, mon frère. T'es revenu à la maison ? Il faut qu'on fasse la teuf. Qu'on se mette minables, mon pote. T'as déjà vu un mec qui danse sur une guibolle ? Alors, t'es où, sergent ?
— À l'étranger, caporal.
— Tu casses toujours des gueules ?
— Parfois. Je t'appelle à ce propos.
— Je peux t'aider ? »
Tommy a toujours pigé à vitesse grand V.
« J'aurais une petite mission de reconnaissance à te confier, si tu es d'accord. »
Un silence désagréable s'installe, puis Tommy marmonne :
« En fait, Dan, je ne trempe plus trop dans ce genre d'affaires. J'ai des gosses… »
À mon tour d'être gêné.
« Oublie ce que je viens de te demander, Tommy. J'avais pas réalisé… »
Sa voix grésille au bout du fil.
« Déconner ensemble, sergent, je suis partant, sûr. Mais je ne tue plus de Gitans. Une malédiction pèse sur moi.
— Pas de gitanicide, promis. J'ai simplement besoin que tu me retraces un arbre généalogique.
— Hein ?
— Mettre la main sur une ou deux personnes. Mais prudence, leur famille est dangereuse. »
Tommy n'est guère impressionné.
« Merde, mon frère a une famille dangereuse. Tu veux que je retrouve qui ? »
Je lui fournis tous les détails. Il m'assure qu'il me rappellera fissa.
J'ai toujours refusé d'avoir un portable, mais je commence à comprendre à quel point ces appareils sont pratiques.
En plus, Mike l'Irlandais paye la communication, glousse Zeb au sortir de sa mauvaise humeur. Sympa.
J'ai dû glousser aussi parce que la vieille en face de moi exhibe sa bombe lacrymogène.
Le temps de rejoindre Farmington à l'endroit prévu, l'après-midi touche à sa fin. Ce n'est pas le genre de quartier où l'on a besoin de portiers. Le boulevard est tellement propre. Son aspect automnal me rappelle l'Irlande. Malgré les circonstances, j'éprouve les pincements au cœur typiques de l'immigré.
Farmigton est encore plus beau que Cloisters. Beaucoup trop beau, croirait-on, pour abriter des activités criminelles. Pourtant, d'après ce que j'ai vu à quelques heures d'intervalle, le côté criminel de Farmington se porte plutôt bien. Sur ce boulevard en particulier.
Je quitte l'arrêt de bus pour effectuer le dernier kilomètre à pied, le sac d'armes à l'épaule. Je dégotte un banc où poser ma carcasse fatiguée et termine mon Taco Bell.
Les épices me font penser à Monterrey. Je ne peux m'empêcher de songer à quelle vitesse je pourrais me rendre là-bas.
Ouais, tout à fait, amigo. Casse-toi, laisse-moi pourrir.
Calmos. J'ai appelé Tommy, non ? Le mécanisme est enclenché. Maintenant dégage, que je réfléchisse.
Tu cogites trop. Arrête de rêver, reviens sur terre.
Ironique. Obligé.
Je m'assois donc sur le banc, maître de mes mouvements. J'essaye de ressembler à un citoyen lambda et non pas à un ex-militaire portier en plein raid sur un labo spécialisé dans les stéroïdes de contrebande. Je mâche mon burrito un instant. Force m'est de constater que Faber et Goran avaient monté une sacrée combine.
À Cloisters, Faber en avait les larmes aux yeux quand il m'a expliqué le topo.
« En tant qu'avocat de la ville, je défends beaucoup de gens liés à la drogue. J'apprends à les connaître, ils me dévoilent les moindre détails de leurs opérations. En général, grâce à ces informations, j'arrive à les faire libérer. »
Je me souviens de m'être concentré bien que la décharge m'eût grillé la moitié des neurones et que l'autre moitié menaçât de se liquéfier.
« Alors je laisse passer un an, dix-huit mois peut-être. Ces types ont oublié leur avocat super classe, et les flics débarquent dans un de leurs labos. La première à y entrer est ma défunte amie, l'inspectrice Goran, suivie de près par quelques-uns de mes propres hommes affublés de combinaisons et de casques de la DEA. Ils neutralisent les malfaiteurs, chargent la came dans le fourgon et l'affaire est dans le sac. Notre équipe de faux policiers évacue les lieux au volant du véhicule et abandonne les dealers qu'on a dépouillés, pieds et poings liés par des menottes plastique. Parfois, on emporte un mec ou deux pour la galerie. On les largue quelques pâtés de maisons plus loin. »
Il s'était redressé sur ses talons pour que je puisse méditer et prendre la mesure de son génie. Ce que je fis.
« Les vols ne sont donc jamais déclarés.
— Ils vont accuser qui ? La police ? J'aimerais déclarer que vos employés ont piqué ma drogue ? Je ne crois pas.
— Et tu as un acheteur ?
— Je représente pas mal de trafiquants. Ils croient que je sers d'intermédiaire pour un autre client. »
Je trouvais l'astuce plutôt bonne, alors j'ai dit : « Cette astuce est plutôt bonne, Jaryd. »
Faber était aux anges. « Eh bien merci, Daniel.
— Mais maintenant t'es baisé, parce que ton inspectrice domestique est morte. »
Inspectrice domestique, jubile le fantôme de Zeb. Excellent.
« Et je suppose que Goran n'a pas été assez stupide pour te confier les uniformes antiémeute.
— Vrai. Goran dirigeait les opérations sur le terrain. Je m'occupais de l'organisation.
— Un bon plan. Mortel, comme diraient les jeunes.
— Merci encore. Cependant, même si j'apprécie tes compliments, il me faut davantage de garanties avant de t'envoyer chercher ma marchandise. »
En Irlande, prendre la marchandise d'un mec signifie lui attraper les burnes. Je présume que dans le cas présent, Faber fait de nouveau référence à sa drogue.
« Tu as lu mon dossier ?
— Non. Des passages intéressants ?
— J'ai toute une panoplie de talents.
— L'un d'eux est pertinent ?
— Putain, Faber, si ta marchandise était à Falloujah, je serais capable de l'exfiltrer. »
Faber s'était passé la langue sur les lèvres. Exfiltrer. Il adorait le jargon militaire.
« Le lieu où tu dois te rendre commence par un F, mais c'est pas Falloujah. »
Dix minutes plus tard, l'ordinateur portable de Deacon était sur ses genoux et il faisait défiler mon dossier.
« Vingt dieux, Daniel. Voilà qui est instructif. Tu as déjà tué quelqu'un dans les parages ?
— Juste ceux qui sont morts. Je gagne quoi à marcher avec toi, Faber ? Tant qu'à devenir criminel, autant être payé. »
J'imaginais qu'un avocat pouvait comprendre la cupidité mieux que quiconque.
« Récupère ma marchandise et je te donne cinquante mille, en plus de la vie sauve. »
Il mentait et nous le savions tous les deux. Nous ignorions en revanche si l'autre savait que nous savions.
Vous êtes combien, six ?
« D'accord Faber. Marché conclu. Libère-moi et donne-moi les infos. »
Faber fit venir un de ses hommes, lui confia un jeu de clefs et lui chuchota des instructions.
« Une seconde, Daniel. Je dois d'abord te montrer à quel point je suis sérieux. Une nouvelle décharge électromusculaire devrait suffire. »
La maison que je surveille a l'air tout droit sortie du générique d'une sitcom située en zone pavillonnaire. D'après ce que nous dit la télévision, nous devrions y trouver un père de famille atteint de surcharge pondérale, une maman permanentée, un ou deux gosses finauds et peut-être un beau-frère au sous-sol. Quelques répliques incisives telles que pfff, m'man ou personne me comprend et on se retrouve à la saison 9 du DVD en tête des ventes.
Cette baraque est le dernier endroit où l'on s'attendrait à dénicher un labo clandestin. Quoi qu'il en soit, selon Faber, j'en dégotterai un pile ici.
« Et un paquet de mesures de sécurité, avait-il précisé. Le top du top. Ces gus ne lésinent pas. »
Faber refuse de risquer un de ses hommes sur ce coup, alors je suis seul. Aucun faux policier pour m'aider. Vraiment dommage, d'après Faber, vu que Goran avait réussi à se procurer un véritable arsenal. Pieds-de-biche, bélier hydraulique, équipement complet et tout le bazar.
« Considère ceci comme un test, Daniel. Tu ramènes le matos et peut-être que la prochaine fois je t'autorise à prendre quelques hommes. »
Je devrais contacter le FBI, voilà ce que je devrais faire. Mais une fois que les fédéraux auront fourré leur nez là-dedans, je passerai le restant de mes jours sur la liste du programme de protection des témoins, dans le meilleur des cas. Dans le pire, Deacon sera congelée et j'écoperai de perpète sans réduction de peine. Alors j'entre l'indicatif du FBI à Newark en numérotation abrégée, sans toutefois appeler.
Newark en numérotation abrégée ? On dirait que tu commences à raisonner comme un Américain.
Zeb a raison. Je suis ici depuis trop longtemps. J'ai besoin d'une chope de Guinness qu'on met cinq minutes à remplir et d'un rendez-vous avec une poupée au visage constellé de taches de rousseur.
La villa semble normale. Pourtant, quand je m'accroupis dans l'ombre, je discerne plusieurs caméras fixées sur le rebord du toit. Des cellules photoélectriques aussi, en veille dans le jardin. Les fenêtres sont étroites, protégées par les barreaux décoratifs en fonte et même si la porte est peinte couleur bois, je penche pour de l'acier. Des projecteurs sur la pelouse et le toit complètent le tableau. Cet endroit a tout d'une forteresse discrète. Aucune chance d'y pénétrer par la force.
Je fais le tour par-derrière, ce qui n'est pas aussi facile qu'il y paraît. Dans les banlieues paranoïaques propres à l'Amérique, le premier réflexe consiste à tirer sur les intrus et poser les questions ensuite, si besoin. On entend tous les jours des histoires à propos d'éboueurs plombés par les femmes au foyer paniquées simplement parce qu'ils communiquaient dans une langue étrangère. Parfois, cet argument constitue même leur ligne de défense pendant le procès.
Il était derrière ma maison, trifouillait mes ordures et parlait comme un terroriste. Vous vous attendiez à quoi ?
Mais je politise le débat.
Par bonheur, les ombres s'étirent. Je suis vêtu de noir et j'ai l'habitude de ce genre de missions. Je me faufile à travers le jardin contigu, prêt à allonger le premier venu si j'y suis obligé. J'espère que j'aurai affaire à un individu de sexe masculin. Je pourrais m'accommoder de déglinguer un jardinier trapu, mais ma conscience ne saurait tolérer de frapper une fille par erreur.
Ressaisis-toi ou tu risques de commettre des impairs.
Ouais. Quel conseil généreux de la part d'un gars qui s'est shooté trois fois à l'encaustique au sortir de boîte. Trois fois avant de se rendre compte que quelque chose clochait.
La meilleure saloperie que j'aie sniffée en plusieurs mois, affirme le fantôme de Zeb.
J'emprunte une ruelle pavée sans avoir à priver quiconque de sa lucidité. Je me cache dans un bosquet à feuilles persistantes, puis espionne la baie vitrée à travers les branchages. Je distingue le salon vide d'un pavillon de banlieue cossu, meublé de fauteuils Eames trop chers pour que des gosses s'assoient dessus. Je dois avouer que le jardin est chouette, malgré tout. La verdure abondante procure une impression de naturel sans être pour autant négligée. Ce jardin me rappelle…
Oh pour l'amour de Dieu, ferme-la.
Bon, d'accord.
Tout à coup, j'entends un grognement et je comprends qu'un chien se trouve à mes côtés dans les fourrés. D'après son souffle dans mes oreilles, je présume qu'il s'agit en plus d'un énorme salopard. Ce sont ses buissons, et il est furax. Il me reste peut-être deux secondes avant qu'il ne referme ses mâchoires sur mon visage. Là, Faber doit constater un sacré pic dans mes fonctions vitales.
Pitié, pas un rottweiler. Pitié, pas un rottweiler.
Je regarde et découvre un rottweiler à moins d'un mètre de moi. Les touffes d'herbe forment une drôle de perruque au-dessus de sa gueule affûtée. Ses babines retroussées sur ses incisives, ses pupilles noires braquées sur moi, semblables à des visées laser, ternissent l'aspect comique du tableau.
Bon Dieu. J'y crois pas. Comment autant d'emmerdes peuvent dégringoler sur la même personne en une journée ?
Le clébard se rue sur moi. Je roule en arrière avec lui, sur les racines, dans les arbustes, une de mes mains refermée sur son museau. Mon poing se remplit de mucus, mais au moins, les dents sont neutralisées pour l'instant. Avec mon autre main, je chope le mastard par l'entrejambe.
Félicitations, c'est un garçon.
Au diable la sensiblerie. Comme chantait David Byrne dans Life During Wartime : j'ai pas le temps pour ce genre de conneries.
Le chien est dans mes bras. Il se tortille, telle une créature marine hors de l'eau. Je peux sentir la fureur de l'animal pousser ma résistance musculaire à l'extrême. Des branches claquent autours de nos têtes. Avec le crépuscule, on dirait un véritable film d'horreur. Je m'attends presque à voir émerger de la ruelle un cinglé obsédé par sa mère, affublé d'un masque et armé d'un couteau de boucher.
Je serre les couilles du rottweiler, histoire de l'énerver pour de bon, puis rassemble mes forces jusqu'à la plus petite parcelle afin de le balancer par-dessus la palissade du jardin. J'entends un choc sourd, et ses pattes qui grattent le sol quand la bête reprend l'équilibre de l'autre côté après s'être réceptionnée gauchement. Cette projection n'est pas le résultat d'une stratégie planifiée, mais elle pourrait quand même tourner à mon avantage.
Vas-y, Rantanplan, j'encourage le chien. Montre de quoi tu es capable !
De l'autre côté, le traumatisme est instantané. Rantanplan se déchaîne à l'arrière du jardin des dealers, à la recherche de quelqu'un à égorger. Je parierais que ce chien-là n'a pas l'habitude de se faire malmener et jeter par-dessus une clôture. On raconte qu'il n'existe pas en enfer de pire colère que celle d'une femme flouée, ce à quoi je répondrais qu'une femme flouée partirait sans demander son reste en face d'un rottweiler à qui l'on vient d'essorer les testicules.
Je jette un coup d'œil entre les planches. Le jardin voisin présente à peu près la même superficie : un rectangle de pelouse de vingt sur trente, orné de divers arbres en pleine croissance regroupés vers le fond. Il comporte aussi une allée. Un pick-up est garé à cul au niveau de la porte de derrière, blindée de toute évidence.
Le type devant la porte hésite entre opposer à Rantanplan un visage impassible ou se chier dessus.
S'il m'est impossible d'entrer dans cette maison, j'arriverai peut-être à faire sortir ceux qui sont à l'intérieur.
Le mastard secoue sa gueule luisante — on dirait qu'il étripe un lapin imaginaire —, puis il repère le mec sur le seuil et décide de lui imputer la responsabilité de ses désagréments. Son grognement signifie : je vais te bouffer vivant, enculé d'essoreur de testicules.
Aucun homme sur cette terre ne manquerait d'être terrifié par un rottweiler qui se dirige vers lui la bave aux lèvres. Je m'accroupis pour fouiller dans le sac à mes pieds. Tout d'abord, j'extrais deux boules Quies de leur emballage plastique. Ensuite, je sélectionne un fusil d'assaut compact Steyr couplé à un lance-grenades 40 mm sous le canon. Et dire que j'avais failli ne pas prendre l'option lance-grenades. Heureusement, le vendeur m'avait convaincu.
Hé, ne prends pas le modèle lance-grenades, je m'en fous. Seulement, je te rajoute deux grenades pour cent dollars. Pour cent dollars ! Tu ne vas pas me faire gober, l'Irlandais, que tu ne te retrouves jamais dans un merdier où quelques explosifs ne sont pas les bienvenus ?
Un ou deux merdiers m'étaient venus à l'esprit. Celui-ci n'en faisait pas partie. Des chiens volants et des grenades en pleine banlieue résidentielle.
Je passe la tête par-dessus la palissade et regarde à travers les branchages. J'ai juste le temps de lire et merde sur les lèvres du type et de le voir rentrer fissa. Il claque la porte une fraction de seconde trop tard pour empêcher le rottweiler de s'introduire dans le bâtiment.
Cette irruption est la cerise sur le gâteau. J'avais compté sur le chien pour faire diversion dehors, mais dans la maison elle-même… Carnage assuré. Espérons-le.
Passé la consternation, j'entends des bruits d'objets brisés, entrechoqués, des cris de surprise… Un ou deux coups de feu.
Ils se disent c'est quoi, ce bordel ? D'où il sort ?
Planquez la came. Planquez-la.
Première règle dans n'importe quelle usine : protéger la marchandise.
J'épaule le fusil et actionne le levier de sûreté. D'un coup, me revoilà soldat. Le déclic. Une fois la sûreté ôtée, nous ne sommes plus à l'entraînement.
J'arrose le toit, dégomme les tuiles, dénude les bardeaux et pète les lignes électriques. Si ces mecs ne disposent pas d'un générateur, leur dispositif de surveillance est hors service. S'ils en possèdent un, il me reste une minute.
À présent, ils réalisent : Une fusillade. On est attaqués. Évacuation.
La fusillade est une chose, mais ce sont les explosions qui provoquent le branle-bas. J'enclenche une grenade dans le lanceur, verrouille la culasse, et appuie sur la seconde queue de détente. Une ogive argentée de 40 mm plonge dans un des trous du toit. Pourvu que personne n'y ait mis ses cadeaux de Noël.
La déflagration n'est pas digne d'Hollywood. Elle est néanmoins assez importante pour transformer le grenier en bois de chauffage. L'onde de choc produit un ou deux sauts d'image. Un nuage de fumée et de poussière se déploie au-dessus de la baraque ; un repère pour les pompiers.
Les dégâts sont suffisants en ce qui me concerne. Je remets le fusil dans mon sac magique et saute par-dessus la barrière, en territoire ennemi. Que leurs caméras soient HS ou non, je dois agir.
Le pick-up est tapi dans l'allée, à l'image d'une bête sauvage. Un Hilux flambant neuf avec des roues surdimensionnées et sans doute beaucoup plus de chevaux sous le capot qu'en magasin. Ils se serviront de ce véhicule pour fuir, sûr et certain. Qu'un problème surgisse à l'avant de la maison, et les stéroïdes seront évacués dans cette merveille.
Un gars se pointe sur le patio. Un flingue dans une main, les clefs dans l'autre. Une traînée de sang macule son bras et je me dis bon chien, Rantanplan. Avant d'ajouter repose en paix, toutou. Je fais jouer le rétroviseur latéral de manière à voir ce qui se passe, puis m'agenouille devant la calandre et laisse la situation évoluer un peu. Possible que ce type ait les stéroïdes avec lui.
Possible aussi qu'il ne les ait pas. Un comparse fait rouler deux gros fûts en plastique scellés sur un transpal. Une morsure à la jambe l'oblige à boiter. Je commence à me sentir triste pour Rantanplan.
Avec force grognements et jurons, les mecs chargent les tonneaux sur le plateau.
« Va chercher le dernier container, crie le premier homme par-dessus le crépitement des flammes qui s'élèvent du grenier.
— Merde, répond son jeune acolyte. Pas question que je retourne là-dedans. »
À la façon dont le type numéro 1 brandit son arme, je comprends que l'autre n'a plus bésef de temps pour se décider.
« OK, se résigne en hâte le jeune acolyte. Bon sang, Bobby. On vient de partager un sandwich au thon.
— Le sandwich était bon, mon pote. Un chouette souvenir. Mais je suis le chef et je ne dois pas me laisser influencer par le thon. Putain. Contente-toi d'aller chercher le fût, Bombe H. »
Bombe H se dirige vers la maison sur la pointe des pieds. J'ai l'impression que Rantanplan est toujours vivant.
Bombe H ? Bordel, où on va avec ces surnoms ? Le problème, c'est que ces gars s'inventent leurs propres pseudos et qu'aucun d'eux n'est chrétien : Quatre-z'yeux, Haleine-de-Chacal. Un gonze qui avait écopé de six mois pour voyeurisme, à Dublin, se faisait appeler Windows 2000. Voilà un surnom !
Alors que la baraque est attaquée, le mec a tellement peur d'avoir le clébard au train qu'il ne me voit pas arriver. Je me faufile du côté conducteur et le frappe à la tempe. Un coup puissant. J'attrape les clefs avant qu'elles touchent le sol. Je n'aurai même pas besoin de sortir ma tige de déblocage du sac.
Merci Bobby.
Bobby rebondit sur la porte et rote avant de s'écrouler dans l'allée. Je sens une odeur de thon. Je suis pris au dépourvu lorsqu'il s'ébroue et m'envoie une patate. Une belle, en pleine poire. J'aurai la tronche comme une pastèque demain matin. Ma colère est telle que je cogne le crâne de Bobby sur l'aile de la bagnole. Sans doute un peu trop fort.
J'actionne l'ouverture centralisée avec une babiole signée Toyota et saute à l'intérieur. Je jette mon sac sur le siège passager. Le coup de poing m'a meurtri les phalanges. Je me suis peut-être pété un doigt.
La douleur pourrait venir de l'arthrite, suggère le fantôme de Zeb. Il fait resurgir des souvenirs refoulés. Ton père en était atteint. Une des raisons pour lesquelles il buvait.
La belle excuse. Cette infirmité ne l'empêchait pas de nous battre.
Le pick-up démarre au premier essai. Rien que de très normal, avec tout le pognon que les trafiquants de stéroïdes y ont investi. J'appuie à fond sur l'accélérateur. Le seul obstacle entre moi et la route consiste désormais en un portail automatisé muni de barreaux capables de stopper même le Hilux.
Je vire donc à gauche et coupe à travers la fragile clôture de bois. Bande d'abrutis. Je veux dire, franchement, qui s'est occupé de la sécurité ? Il a suffi d'un individu isolé et d'un clebs pour tout réduire à néant.
Dans le rétroviseur, ma dernière vision du labo des trafiquants est marquée par Rantanplan qui jaillit en souplesse par la porte de derrière, une touffe de matière indéterminée dans la gueule. Bon chien, je pense. Bon chien.