11

 

J'ai travaillé avec Zeb par intermittence, en général vers Manhattan, et j'ai vu des tonnes de Botox injectées sous des hectares de peau. La paye était irrégulière, mais bonne, et je dois avouer que les à-côtés n'étaient pas négligeables. Il n'y avait qu'un inconvénient : les gonzesses dont Zeb s'occupait devaient éviter de bouger pendant vingt-quatre heures, alors les parties de rigolade n'étaient pas très animées.

Au début, nous nous entendions bien. Quand je dis bien, cela signifie que je n'avais pas à réclamer mon argent plus de cinq fois et qu'il n'essayait jamais de me retenir plus de quarante pour cent. Une fois, j'avais été obligé de lui secouer les puces, mais c'en était resté là. Personne ne tenta de le dépouiller durant la première année, ce qui avait le don de le rendre furax. Dans son esprit tordu, l'absence de vol constituait une tentation supplémentaire pour moi, sans compter qu'il avait l'impression de me payer inutilement. J'avais voulu lui expliquer que j'endossais en quelque sorte le rôle d'une dissuasion nucléaire, pourtant Zeb refusait d'écouter car ces arguments ne cadraient pas avec son schéma de pensée. Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il commence à se battre avec les clients, à les défier de l'arnaquer, ou de m'arnaquer moi. La plupart de ces gens étaient des femmes au foyer perplexes qui n'avaient jamais entendu de jurons ailleurs qu'à la télévision. Cependant, il arrivait qu'une de ces ménagères dispose de gardes du corps et que je me prenne une ou deux mandales juste à cause des provocations de Zeb. Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il aille se pavaner sur la Huitième Avenue, tel John Travolta dans La fièvre du samedi soir, et balance des insultes à droite à gauche. Il faisait à peine attention à moi, considérait ma présence comme allant de soi. Une nuit, je m'étais arrêté à un passage piétons et l'avais laissé continuer, avec ses fils de pute, et ses tire-toi de là, connard. Au bout d'un moment, un étudiant lui avait allongé une bonne pastèque à la tempe. Le genre de coup devant lequel tout le monde s'extasie : putain.

Nous nous sommes séparés peu après et j'ai déménagé à Cloisters. Au bout de six mois, Zeb m'a retrouvé et a ouvert le Kabinet Kronski dans un petit centre commercial. Pendant presque un an, il a prétendu qu'il était venu s'installer ici parce que j'étais son seul ami. Mais un soir, au O'Leary, il était tellement bourré qu'il croyait parler à quelqu'un d'autre. Il m'a raconté comment la nana d'un dealer du Queen's avait été victime d'un affaissement facial définitif après qu'il lui eut injecté de la toxine botulique au rabais dans le front. Désormais, il se planquait et attendait que ça se tasse, coincé sur les rives du Styx avec moi. Néanmoins, il commença à gagner pas mal de fric sur Cloisters et décida de rester un moment.

Je ne bosse plus pour Zeb, même s'il me supplie tous les jours. Je me contente de traîner avec lui pour le plaisir. J'apprécie la compagnie d'un pote pour boire et nous avons de surcroît les mêmes références cinématographiques et musicales. Souvent, on se marre bien.

 

J'ai déjà été dans de pires états, mais pas récemment. J'ai l'impression qu'à une époque, je pouvais prendre une raclée avec autant de désinvolture qu'un jeune homme lève le coude et être encore opérationnel le lendemain. À présent, chaque pas m'arrache un gémissement. Lorsque je marche, je ressemble à un type qui souffre de la maladie des os de verre. Les combats avec Rantanplan, le gars à l'odeur de thon et les hommes de main de Faber ont eu un effet désastreux sur ma santé. Je ne serais guère étonné de mourir prématurément.

Au moins, l'affaire est entendue en ce qui concerne Faber, sauf s'il peut se payer un nouveau cœur. Quelles que soient les raisons pour lesquelles il a tué Connie, il les a emportées avec lui. Peut-être qu'une fois atteinte la Lumière au bout du Tunnel, il devra s'expliquer devant saint Pierre. Pour son salut, j'espère qu'il aura de meilleurs arguments que elle m'a giflé, bon Dieu. J'aimerais être une mouche pour assister à cette conversation.

L'histoire avec Deacon est en suspens. Cependant, j'ai le sentiment qu'au moment où Ronnie se fatiguera de jouer au super-flic, elle me passera un coup de fil. J'aime à croire que l'inspectrice serait à mes côtés si j'avais besoin des forces de l'ordre. Je l'appellerai moi si j'y suis obligé, mais je ne vends pas la peau de l'ours. Tout d'abord, Ronnie est flic et elle respectera la loi même si on doit plonger tous les deux.

Vendre la peau de l'ours ?gazouille le fantôme de Zeb, toujours dans les environs. Pourquoi diable vendrais-tu la peau de l'ours ?

T'écoutes rien ? Je ne vends pas la peau de l'ours.

Vendre la peau, ne pas vendre la peau, peu m'importe. Tu as résolu tous ces problèmes, et moi alors ? Je suis là, quelque part.

Sans doute mort.

Sans doute, oui. Mais as-tu jamais songé que je pourrais n'être que blessé ? Je pourrais agoniser en un lieu secret, la bite coupée. Il me reste peut-être trois quarts d'heure pour parvenir aux urgences et être recousu.

Je tressaille malgré moi.

D'accord, Zeb, d'accord. Je vais me renseigner un peu.

Quand ?

Bientôt. Très bientôt. Je dois encore aller récupérer mon argent à la gare routière, puis m'arranger avec Mme Delano et retourner au boulot.

Je me vide de mon sang et toi, tu t'arranges ?

Si je te trouve, tu sortiras de ma tête ?

Non seulement j'en sortirai, mais je te ferai toutes les visites de contrôle à l'œil.

Ouais, voilà comment je sais que tu n'es pas le vrai Zeb.

 

Maintenant que Faber a rendu l'âme, je devrais être débarrassé des gorilles. Au cas où il en resterait quelques-uns chez moi, je compose tout de même le numéro du commissariat de quartier, me fais passer pour le voisin, M. Hong, et signale une effraction. À l'instant où je me faufile à l'étage du dessus, en direction de l'appartement de Sofia, la patrouille de police gravit les escaliers d'un pas lourd.

Delano ouvre avant que l'écho des coups redoublés se soit estompé. Elle se tient devant moi, aussi essoufflée que si elle avait couru un kilomètre pour atteindre la porte.

« Carmine, soupire-t-elle. J'attends depuis si longtemps. »

Je me glisse à l'intérieur, la frôle, sens sa respiration, sa bouche souriante sur ma joue, vois l'éclat de son rouge à lèvres.

Delano me rappelle quelqu'un. Plus Cyndi Lauper ? Non ! Une autre star des années 80. Blonde, gros brushing. Robe rayée en laine, leggings et ballerines.

Le fantôme de Zeb met le doigt dessus. We're the kids in America, woh-oh.

« Ma tenue Kim Wilde, précise Sofia Delano. Tu l'as toujours aimée, Carmine. Tu te souviens de cette boîte de nuit ? Le 187 ? C'était le bon temps. »

Elle paraît resplendissante, son odeur est enivrante. Si seulement je pouvais me rappeler le bon vieux temps.

« Madame Delano… Sofia… Je ne suis pas Carmine. Je suis Daniel McEvoy, votre voisin du dessous. Vous me haïssez, vous vous souvenez ? »

Elle prend mon visage entre ses mains.

« Plus maintenant », déclare-t-elle avant de m'embrasser à pleine bouche.

Plus maintenant ? Ces mots signifient-ils qu'elle ne me hait plus ? Ou qu'elle ne se souvient plus ?

Je l'ignore et durant une minute, je m'en fous.

Même si je n'ai pas partagé les années 80 avec elle, je me rappelle bien cette période. Et la revoilà, avec ce doux parfum chocolaté, ces épaulettes, ces nuages de laque en spray, et ces lèvres pulpeuses. Cette étreinte est plus qu'un baiser, elle est une machine à remonter le temps.

Les cheveux laqués de Sofia me grattent la joue. J'entends un gémissement monter du fond de sa gorge. On dirait que ses rêves ont été exaucés. J'ai envie de chialer. Embrasser une timbrée : comment suis-je tombé aussi bas ?

Je la repousse en douceur. Nos lèvres font un bruit de ventouse qu'on décolle, pop.

« A… attends, je bafouille. Il ne faut pas. Je ne peux… nous ne pouvons pas. »

Le maquillage rouge a maculé sa lèvre supérieure.

« Bien sûr qu'on peut, mon chéri. Ce n'est pas la première fois. Et abandonnons-nous comme si c'était la dernière. »

Quelle proposition. On pourrait vendre un film sur une réplique pareille.

« Non, Sofia… Madame Delano. Ce n'est pas moi. Je veux dire, je ne suis pas Carmine. »

Soudain, un événement inattendu se produit. Elle me gifle, fort. Je recule sur mes talons.

« Ressaisis-toi, Carmine. On ne vit qu'une fois. J'aurai quarante ans l'été prochain. Cette occasion est ma dernière seconde chance. Tu vas encore me briser le cœur ? »

Impossible. Putain de moi, je devrais réagir, mais je n'y arrive pas.

« OK Sofia. OK, je comprends. »

Je lui effleure la joue. Cette caresse est simple. Naturelle.

« Pas de cœur brisé cette nuit. Je veux y aller en douceur, sans précipitation. Nous avons le temps, n'est-ce pas ? »

Elle cligne des yeux, en proie au doute. Offrir du cul à ce type, Carmine, semble être la seule manière de procéder qu'elle connaisse.

« Le temps ?

— Ouais, pour l'amour ?

— L'a-mour ? »

Ce mot lui écorche la bouche.

« Tu veux de l'amour ?

— Bien sûr. On peut changer, non ?

— Je… je suppose. »

Ouf. Un sursis, bien qu'une grosse part de moi-même, une part insistante, ne veuille pas d'un sursis.

« Bon. Super. Donc, Sofia, tu as à boire ?

— J'ai du sirop pour la toux. Et du café. »

Café. Cette évocation a pour moi les apparences du Saint-Graal.

« Holà, voilà qui est excitant. »

C'en est trop. J'utilise excitant au moins aussi souvent que quincaillerie.

Sofia titube jusqu'à la cuisine, un sourire incertain plaqué sur son visage barbouillé de rouge à lèvres.

« Carmine Delano demande du café. Mon mari a vraiment changé. Peut-être as-tu laissé tomber cette attitude macho en même temps que tes cheveux.

— Cette alopécie est temporaire, je m'insurge, désireux à présent de lui plaire. Les cheveux. Ils vont repousser. »

Sofia prépare deux tasses à la machine.

« Avec cheveux, sans cheveux, je m'en moque, chéri. Tant que je t'ai toi. Tu étais parti depuis des heures. Je commençais à croire que je m'étais mal comportée. »

Des heures ? Des années plutôt.

« Je… heu… j'ai dû régler certaines affaires. »

Sofia m'invite à prendre place sur le divan moelleux en cuir marron. Il chuinte lorsque je m'y assois. Un divan de démonstration tel que celui-ci est l'idéal pour se détendre. Je détecte une odeur de nourriture italienne mélangée au parfum.

« Des affaires ? Genre, cette salope à poil en bas ? Sacré vieux Carmine. »

D'une manière ridicule, j'éprouve le besoin de me défendre.

« Cette femme était inspectrice. Elle voulait me tuer. »

Sofia me jette un regard espiègle.

« Mmh mmh. Je parie qu'elle avait de bonnes raisons. Je te connais, Carmine, avec tous tes badinages. »

Badinages. Première fois que j'entends cette expression depuis que j'ai quitté l'Irlande.

Boire et badiner. C'est ton portrait, non ? Toute ta putain de vie résumée en deux mots.

Ma mère crie après mon père. Ce dernier rit, se gratte la joue, balaye l'air d'une main comme s'il chassait une mouche.

Badinage, hein ?ricane-t-il pour ensuite exécuter une petite sarabande facétieuse. Avant ou après la partie de croquet ?

De retour au présent, je tremble un peu.

« Non, Sofia. Aucun badinage. Rien que toi. Tu es la seule pour moi. »

Cette déclaration est facile à formuler. Et tout aussi facile à croire.

Sofia resplendit, se recoiffe sur le côté, les yeux baissés. Elle ressemble à une jeune mariée.

« Tu le penses vraiment, chéri ? Tu es sérieux, cette fois ?

— Bien entendu. »

Je prends sa main et la place sur ma poitrine.

« Tu sens mon cœur. Dis-moi que je mens. »

Si mon muscle cardiaque pouvait parler, il dirait que chacune de mes paroles est un leurre. Son mari est disparu et il ferait mieux de le rester, parce que s'il revient, je pourrais le tuer.

Sofia porte ses longs doigts fins à ses joues.

« Ce cœur est puissant, Daniel. Assez puissant pour me protéger.

— Personne ne te fera de mal, Sofia. Ce type, cet enfoiré, il est réellement parti.

— Enfoiré de bip », souffle-t-elle avant de s'endormir comme une masse.

Enfoiré de bip ? s'interroge le fantôme de Zeb. Qu'est-ce que cette phrase peut bien signifier ?

Je décide de me pencher sur la question plus tard. Pour l'instant, je me demande par quel miracle Mme Delano vient de m'appeler Daniel.

La psyché est constituée de plusieurs couches superposées, m'avait expliqué une fois Simon Moriarty. Certaines d'entre elles savent ce qui se passe. D'autres non.

Il faut vraiment que j'appelle ce mec.

 

Et c'est ce que je fais. Je l'appelle le lendemain soir après un petit déjeuner très très tardif, avant d'aller travailler. J'ai dormi dix-huit heures d'affilée et j'ai pris quatre repas complets. Je crois qu'il est temps pour moi de résoudre certains problèmes.

« Hé, toubib. Daniel McEvoy à l'appareil. »

Une minute de silence à l'autre bout du fil tandis que Moriarty fouille dans sa mémoire.

« Daniel ? Ce vieux salopard de Daniel McEvoy ? Souvenirs souvenirs ! Comment va, Dan ? Pas trop bien, je présume. »

Mon regard se perd par la fenêtre. Le crachin se pare de reflets argentés sous la lumière des lampadaires. Le tableau est aussi joli qu'une averse dans un film.

« Eh bien, à l'heure actuelle, j'admire la pluie, pour peu que cela ait de l'importance. »

J'entends le frottement d'une molette de Zippo et reviens dix ans en arrière.

« La pluie ? T'es complètement givré mon garçon. Neuf tueurs en série sur dix étudient de près les phénomènes météorologiques juste avant de se déchaîner. Au fait, tu sais qu'il est deux heures du matin, ici. Tu as de la chance, j'étais occupé à me murger. »

Je souris. J'adore ces vieilles expressions.

« Pas de problème, tête de nœud.

— Trouduc.

— T'es sûr que t'as un diplôme ?

— Tu m'as appelé, sergent McEvoy. Quel est ton souci ?

— Mes soucis, toubib. Mes soucis.

— OK. Vas-y. Je te préviens quand même que j'enverrai la facture à l'armée. »

Plus bas dans la rue, un couple se dispute. Elle fait de grands gestes, agite les bras, pareille à un moulin à vent. Est-ce que je trouve ce comportement mignon ou énervant ? Merde, je suis déjà énervé.

« Bon, je suis amoureux de cette femme.

— Bien joué. Vivre vieux, mourir heureux.

— Non, elle me prend pour un autre.

— Ah… Les secrets ont leur utilité. Je sais que le sens commun préconise de ne rien garder pour soi, néanmoins il est parfois préférable de taire certaines choses.

— C'est plus qu'un simple secret, toubib. En fait, elle est persuadée que je suis une personne différente. Son mari, je crois.

— Et ce n'est pas le cas ?

— Pas que je sache.

— OK. J'ai horreur des diagnostics par téléphone, mais elle semble dé-li-rante.

— Ah bon ? Oh merde. »

Simon glousse. Dans le minuscule récepteur, on dirait qu'il se gargarise avec du savon noir.

« D'accord. Je me sou-vi-ens de toi maintenant, McEvoy.

— Qu'est-ce que je dois faire ?

— Ne détruis pas ses rêves trop brutalement. Tu pourrais occasionner des dégâts irréparables. Joue le jeu pour l'instant, jusqu'à ce que tu puisses bénéficier de l'aide d'un spécialiste.

— La manœuvre risque d'être délicate.

— Délicate comment ?

— Je crois que Sofia est susceptible de devenir violente. On lui a déjà fait du mal. »

J'entends Moriarty pomper à fond sur son cigare.

« Bon sang, tout ceci n'est guère professionnel. Écoute, Dan, si tu tiens à cette femme, amène-la à se soigner. Trouve un prétexte quelconque, raconte que vous allez voir un conseiller conjugal.

— Un conseiller conjugal. Super. »

Je suis sur le point de raccrocher quand le docteur Moriarty demande :

« Et toi, Daniel ? Tu vas bien ?

— Je me suis cassé une phalange, peut-être.

— Psychologiquement, crétin. »

Comment je vais ? Voilà une question. Mon meilleur ami est logé dans ma tête. Je suis obsédé par mes cheveux et je commence à envisager d'établir une relation sérieuse sous une fausse identité.

« Ouais, je me porte comme un charme, Simon. Vraiment. »

Le stylo de Moriarty cliquette de l'autre côté de l'Atlantique.

« Tu mens, Daniel.

— Ah bon ?

— Oui, tout à fait. Tous ces toubib-Moriarty-connard, et soudain, tu passes à Simon. Tu essayes de gagner ma confiance en humanisant ton comportement. Tiré du manuel, texto.

— Je suis humain, Simon. »

Nouveaux gloussements en provenance d'Irlande.

« À d'autres. Pour moi, tu ne représentes rien de plus qu'une poignée de décorations militaires. »

Je réalise que j'adore ce mec. J'aimerais aller boire une bière avec lui et éviter de pleurnicher sur mes différents complexes, fixations et autres psychoses.

« J'imagine que je suis trans-pa-rent pour toi, toubib.

— Tout à fait. »

J'inspire à fond, conscient de ne pas pouvoir tout avouer sans être diagnostiqué P4.

« D'accord, toubib. J'ai un ami.

— Vraiment ? Cet ami a un problème d'érection et tu voudrais savoir si je peux rédiger une ordonnance à ton nom ?

— Non. Pas ça. J'ai un vrai copain dont la personnalité vit à l'intérieur de mon crâne. »

Merde alors, je l'ai dit.

« Tu entretiens juste des conversations imaginaires. Tu prétends être l'avocat du diable avec toi-même, tout le monde se comporte ainsi.

— Non, le problème est plus grave. Sa présence est tangible. Il ne respecte pas les règles habituelles.

— Tu as établi des règles à l'intention de ton ami imaginaire, Dan ?

— Hé, je suis presque sûr que tu n'as pas de droit de te foutre de tes patients.

— Envoie-moi un chèque, et là, tu seras mon patient. »

Inutile d'essayer de jouer au plus fin avec lui, ce type est un pro. Donc je continue.

« En général, ces discussions imaginaires avec l'avocat du diable n'adviennent que quand on le désire. Elles sont toujours confuses, discrètes. Mais ce gars, Zeb, est tout le temps là, il me déconcentre, se mêle de tout. Et dès que j'ai besoin d'un conseil, il disparaît.

— Maintenant, il est là ?

— Non. Zeb ne fait pas confiance aux docteurs.

— Je vois. Et quel est le travail officiel du vrai Zeb ?

— Il est docteur », je précise, sourire aux lèvres.

Le stylo de Simon cliquette au moins une demi-douzaine de fois, et puis :

« Tu n'es pas un imbécile, Dan, même si tu fais semblant. Tu sais que cet homme, Zeb, n'est qu'une partie de toi.

— J'avais deviné jusque-là. Donc pour l'instant, la camisole de force est inutile.

— Tant que tu gardes le contrôle. Beaucoup de nos meurtriers jurent que les voix leur ont ordonné de tuer.

— Aucune inquiétude. Zeb m'exhorte à tuer des gens depuis des années. Je ne lui ai jamais obéi.

— Pour le moment. Peut-être qu'il faudrait que je te délivre une ordonnance. Quelques gentils antidépresseurs devraient te faire beaucoup de bien. »

Je connais des vétérans qui prennent des antidépresseurs. Ils trouvent Titi et Grosminet désopilants.

« Non merci, toubib. Je crois que je vais me passer de médicaments. À l'heure actuelle, j'ai besoin d'avoir l'esprit clair.

— Comme tu veux, sergent. Alors essaye de te contrôler. Si jamais tu te retrouves à découper des corps en morceaux sous l'influence de Zeb, bois une rasade de whisky et dors huit heures. Ensuite appelle-moi dans la matinée.

— Alors je suis ton patient, maintenant. Je dois te faire parvenir un chèque ? »

Moriarty grogne à son tour.

« Oui, tout à fait, Dan. Envoie-moi un chèque. »

Je perçois une autre voix. Une voix féminine et ensommeillée.

« Allez, Sim-o' », gémit la femme. Pas une de ses patientes de toute évidence. « Tu ne peux pas t'arrêter au milieu.

— Je ferais mieux de te laisser, dis-je.

— L'un de vous deux, oui », rétorque Simon avant de raccrocher.

Le fantôme de Zeb émerge de mes synapses, comme s'il s'était caché derrière.

Les psys, il s'indigne. Je devine qu'il hausse les épaules et son mouvement ressemble à une canette de bière glacée qu'on me passerait sur le front. Des sorciers, tous.

 

Les rues pouilleuses de Cloisters sont relativement discrètes. Sur la Huitième Avenue de New York, vous savez à coup sûr quels lieux vous arpentez. Les panneaux d'affichage clinquants et les vitrines remplies de mannequins en lingerie fine vous le rappellent sans cesse. L'odeur de la luxure s'élève des trottoirs et les poignées de porte sont enduites de lubrifiant coupable.

On ne trouve pas autant de panneaux d'affichage et de poignées de porte de cette sorte à Cloisters. La ville comporte trois clubs de strip-tease dont on ignore l'existence si on n'y prête pas attention. Une petite enseigne au néon, un carré de tapis rouge et un rideau de velours histoire de surveiller ce qui se passe. Cloisters compte huit casinos. Chacun d'eux est signalé par un panneau de la taille d'une pizza selon un décret municipal.

Après mon coup de téléphone transatlantique, je me rends à la gare routière d'un pas vif pour y récupérer mes économies, puis traverse l'agglomération jusqu'au quartier chaud et me présente à la porte du Slotz.

« Ta-dah », je chante, les bras écartés.

Jason m'adresse son sourire Émail Diamant.

« Hé Dan, mon pote. T'étais passé où ? Retourné chez ces putains d'Irlandais ou une connerie de ce genre ? Sérieux, Victor a pété un câble hier. Il t'a viré pour absence irrégulière. »

Je m'attendais à cette mauvaise nouvelle. Tu ne t'absentes pas de ton poste chez Victor Jones sans en subir les conséquences. Victor ne laisse jamais rien passer.

Cet enculé ne laisserait rien passer même dans un match de base-ball.

Je me marre. Zeb avait trouvé cette repartie une nuit, après que Victor lui avait coupé le crédit.

Jason est surpris de m'entendre rire.

« Respect, Dan, t'as des couilles. Pouffer et tout le bordel, te pointer ici comme une fleur après avoir loupé une vacation. Il va falloir que tu sortes un sacré atout de ta manche quand tu auras affaire à Victor, tu me suis ? »

J'envie la faculté de Jason à placer des phrases avec tu me suis ou passer l'éponge, une autre de ses expressions préférées.

« OK. Je ferais mieux de rentrer et de commencer à ramper. »

Jason fait craquer son cou, ce qui a toujours eu le don de me crisper.

« Allez, Jason. Je déteste cette manie. Tu veux choper de l'arthrite ?

— Désolé, Dan. Je suis nerveux. Les clients ne sont pas encore arrivés, alors Victor est en train d'embobiner quelques nouvelles filles. »

Embobiner les nouvelles n'est pas aussi horrible qu'on pourrait le croire.

OK. Peut-être que si. Mais d'une horreur différente.

 

Ce rite est un des passe-temps favoris de Victor et il continuera jusqu'à ce que l'une des filles s'énerve et introduise de la mort-aux-rats dans son Dom Pérignon.

Cette éventualité me laisse songeur.

« Oh, Dan, tu rêves encore de l'Oirlande ? »

Marco, le petit barman, me sourit de l'autre côté du comptoir désert. Cependant, il s'abstient d'être trop expansif car je suis beaucoup plus balaise que lui.

Soudain, il remarque mon visage couvert d'hématomes et son amusement prend un coup dans l'aile.

« Putain de merde, mec. Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

— Je rêvais de l'Oirlande, je déclare, impassible. Et un gars m'a interrompu. Nous nous sommes expliqués. Tu devrais voir sa tronche à lui. »

Je singe un type qui boit à travers une paille sur le côté de la bouche.

Marco astique son verre avec autant d'ardeur que s'il essayait de grimper dedans.

« T'es un marrant, Daniel. Mortel. Tu sais que j'ai un cœur fragile, hein ? »

Je le gratifie d'un sourire apaisant.

« Je suis au courant, Marco. Où est Victor ? »

Marco astique plus fort. La perspective d'apporter de mauvaises nouvelles aux mauvaises personnes ne l'enchante guère.

« Ouais. Il s'adonne à son truc. Il a dit de t'envoyer là-derrière si tu te radinais.

— Mot pour mot ?

— Pas vraiment.

— Il a dit quoi exactement ?

— Il a dit exactement : “Si cet enculeur de macaques d'Irlandais se radine, tu me l'envoies là-derrière que je lui en allonge une.” »

Mes sourcils rejoignent presque les premiers greffons capillaires.

« Enculeur de macaques ? »

Marco manque de disparaître derrière le comptoir.

« Textuel. »

Puis il reprend courage.

« Quant à moi, j'aurais plutôt employé l'expression enculeur de farfadets, histoire de faire le lien avec l'Irlande.

— Ouais, ce terme est beaucoup mieux. Rends-moi service, Marco. Sers-moi une grande pinte de Jameson ; je devrais être de retour pour la boire d'ici une minute.

— Comme si c'était fait, Dan, opine le barman, la main sur le rack à bouteilles. Tu vas me manquer, mec.

— Je suis viré, pas mort », je marmonne avant de me diriger vers la pièce du fond.

 

L'arrière-salle du Slotz est la seule construction d'origine de tout l'immeuble. Une pièce exiguë en briques rouges munie d'une rangée de lucarnes à hauteur d'yeux. Vic a aménagé un bar en bois poli disproportionné dans un angle et installé une vieille table de jeu recouverte de feutrine dont les coins en laiton touchent le mur opposé. Le vrai pognon du Slotz se gagne ici. Cette arrière-salle accueille les grosses parties depuis la Prohibition. À entendre Vic, on croirait que toute la pègre new-yorkaise, de Dutch Schultz à John Gotti, y a défilé pour flamber.

Au moment où je pousse la porte, Vic prépare un cocktail de couleur verte et gratifie deux adolescentes d'un cours de sciences sociales.

« Cette pièce dans sa totalité incarne l'histoire contemporaine. Cette table. Cette table est vieille de cinquante ans. »

Les filles hochent la tête avec enthousiasme dans l'espoir de plaire à Vic. De mon côté, j'ai décidé qu'il n'était pas question de supplier pour récupérer mon boulot. J'ai soudain compris que sans Connie, ce trou à rats n'a aucun intérêt. Par conséquent, je ne me sens pas obligé d'écouter les conneries de Vic une seconde de plus.

« Cinquante ans ? Chez nous, on a des fast-foods encore plus vieux. On a des putains de murs qui sont plus anciens que le pays entier. »

Victor sursaute. Il était tellement dans son trip qu'il ne m'a pas entendu entrer.

« De quoi ? », bredouille-t-il. Pour une raison quelconque, il agrippe son chapeau melon violet comme si cet accessoire représentait le premier trophée qu'un pillard éventuel pourrait lui ravir. Je vois qu'il porte un bandana sous son chapeau et qu'un autre morceau de tissu est fourré dans sa poche poitrine.

« McEvoy ! T'es aussi sournois qu'une infection vénérienne. T'arrives et tu te répands. »

Brandi est là, elle rôde autour de Vic comme un spectre de mort chaussé de hauts talons. Tellement peu discrète qu'elle en rit. Victor est aussi accompagné d'un de ses cousins ; A.J., un abruti de première. La rumeur prétend qu'un jour, A.J. s'est enfilé un modèle réduit de la statue de la Liberté dans le cul et qu'il a essayé de faire croire au toubib des urgences qu'il s'était assis dessus à Battery Park.

« Tu es spécialiste des maladies vénériennes, Vic ? »

Victor distingue mes yeux, à présent. Il comprend que je ne suis pas venu demander de faveur.

« Tu as envie de te voir en train de me parler, McEvoy ? Les caméras sont branchées. »

Ce type me donne envie de gerber. Il a ordonné d'effacer les enregistrements la nuit où Connie a été tuée, même si l'un d'entre eux pouvait receler de précieux indices.

« Branchées ? Lâche-moi la grappe, Vic. Ton gros cul sur cette chaise, voilà la seule chose branchée ici. Ton cerveau, par contre, est déconnecté de ta stupide bouche, ça c'est une certitude. »

A.J. est déjà debout. Il montre les dents, attend l'ordre d'attaquer.

Je le toise.

« Tu ferais mieux de te rasseoir, Liberté, à moins qu'il te reste de la place pour mon pied à côté de la statue. »

Vic secoue son doigt potelé.

« Assis, A.J. Cette homme pourrait tous nous tuer sans le moindre effort.

— Peut-être es-tu plus malin que je le croyais. »

Mon ancien patron se radosse à sa chaise, joint les mains, un croisement entre Al Pacino, Puff Daddy et Elmer dans Bugs Bunny.

« Bon, en quoi puis-je t'être utile, portier ? Avant de t'exclure à vie ? »

M'exclure à vie. Une menace acceptable.

« Tu peux me payer. Le mois touche à sa fin. »

Vic a l'air ravi. Il tapote la table du doigt.

« Le mois s'est terminé hier. Tu n'as pas travaillé le mois entier, McEvoy. »

Classique.

« Écoute, Vic… Monsieur Jones. J'ai eu une urgence et du coup j'ai manqué un jour. D'accord, je n'ai pas appelé. Retiens-moi la journée non travaillée, et donne-moi le reste. »

Ce n'est pas vraiment une question d'argent. J'ai plus de cinquante mille sur moi, mais cet étron ambulant me doit du fric et il va me le filer. D'une façon ou d'une autre.

Vic fait la moue.

« J'aimerais bien te verser ton salaire. Sérieux. Mais tout le liquide dont je dispose est misé sur une partie avec ces adorables demoiselles. »

L'une des adorables demoiselles minaude. On dirait que Vic lui rend service quand il lui pique son pognon. L'autre semble comprendre dans quel guêpier elles se sont fourrées. Son visage est pâle, elle empoigne le rebord de la table comme la balustrade du Titanic.

« Ouvre le coffre, alors.

— Quel coffre ? Je ne possède aucun coffre, portier. Quelqu'un est au courant d'un coffre ici ? »

Je me pince le nez, respire à fond. Après tout ce qui m'est arrivé, je ne vais pas me laisser embrouiller par une petite frappe ambitieuse telle que Victor Jones.

« Bon, tu peux rester dans les parages jusqu'à ce que je termine la partie. Si je gagne, tu seras peut-être payé. »

Il claque des doigts à l'intention de Brandi. Cette dernière, après avoir bien titillé le bras du patron avec ses nichons, emporte son verre.

« À moins que tu préfères repasser régulièrement pendant quelques semaines jusqu'à ce que j'aie un ou deux billets en poche.

— Plus qu'un ou deux billets. Une ou deux centaines plutôt. »

Vic hausse les épaules, indifférent.

« Qu'importe. En dessous de cinquante mille, je m'en fous. »

Cinquante mille. On pourrait acheter la concession du casino pour la moitié de cette somme.

Il prend un nouveau paquet de cartes sur la table et en ôte le film plastique.

« Maintenant, si tu avais la bonté de dégager de ma vue, j'ai une partie à jouer. »

Comme je l'ai déjà précisé, je n'aime pas trop les flash-back, mais l'espace d'un instant, le bruit de l'emballage froissé me ramène sous une tente de camouflage au Sud-Liban, le long de la frontière avec Israël. La mort rôde près de nous. Le sol tremble sous les explosions, les tendeurs claquent. Je me dis : encore une bonne main. Allez les gars, encore une bonne main.

Victor mélange en deux-trois gestes économes et mes yeux suivent les cartes. Une des gonzesses commence à pleurer, ses épaules rachitiques tressautent, sa fausse poitrine oscille, semblable à une paire de bouées sur les flots.

J'aime cette expression. Bouées sur les flots. On dirait une chanson des Eagles.

La combine de Vic est aussi simple que mesquine. Chaque fois qu'une gisquette se présente pour gagner un peu d'argent avec un job d'hôtesse, Vic la met à l'aise à coups de tequila, puis suggère une petite partie de poker. Brandi regarde pardessus l'épaule de la nana et balance le duce au patron. En un clin d'œil, la fille a perdu son premier mois de salaire. Et avant d'avoir compris ce qui lui arrive, elle vide les cendriers pour toucher des pourboires. De l'esclavage moderne, en somme.

« T'embobines les jeunes filles, Vic ? Ta mère t'a élevé de cette façon ? »

Il ne mord pas à l'hameçon.

« Ma mère était torchée à partir de deux heures et demie chaque après-midi. Je me suis éduqué tout seul. Je ne dois rien à personne.

— Laisse-les partir, Vic. Efface leur ardoise. Je vais te dire : considère que vous êtes quittes, et tu peux garder mon salaire. »

J'ai moi-même du mal à croire ce que je viens de raconter. Simon Moriarty écrirait dans son petit calepin je t'avais prévenu. En lettres capitales.

« Hé, t'as entendu, A.J. ? Le grand McEvoy lâche le morceau pour les demoiselles. Elles ne me doivent qu'une ou deux semaines ; peut-être qu'elles vont les regagner.

— Et peut-être que les poules auront des dents. Quelle est ta réponse, Vic ? Je ne voudrais pas avoir à me mettre en colère. »

Vic a une repartie toute trouvée.

« T'inquiète pas, McEvoy. Mets-toi en colère et je te descends, sûr de sûr. J'espère qu'on évitera d'en arriver là. »

Il ne ment pas. Vic a buté un poivrot il y a un an et demi. Il n'a pas apprécié l'attention minutieuse dont il a fait l'objet de la part de la police et a juré haut et fort que le prochain qu'il flinguerait le mériterait.

« Allez, Vic. Garde mon pognon, laisse-les filer. Elles sont trop maigres pour bosser ici.

— Hé ! », s'insurge une des filles.

La deuxième pince le bras nu de sa copine.

« La ferme, Val. Le vieux type chauve essaye de nous aider. »

Cette réplique déclenche une crise de rire de la part de Vic et A.J. Même Brandi glousse. Vic est à présent de bonne humeur.

« Je vais te proposer un marché, portier. Tu tiens à voler au secours de ces deux-là ? Tu veux les libérer de mon emprise diabolique ? Je t'échange ton salaire contre des jetons et tu essayes de regagner l'argent des filles. »

J'aurais dû m'en douter. Le jeu est la panacée pour Vic. Une fois, il avait même suggéré ce moyen de paiement à un inspecteur des impôts.

« Impossible. J'ai pas joué aux cartes depuis l'armée. »

Vic claque des lèvres.

« Tout est depuis l'armée, avec toi. J'ai pas joué aux cartes depuis l'armée, j'ai pas désactivé une mine depuis l'armée, j'ai tué personne depuis l'armée. »

Il adresse un clin d'œil à Brandi, prête à s'esclaffer.

« Pardonne ma franchise, mais t'es chiant comme la mort depuis que t'as quitté le régiment. »

A.J. est plié en deux. Brandi applaudit à tout rompre.

« Je ne joue pas, Victor.

— Alors de l'air, portier, laisse-moi commencer ma partie. »

La plus futée des deux gonzesses me jette un regard désespéré et famélique. Elle a eu un bref aperçu de son avenir. Elle est plus que terrifiée.

Je grince des dents. Un autre cas de figure que j'aurais voulu éviter.

« Merde, putain de Dieu, saloperie. D'accord, Vic. Quelques tours, histoire de dédouaner les filles. Elles en sont à combien ? »

Le rictus de Vic ressemble à une tâche d'huile.

« Douze mille. Plus la commission. »

Je tire violemment une chaise.

« Va te faire foutre, avec tes intérêts. Elles sont là depuis une demi-heure.

— Quelle susceptibilité.

— Va te faire foutre, je répète avant de m'asseoir. T'es plus mon patron, tu n'as plus droit au respect que tu n'as jamais mérité. Et enlève-moi ce cigare. Quand j'ai de la fumée dans les yeux, je n'arrive pas à distinguer les carreaux des cœurs. »

Vic écrase son barreau de chaise dans le cendrier.

« Quel est le problème ? Tu as arrêté de fumer depuis l'armée ? »

A.J. manque de s'étouffer.

« Dis à ton cousin d'arrêter de se marrer. Il pourrait chier une statue. »

Un petit hoquet de rire s'échappe d'entre les lèvres de Brandi et volette dans la pièce, identique à un canari.

« On parle ou on s'y met ? » s'impatiente Vic.

Son visage adopte l'expression du joueur.

Je claque des doigts en direction d'A.J.

« File-moi des jetons. Deux mille, toutes valeurs. »

Vic donne son accord d'un battement de cils et bientôt, quatre piles de jetons s'élèvent devant moi.

Je les redresse avec l'index et le pouce tandis que Vic avale une longue gorgée de son cocktail rafraîchissant.

« Comment on joue ? demande-t-il.

— Poker classique. Pas de sales coups, pas de signes. Les yeux sur les cartes. Trois et cinq, point barre. »

Vic acquiesce. Il est conciliant car c'est un joueur régulier alors que je ne suis qu'un amateur.

« Poker classique, d'accord. Brandi, ma puce, va chercher un verre pour McEvoy au bar. Tu prends quoi ? Merde, après tout ce temps, je ne sais même pas ce que tu bois. »

Je secoue la tête.

« Reste où tu es, Brandi, ma puce. Je n'ai pas besoin de t'avoir dans mon dos, à indiquer mon jeu au patron. En fait, je te veux en face de moi tout le temps. »

Brandi grimace, la bouche en cul de poule. Ses bras croisés font ressortir sa poitrine.

« Merde, Dan. T'es dur.

— Bien sûr. Si tu le dis. Et garde aussi ta trousse de maquillage dans le sac, tu sais, celle avec le miroir. »

Vic pouffe de rire, nullement vexé d'être plus ou moins traité d'éternel tricheur.

« À mon avis, tu devrais rester où tu es, ma puce. A.J., tu te joins à nous ?

— Non, il ne se joint pas à nous, j'interviens avant qu'A.J. puisse répondre. Le poker n'est pas un jeu d'équipe. Un contre un. »

Vic commence à s'énerver maintenant.

« D'accord, portier. T'as fini ? D'autres requêtes ? Sinon n'hésite pas. Je n'ai pas envie que tu me prennes la tête quand je t'aurai lessivé.

— On joue pour les filles d'abord, je précise. La plus maligne distribue.

— Laquelle, la plus maligne ? »

Je désigne celle qui est terrorisée. Une brune maigrichonne dont le mascara a coulé et dont le visage a pris l'apparence d'une tête de mort. Elle ne possède plus les ressources suffisantes pour sourire.

« Celle qui a compris dans quel merdier elle s'est fourrée. Quand les filles seront tirées d'affaire, on jouera mon salaire. »

Vic hausse les épaules, à l'image d'un généreux monarque.

« De l'argent c'est de l'argent. L'ordre dans lequel il rentre m'importe peu. »

La nana donne les cartes. Elle est si nerveuse qu'elle en retourne une ou deux et doit redistribuer. Enfin, Vic et moi avons notre main. Trop tard pour reculer désormais.

Les cartes calées dans la paume, j'examine mon jeu.

Deux rois, pas mal pour un début.

Sans doute, approuve à contrecœur le fantôme de Zeb. Tu dois savoir ce que tu fais.

Une demi-heure plus tard, je mise mes cent derniers dollars en jetons.

 

Abruti, ronchonne le fantôme de Zeb.

« Abruti », conclut Vic.

Je lui lance un regard méfiant.

« Quoi ?

— Abruti », répète-t-il.

De toute évidence, la période de guigne a émoussé ma virilité.

« Tu viens dans mon club et tu essayes de me baiser. Moi ! Victor Jones. Tu sais combien de types se sont pris une raclée, ici ?

— On parle de deux mille, Vic. Reviens sur terre.

— Deux mille plus ce que doivent ces demoiselles.

— Non, je conteste. J'ai perdu ma paye, rien de plus. »

Vic mâchonne un cigare éteint.

« Nan, nan, nan, conneries. Tu avais demandé à jouer pour les filles en premier.

— Ces jetons représentaient mon salaire. Seuls mes gains devaient sortir ces deux nanas de la mouise. »

A.J. halète et renifle, le front baigné de sueur. Il meurt d'envie qu'on lui lâche la bride. Vic le retient d'un froncement de sourcils. La bonne fortune le rend magnanime.

« Quelle que soit la manière de voir, McEvoy, ces chères potiches sont encore dans la merde. Tu n'as sauvé personne. Pas depuis l'armée. »

Cette blague commence à être répétitive.

« J'ai encore cent dollars sur la table. Impossible de prévoir, la chance pourrait tourner. »

Vic allume son cigare, le roule pour chauffer le pied. Il se fout désormais complètement de ce que j'en pense.

« Encore un tour. Pourquoi pas ? À partir d'aujourd'hui, portier, il faudra que tu empruntes un pot pour pisser dedans. Je te le fournirai à un tarif préférentiel.

— Très drôle, Vic. Jouons. »

Cette réplique machiste paraît appropriée, mais je n'en mène pas large. Vic est en train de me rétamer. Simon Moriarty avait peut-être raison : je suis trans-pa-rent.

Un bon donneur arrive à distribuer les cinq cartes les unes au-dessus des autres en une pile parfaite. La gonzesse est tellement perturbée qu'une de mes cartes tombe de la table.

« Tu veux la changer, McEvoy ?

Je chope la carte entre deux doigts.

« Non, Vic. Ça va. »

La donne n'est pas mauvaise. Deux paires. Dame et huit.

Le pot est de cinquante. Je tapote la table et elle me glisse une carte. Vic frôle les siennes du bout des doigts. Il ressemble à un prestidigitateur. Il s'annonce servi, ce qui peut signifier que sa main lui convient, ou qu'il bluffe. Quelques donnes auparavant, je m'étais couché devant une paire d'as et j'avais perdu dans les sept cents dollars. Je n'ai jamais payé pour voir les cartes de Vic, mais je l'ai déjà vu bluffer avec nada. Le problème, quand Vic garde son jeu contre table, est qu'il reste impénétrable. Sa voix demeure égale, ses gestes mesurés. Son langage corporel exprime un va te faire foutre généralisé, quel que soit son jeu. Je croyais pouvoir dénicher la faille, en vain. Mon dernier espoir s'appelle Madame Chance.

« Cinquante », j'annonce, même si la cinquième carte m'est inutile. Pourquoi ne pas aller jusqu'au tapis ?

« Cette partie va être du gâteau », se régale Vic. Et il pousse une pile devant lui. « Cinq cents. Tu ne peux pas suivre, fini. La maison ne fait pas crédit. Règlement intérieur.

— Je connais le règlement intérieur, Vic. Tu nous as obligés à l'apprendre par cœur, tu te souviens ? »

Vic se détend un peu maintenant qu'il a gagné.

« A.J. mémorise que dalle. Voilà pourquoi on le désigne par ses initiales. Ce diminutif lui permet de se rappeler son propre nom.

— Peut-être que la torche de la statue lui a grillé le cerveau. »

A.J. plaque la main sur la table. Pourtant, il ne bougera pas sans l'accord de Vic.

« Bon, s'exclame Vic. T'es rincé, portier. Tire-toi de mon établissement. Tu es banni.

— À moins qu'il me reste de l'argent, non ?

— Je ne crache pas sur le liquide. On ne sait jamais, si tu repasses par ici, Marcie, que voilà, te fera peut-être une bonne branlette dans une des cabines. Elle remboursera une partie de sa dette. »

Marcie pleure toutes les larmes de son corps. Je sors mon portefeuille.

« Je vois, pour cinq cents. »

Vic dissimule sa surprise à la perfection.

« Tu es sûr ?

— Quoi ? Tu croyais que je me baladais fauché ? J'ai du répondant, Vic, donc je suis à cinq cents. Tu ne craches jamais sur un peu de liquide, hein ? »

Je jette les billets sur la table dans un geste auguste.

« Jamais », confirme Vic.

Des deux mains, il rassemble ses jetons et les pousse sur le tapis.

« Voilà tes cinq cents, plus deux mille. Tu te balades avec autant d'argent de poche sur toi ? »

Je le dévisage. Sacré vieux Vic. J'avais espéré que ce renflouement imprévu le déstabiliserait.

« Ouais, je suis. »

Ta cagnotte en cas de pépin ? Allons, Dan. Tu vas gaspiller tout ce fric pour ces deux têtes de linottes ? Elles l'ont bien cherché.

Je n'ai pas l'intention de tout claquer. Juste assez pour sortir les nénettes du pétrin et si possible récupérer mon salaire. Ce pot-là et j'arrête.

« Combien tu as dans ce coffre que tu ne possèdes pas ? »

Vic parvient à se contrôler. Je parie quand même qu'il se paye une sueur froide.

« J'ai la recette de cette nuit. Elle se monte à vingt mille, Daniel. »

Et voilà. La minute d'avant, c'était McEvoy-portier-abruti et maintenant j'ai droit à Daniel. Vic ne m'a jamais appelé Daniel de sa vie. Exactement ce qu'avait expliqué le docteur Moriarty : le subconscient de Vic essaye de gagner ma confiance parce qu'il ment. Il bluffe.

Soudain, je réalise avec une acuité exceptionnelle que Vic a une main pourrie. Je peux faire un gros coup.

Ma résolution de jouer la sécurité s'évanouit. Elle est remplacée par la vision paradisiaque et imminente de Victor Jones en train de chialer à sa table de jeu. Si je la lui laisse. Ce type est celui dont les seules préoccupations, lorsqu'il a vu Connie morte sur le parking, ont été pour ses sales petites affaires. Je ressens l'impérieux besoin de les réduire à néant.

Ma physionomie spéciale poker est loin d'être aussi bonne que la sienne, alors je me cache derrière mes mains, feins d'être désemparé.

« Vingt mille, bon Dieu. Tu ne vas pas tout miser, impossible.

— Peut-être bien que oui, peut-être bien que non.

— D'accord. D'accord. Je relance de cinq. J'ai cinq. On monte à trois mille pour toi. »

J'ai disséminé l'argent liquide partout sur moi. Une partie dans chaque poche poitrine, le reste dans mes chaussettes. Je vide une poche et dispose la liasse avec précaution sur le tas. Je vérifie au passage que Vic me croit à sec.

« Meeerde, ces stupides greluches doivent être des parentes à toi. »

Vic claque des doigts et A.J. bondit sur ses pieds comme si la pesanteur qui le maintenait au sol avait tout à coup disparu.

« Quoi, Vic ? Quoi ? Je le fume ?

— Non. Va ouvrir le coffre et apporte-moi le liquide. »

A.J. est dépité. Il fait la moue, ce qui pourrait être mignon s'il avait trente ans de moins et que personne n'était au courant de son idylle avec la statue de la Liberté. Il traîne des pieds jusqu'au bar et ouvre un coffre caché derrière le miroir de comptoir.

J'étouffe un rire.

« Bon sang, il s'est souvenu de la combinaison ? »

Le visage de Vic redevient expressif le temps d'un bref sourire.

« C'est 28-10-18-86. La date où la statue a été inaugurée. »

Je ne peux m'empêcher de m'esclaffer. L'espace d'une fraction de seconde, j'admire Victor Jones.

« T'es un sacré enfoiré, Vic. Mais j'apprécie. Il va falloir que tu changes la combinaison maintenant. »

Vic accepte le compliment d'un geste impérial, puis cueille les billets d'entre les doigts d'A.J. Le pot augmente de dix mille.

« Tes trois mille auxquels j'ajoute sept. T'es de nouveau baisé, Daniel. On n'a rien sans rien. »

Je l'ai lui. Un sentiment de victoire rageuse m'illumine de l'intérieur, identique à une ampoule dans mes entrailles. Je garde la bouche fermée pour éviter que la lumière ne sorte.

Oooh, ironise le fantôme de Zeb. Tu crois vraiment que ta bouche d'Irlandais renferme de la lumière ? Je pense que tu devrais rappeler ce mec, Simon.

Il n'a pas tort.

« Ne t'inquiète pas, Vic. Je reste dans le jeu. J'ai une autre poche. »

Je retire deux nouvelles liasses, enveloppées chacune dans du film plastique. Ensuite, il faudra puiser dans les chaussettes.

« Je suis les sept mille et je relance de trois. »

Vic lutte pour conserver son calme. Le défi est énorme. Une veine serpente entre l'oreille et le sourcil. S'il se couche, il en est de dix mille. Certaines rumeurs prétendent qu'il doit du pognon à de vrais truands. Perdre dix mille pourrait lui coûter bien plus. Il n'a pas d'autre alternative que de me lessiver.

« Va te faire foutre, portier », gronde-t-il.

Sa voix ne tremble-t-elle pas ?

« Tapis. »

Il envoie sa dernière liasse comme il jetterait une grenade.

« Et maintenant, casse-toi d'ici. »

À cette réplique succède un de ces moments où l'on entendrait une mouche voler. La prochaine décision, quelle qu'elle soit, sera capitale. Je n'ai qu'à miser environ huit mille avec ante, et je l'écrase. Même si je perds, il me reste une partie de la somme. Brandi, perchée au-dessus de la table, fait son possible pour me déconcentrer avec ses nichons, et A.J., au comptoir, s'envoie des Stoli en rafale. La confrontation est imminente. J'élabore en vitesse un plan d'action. Dès la fin de la partie, je dégomme cet abruti avec la chaise.

Huit mille. Tout ce dont j'ai besoin. Soudain, je revois Vic au moment où il laisse Connie dehors sous la pluie pour aller faire le ménage. Je revois ses gros doigts qui malaxent la chair d'une nouvelle gonzesse conduite dans l'arrière-salle.

« Trente-cinq mille, je dis avant de sortir les rouleaux de mes chaussettes. Et je t'emmerde, Vic. »

Sa respiration devient laborieuse. On dirait qu'il a une crise cardiaque. Pour être franc, je ne me sens pas très bien non plus. Les deux filles se mettent à chialer. Il faudrait être crétin, aveugle et sourd pour ignorer que tout ceci va désormais se terminer dans un bain de sang.

Vic tombe le masque ; brusquement son visage se creuse, semblable à un fruit sec.

« Trente-cinq mille. Pas question. Impossible, putain. »

Je réalise que Vic est piégé. Prier pour que je bluffe est à présent son unique planche de salut.

« T'as fini, Vic ? C'est bon ? »

Sa lèvre inférieure pendouille, longue et molle. Elle ressemble à une limace. Il vient d'avoir un aperçu de son avenir. Les jours de collecte vont devenir un peu tendus pour lui. Il ne peut pas se permettre de laisser cet argent quitter la table.

« Ce fric n'est pas à moi. Je dois vingt mille à Mike l'Irlandais. »

Mike l'Irlandais, encore. Ce type est une plaie.

« Tu n'as qu'à payer pour voir mon jeu.

— Sans moi. Je me couche. »

Je m'empare du pot, entasse les jetons avec mes bras.

« Désolé, Vic. On n'a rien sans rien. »

Tout se déroule à la perfection. Ça va marcher.

Vic regarde le pot partir de l'autre côté de la table. Saigné à blanc.

« Il doit y avoir une solution. Je peux t'emprunter le fric.

— Hors de question. Ton règlement intérieur.

— Je peux te tuer.

— Tu peux essayer. De plus gros poissons que toi s'y sont frottés. Sors ton neuf-millimètres, on ne sait jamais. »

Vic s'est acheté un Parabellum parce que les rappeurs parlent de ce flingue dans leurs chansons. Sans doute à cause de la rime facile.

« Trente mille juste pour voir tes cartes. On est à Cloisters, pour l'amour de Dieu. Où je vais trouver autant de pognon ? »

Ce cinéma est risible, vraiment. Cet homme a-t-il jamais entendu l'expression « ironie du sort » ?

« Vic, tu arnaques les filles depuis des années. Chacune d'elles a imploré ta clémence. Et tu les as toutes baisées. Tu les as arnaquées, puis baisées. »

J'empile mes espèces et les jetons.

« Tu me dois aussi l'argent des jetons. Quatre mille, à prendre ou à laisser. Et je prends, si tu permets. »

Il ne reste plus du visage impassible de Vic que l'expression d'un désespoir cruel.

« Va te faire foutre, portier. Je vois. Montre-moi ces cartes.

— Montre-moi ton argent. »

Vic se tord les mains. La chaîne autour de son cou cliquette.

« J'ai le club. »

Bingo.

« Ce bâtiment n'est qu'un tas de fagots. Il ne t'appartient pas, trou du cul. »

Vic ne conteste pas ma vision des choses.

« La concession est à mon nom pour vingt-cinq ans. Elle avoisine sans doute les cinquante mille.

— Ah ouais ? Et moi, j'ai une chaussure de un demi-million.

— Allez, Daniel. Je mise la concession pour voir. »

Je réfléchis.

« Si tu gagnes, tu libères quand même ces filles. Si tu perds, cet établissement et le moindre meuble, la moindre bouteille de gnôle, m'appartiennent. Pas d'arrangements, on ne parle pas d'un divorce. »

Vic approuve d'un signe de tête, incapable de s'exprimer à voix haute.

Je remets le pot en jeu.

« Amène-moi le contrat. »

Brandi se précipite vers le coffre-fort et farfouille à l'intérieur. Elle a compris dans quel sens tourne le vent. D'ici deux minutes, il pourrait y avoir un changement de régime. Elle revient avec une enveloppe ficelée en papier kraft.

« C'est ça ? »

Vic la regarde d'un air écœuré.

« Ouais. »

Puis il ajoute :

« Connasse. »

Brandi meurt d'envie de répliquer. Son menton saillant, la lueur fauve dans ses yeux, tout l'indique. Mais les dés ne sont pas encore jetés. En dehors du jeu, personne ne moufte car on parlera encore de ce duel dans des années. Le moindre détail a son importance. Une impression d'irréalité se dégage de la scène, comme si elle était issue d'une série télé. Pas une production à gros budget, mais plutôt une de ces rediffusions des années 70, à la mi-journée, où les méchants sont des stéréotypes ambulants et où les décors bon marché tremblent chaque fois qu'on ferme une porte.

Je vérifie les papiers. Presque en totalité du jargon juridique. Pour ce que j'en sais, ce pourrait être le bon de garantie d'une friteuse. Même s'ils sont en règle, ces documents sont sûrement nuls et non avenus. N'importe quel avocat moyen parviendra à en faire de la charpie les doigts dans le nez.

Malgré tout, je dis : « D'accord. Tout semble en ordre. J'accepte le gage. »

Un peu formel, mais cette nuit s'y prête.

Les bajoues de Vic frémissent.

« Montre-moi, putain de portier. »

La sérénité m'enveloppe tel un linceul. Je sais que le club est à moi.

« Deux paires, j'indique, cartes retournées. Pas de bluff de mon côté. »

Vic ne prête plus attention à ses propres cartes. Il est baisé et il ne s'en sortira pas sans commettre un ou deux meurtres.

Sa paluche nerveuse et maladroite crapahute le long de son ventre en direction du neuf-millimètres accroché à sa ceinture. Il est beaucoup trop lent. Mon bras jaillit et je lui broie la main. D'un coup de coude vicieux à la tempe, Brandi le met hors jeu. Cette nana change de camp aussi vite que son ombre. Non, c'est faux. Notre chère Brandi n'a qu'un maître. Vic glisse de sa chaise, gémit. Du sang coule d'une coupure au-dessus du nez.

A.J. passe à l'action, mais ma montée d'adrénaline est si puissante qu'il pourrait aussi bien patauger dans la boue. Il contourne la table, arrive sur moi à dix heures. Ses traits ressemblent à ceux d'un animal. Je sors mon petit Glock 26 et tire dans le miroir de comptoir juste au-dessus de sa tête. Une pluie de verre dégringole de manière spectaculaire, des glaçons étincelants coupent A.J. au niveau du cou et des mains.

Les paroles sont inutiles. Même A.J. n'est pas assez stupide pour se dresser contre un flingue. Il reste allongé et commence à pleurer.

Je me tourne vers Marcie et sa copine.

« Allez-y. Ne revenez jamais. Rentrez chez vous. »

Elles m'embrassent et m'enlacent pendant un moment. Je me fais l'effet d'être une rock star.

« Merci, Papa », s'exclame Marcie. Puis : « Oups, désolée, je veux dire merci, Monsieur. »

Et elles quittent le casino, leur fuite rythmée par le claquement des sandales sur le sol.

« Merci, Papa », singe Brandi avec l'accent mi-MTV, mi-californien, caractéristique des ados d'aujourd'hui, et elle éclate de rire. « Incroyable, Dan. Le club est à toi ! »

Chaussée de ses bottes à talon style Catwoman, elle tape du pied avec allégresse.

« L'heure de ce connard a sonné. Je devrais lui défoncer le crâne pour toutes les saloperies qu'il m'a obligé à supporter ces derniers mois.

— Laisse son crâne tranquille pour l'instant, Brandi. Vic n'a pas encore résilié sa concession.

— Hmm », fait Brandi.

Elle réveille son ex-patron avec les glaçons à demi fondus d'un seau à champagne. Dès qu'il a signé, elle l'assomme avec l'ustensile.

« Finalement, ce club va allumer le feu », chante-t-elle.

Elle se sert une dose salutaire de bourbon.

« On peut faire bosser des professionnelles à l'arrière. Peut-être s'arranger avec Mike l'Irlandais pour toucher du matos. Un paquet de fric pour nous. »

Je prévois déjà des problèmes de ressources humaines.

 

Jason montre la porte à Vic et A.J. avec une joie déplacée. En fait, il les vire en entonnant une version remaniée de YMCA.

 

« Dé-gagez d'là

Espèces de trous du cul

Dé-gagez d'là

Et ne rev'nez jamais. »

 

Je suis impressionné. Je n'ai pas vu Jason aussi content depuis qu'il a reçu son T-shirt dédicacé de Lou Ferrigno.

La nouvelle se propage dans le club comme une traînée de poudre, et enflamme les gens à proximité. Bientôt, tous les employés sont rassemblés devant la porte de l'arrière-salle, dans l'attente d'un discours.

Parler en public n'est pas ma spécialité. Avoir du personnel n'est pas ma spécialité non plus, bordel de Dieu. Je me suis toujours attaché à voyager léger, et je me retrouve tout à coup à la tête d'un casino et d'une douzaine d'individus qui comptent sur moi pour subsister.

Mes implants me grattent.

Dieu merci, les salaires ont été versés hier.

Et moi ? intervient le fantôme de Zeb. Ne m'oublie pas.

Zeb est toujours prisonnier de Mike l'Irlandais. Ce dernier passe chercher sa petite enveloppe tous les mois au Slotz. On dirait qu'à chaque fois que je parviens à sortir de la zone de combats, la terre entière conspire pour m'y faire retourner.

J'entends claquer les talons aiguilles de Brandi. Je décide de me jeter dans l'arène avant qu'elle se lance dans une nouvelle diatribe.

Je me redresse, vérifie ma tenue capillaire dans un éclat de miroir, et me fraye un chemin par la porte entrebâillée afin d'aller à la rencontre de mon public.

Voir vos subordonnés vous sourire procure un sentiment étrange. Une telle expérience était rare à l'armée. La plupart des soldats me traitaient à voix basse d'enfoiré lorsque je donnais des ordres. Ici, je n'ai droit qu'à des visages resplendissants.

Jason est toujours avec ses couplets de YMCA.

 

« Dan-Mac-Evoy

Est trop super génial

Dan Mac-Evoy

A botté le putain de cul de Victor Jones ! »

 

Il a laissé tomber la métrique dans le dernier vers, mais ses efforts lui valent des applaudissements nourris.

Je souris, un peu crispé.

« D'accord, merci Jason. Merci les Village People. »

Nouveaux éclats de rires. Marco chatouille Jason, ce qui, à mes yeux, explique soudain bien des choses.

« Cette nuit, procédons comme d'habitude. Sauf pour les cabines. Fini les branlettes. Si cette consigne pose problème à quelqu'un, on en discutera plus tard. De plus, toutes les personnes qui travaillaient pour rembourser leur dette ne me doivent plus un centime. À partir de maintenant, tout le monde est payé. »

Deux-trois sourires de la part de celles qui ne sont plus débitrices, mais les filles des cabines ne semblent guère enthousiastes.

« Si vous désirez vous moquer de Victor Jones, abstenez-vous.

— Trop tard », exulte Jason.

Plusieurs employés lui en tapent cinq. Lui en tapent cinq ? Bon Dieu, ces gens sont vraiment contents.

« Abstenez-vous, car j'ignore à quel point cette partie de poker était légale.

— Légale ? s'étonne Jason. Vic arnaque les filles depuis des années. Là aussi, c'était légal ? »

Il n'a pas tort.

« Tu connais un bon avocat, Danny ? » poursuit Jason.

Bien entendu, confirme le fantôme de Zeb. Sauf que Danny ici présent a tendance à les buter.

Marco traverse la pièce au pas de course, une grosse pinte de Jameson sur un plateau à apéritif.

« Voilà, Dan. Tu l'as mérité. »

J'accueille la chope avec reconnaissance. Le whisky irlandais est doux au palais, mais son retour ressemble à un choc de défibrillateur.

« Retournez travailler, tout le monde, et profitez des changements tant que ça dure. J'ai besoin d'un moment pour réfléchir. »

Brandi se poste à mes côtés. « Tout à fait, les gars. Vous avez entendu le patron : retournez au boulot ! Nous devons veiller à la bonne marche de l'entreprise. »

On dirait que j'ai un commandant en second.

 

Ma première décision, une fois que je suis dans le bureau de Vic, est de foutre Brandi dehors. La seconde est d'arracher les affiches porno. Non pas que je sois choqué par les femmes nues, mais je les préfère en chair et en os. De plus, ces photos me rappellent mon prédécesseur et les exploits dont il s'est vanté concernant ses diverses employées. Pas le genre de souvenirs que vous voudriez avoir en tête un jour de travail. Enfin, si Vic arrive à me virer d'ici de manière légale, j'aimerais, par pure méchanceté, bousiller autant que possible ce qu'il a mis en place avant.

Je ne sais pas comment Vic parvenait à bosser. Son bureau est un fatras de piles de magazines, d'emballages de hamburgers et de boules de papier aluminium. Une poubelle dans un coin semble avoir explosé quelque part au milieu des années 90. Les stores sont patinés d'auréoles marron-jaune, résultat de plusieurs décennies d'exposition à la fumée de cigares.

J'époussette le siège du patron et m'assois. Grosso modo, mes projets s'arrêtent là.

Règle le fauteuil.

Bonne idée. Je l'abaisse de quinze centimètres. Vic aura une belle surprise. Ce genre d'attention donne tout son sel à l'existence.

Alors je m'assois et puis quoi ? Fiches de paye, frais généraux, loyer, réassorts de gnôle, dépôts en espèces.

Mes implants folliculaires me démangent du feu de Dieu ; Zeb m'a interdit d'y toucher.

Je n'ai pas embauché cinq étudiantes et passé huit heures à isoler chaque greffon pour que tu te grattes et arraches ces petits enculés. Aucun contact pendant un mois.

Je me force à garder les mains à plat sur le bureau. Laisser les nouveaux cheveux tranquilles. Incroyable comme il est dur d'éviter de se gratter. J'ai eu mon lot d'expériences pénibles durant ma carrière, mais en ce moment précis, demeurer les pognes collées au meuble les surclasse toutes. Y compris celle de creuser la fosse des latrines au Liban.

J'essaye de me concentrer sur autre chose et ma première pensée est : Enfoiré de bip.

Qu'est-ce que Sofia a voulu dire par là ? D'où sort cette histoire de bip ? Elle n'a pas parlé de bip la première fois. Où diable entend-on des bips de nos jours ? Peut-être une voiture qui passait.

Ou peut-être… Une vague idée me titille, mais je me refuse à la formuler au cas où il y aurait anguille sous roche. Si besoin, je m'en occuperai quand la situation se décantera.

Je suis le câble qui serpente sur le bureau de Vic, et déterre le téléphone enfoui sous un tas de registres. Personne ne répond au numéro demandé. Et pour cause, ce numéro est le mien. Je compte les sonneries jusqu'à ce que ma messagerie s'active. Je tape mon code.

Un message.

Eh mec. Portier. Écoute, tu ne te souviens sans doute pas de moi, t'es paumé la plupart du temps, hein ? Vingt dieux, je hais les répondeurs. Bon. Peu importe, écoute… Au fait, Jaryd Faber à l'appareil, l'avocat que tu as viré la nuit dernière. À juste titre, d'ailleurs. J'ai eu ton numéro par Vic. Tu dois comprendre que j'adore le Slotz, ce club, aussi pourri soit-il. J'aime y passer quelques heures, cartes en main, en compagnie de poulettes. J'ai pas envie de faire une croix là-dessus. Alors je veux que tu saches : j'ai arrondi les angles avec Vic, une vraie crème, et je fais de nouveau partie de la clientèle. Si tu me rencontres avant d'avoir vu Vic, inutile de frapper. T'en dis quoi ? On oublie tout ? La vie continue. Peut-être que je peux te payer un verre ou un autre costard. OK ? On est quittes ? Sans rancune. J'ai horreur de m'excuser, mais je le fais. Que tu le veuilles ou non, je serais super content si t'acceptais qu'on fasse connaissance et que je te rende service. Enfoiré de répondeur.

Ensuite, la bande se termine et un bip retentit.

Enfoiré de bip.

Je tiens le combiné à bout de bras, comme s'il mentait.

Sofia a entendu mon répondeur. Faber n'est jamais venu chez moi. J'ai orienté les flics sur la mauvaise piste.

Ce suspect était le bon pour la police, précise le fantôme de Zeb. Mais pas celui qui a tué Connie et vandalisé ton domicile.

Et maintenant il est mort. À cause de moi.

C'est incontestable.

Qui a assassiné Connie, alors ? Qui a salopé mon appartement ?

Une ombre masque mon visage. Je lève les yeux.

« Eh bien, il était temps, se réjouit Mike Madden l'Irlandais. Je t'ai couru après dans toute la ville. »