12

 

La silhouette de Mike l'Irlandais se découpe dans l'entrée, comme si elle y avait été disposée à dessein. Ce type est grand, balaise. Des veines gorgées de whisky serpentent le long de son nez, sur ses joues. Ses dents mal rangées sont fendues par des dizaines de rixes de bistrot. Il arbore un large sourire et les expose comme des médailles. Il porte sur le côté, avec désinvolture, une casquette à larges bords ornée d'un trèfle. Lorsqu'il parle, son accent ressemble plus à celui d'un Irlandais d'Hollywood qu'à celui d'un habitant du cru.

Mike l'Irlandais. Un insulaire qui n'a jamais mis un pied sur l'île. Un immigrant qui n'a jamais émigré. Un rouquin de pacotille dont la connaissance du pays se résume aux histoires de grand-mères et aux vieilles éditions du magazine Boy's Own.

« Daniel McEvoy », susurre-t-il. Il glisse à travers la pièce avec l'air d'un crooner qui se prépare à exécuter quelques pas. « Un homme difficile à trouver.

— Pas pour mes amis. »

Madden est le mafieux irlandais dans toute sa splendeur.

« Ne sommes-nous pas amis, Daniel ? »

Ses yeux sont d'un vert terne. Sa peau me rappelle celle d'un poulet déplumé.

Je suis trop vieux pour ces conneries.

« Arrête ton baratin, Mike. Tu veux quoi ? »

Avec une certaine tendresse, il glousse.

« Merde. J'aime ça. »

Il s'appuie contre le mur. La cloison émet un craquement.

« Je veux l'argent que tu me dois. »

Je grogne. Il n'est même pas là pour moi. Je suis juste la cerise sur le gâteau.

« Vic te doit du fric, pas moi. Il m'en doit aussi. Par respect pour toi et ton organisation, je te laisse la priorité. »

Mike est à la fois surpris et amusé par cette repartie.

« Merci, McEvoy. Très charitable de ta part. Mais je préférerais que tu payes.

— Le remboursement ne se déroule pas ainsi, Mike. Même Dieu ne possède pas le pouvoir de transférer une dette. Je ne te dois pas un cent, et si tu continues avec cette histoire, je broie le tas de lard posé sur tes épaules et brise ton cou de gras-double. »

Autant y aller à l'estomac, la stratégie peut se révéler payante.

Ma brusquerie, motivée par l'espoir d'instiller la peur et la soumission, n'a pas l'effet escompté. Mike Madden semble épuisé, résigné. On dirait qu'il est fatigué d'employer la manière forte et se demande pourquoi, juste une fois, les affaires ne sont pas plus simples.

« D'acco-d'ac, coco. J'ai compris. Maintenant, à ton tour d'écouter. Je suis à la recherche de quelque chose.

— Pourquoi ne pas t'adresser au Tout-Puissant ? Cette attitude rencontre un certain succès chez pas mal de gens. Au fait, c'est un secret. »

Madden serre les dents.

« Tu sais de quoi je parle. »

Nous voyons tous les deux où cette conversation va nous mener.

« Non, Mike. Crois-moi. Par contre je sais comment tu effectues tes recherches. »

Mike écarte les bras.

« Ce désagrément était inévitable. Le disque aurait pu se trouver dans ton appartement. »

Je n'en reviens pas.

« Un CD ? Un putain de CD ? Tu me prends pour qui ? Ce connard de Jason Bourne ? »

Mike Madden écarte le pan de sa veste de sport en tweed pour dégager le revolver à sa ceinture.

« Tous les chemins mènent à Rome, coco. Tu vas devoir quitter ton travail plus tôt que prévu cette nuit. »

Il a raison. Je suis obligé de partir avec lui.

« Moi aussi j'ai une arme, tu sais.

— Possible, coco. Quant à moi, j'en ai plusieurs. Un geste suspect de ta part et le plancher sera maculé de ton sang. Il s'agit néanmoins d'un plancher en bois. Vous pourrez le ravoir si vous faites vite. »

Je pose mon flingue sur le bureau.

« Les natifs ne disent plus coco depuis un bail, espèce de faux cul.

— Je suis Irlandais du fond du cœur, s'insurge-t-il, plus préoccupé par l'insulte que par l'arme.

— Ton cœur baigne dans le bacon et la bière. Il va te lâcher d'un moment à l'autre. »

Un étrange propos à tenir devant un mec que l'on vient à peine de rencontrer.

Deux types avec des grosses tronches constellées de taches de rousseur s'encadrent dans la porte, armes aux poings. Je les ai déjà vus dans la cuisine de Faber.

« Range ce revolver dans le tiroir, coco. Ou mes hommes font un massacre dans ce club. »

Je m'y attendais. J'adresse à Madden un regard furieux dans lequel il ne subsiste que ma volonté de tuer.

« Si j'étais comme toi, Mike, si je me foutais de ces gens-là dehors, tu serais déjà mort. Je voulais juste que tu sois au courant et que tu montres un minimum de respect. »

Mike l'Irlandais se fend d'un clin d'œil.

« Noté, coco. Maintenant, amène-toi et affectons d'être amis. »

 

Mike prend mon téléphone, puis nous sortons. Semblables à deux tourtereaux, nous déambulons dans le casino. Par conséquent, aucun de nos quatre accompagnateurs n'a besoin d'ouvrir le feu. Jason a bombé le torse, prêt au combat, les bras écartés, mais je le calme en passant deux doigts en travers de ma gorge. Ce mouvement, certes compliqué, est un des signaux propres aux portiers. Peu importe l'épaisseur de vos muscles, les balles passent au travers.

« Tout va bien, Jason. Garde la baraque, je serai de retour d'ici quelques heures.

— Tu es sûr, patron ?

— Ouais. Mike et moi devons parler affaires. »

Une Mercedes Benz classe R attend Mike au bord du trottoir et nous devons patienter de longues minutes tandis que deux de ses hommes s'entassent sur les sièges arrière.

Mike a l'air d'un type à clins d'œil, donc je lui en fais un.

« T'es un sacré chef de gang. Deux de tes gars dans des sièges modulables. »

Mike a une réponse toute prête.

« Tu crois que j'aurais dû acheter deux véhicules ? Et l'écologie alors ? Mon empreinte carbone, coco ?

— Coco ? Il faut vraiment arrêter avec cette expression. Elle est trop comique.

— Monte », ordonne Mike, sérieux.

À l'évidence, je commence à lui porter sur les nerfs.

 

Nous traversons la ville. Je n'arrive pas à accepter que ce soit fini pour moi. Une fois que nous serons parvenus à destination, Mike Madden s'assurera que je n'ai pas ce mystérieux CD digne d'un agent secret. Ensuite, selon toute vraisemblance, il me tirera une balle dans le cœur.

Un CD ? Cette histoire est complètement insensée. Qu'est-ce que Zeb pouvait bien fabriquer avec un CD ? L'ensemble de ses connaissances en informatique tiendrait sur une de ces grosses pilules qu'il vend aux clients affligés de troubles intestinaux, ou de j'y-vais-j'y-vais-pas, ainsi qu'il les appelle avec tendresse.

Bientôt mort, je me répète en essayant de me pénétrer de l'idée. Bientôt mort à présent.

Mais cette imminence ne déclenche aucune peur chez moi, aucun sentiment de révolte. Même l'éventualité de la torture n'altère pas ma sérénité.

Parce que je n'arrive pas à y croire. Cette semaine a été trop bizarre pour être vraie. Mon cerveau attend que je me réveille, enroulé dans des draps trempés de sueur. Impossible de passer de portier à superman en sept jours. Pas en restant vivant. Et je veux vivre, seulement je ne vois pas comment je vais y parvenir.

Nous passons devant le Chequer's Diner et le parc. J'aperçois Carmél, la serveuse, en train d'allumer un client qui porte une casquette de chasseur. Il lui tape l'arrière-train et elle lui ressert du café, le sourire aussi large qu'une tranche de melon.

J'ignorais qu'il existait un menu spécial tape-sur-le-cul.

Peut-être que ce menu n'était pas pour moi.

Tout juste dix heures et les rues se vident déjà. Cloisters est une ville diurne composée de banlieues arborées où roulent des quatre-quatre. Une zone où les maisons en bois comblent les terrains jusqu'à la barrière, où les parcs classieux sont munis d'aires de jeux avec dalles amortissantes pour les gamins. Un endroit au sein duquel notre monde sordide redevient parfois vivable. D'après le Cloisters Chronicle, cette petite agglomération détient le troisième plus bas taux de criminalité du pays, et le deuxième plus haut taux d'alphabétisation. C'est sympa d'habiter là où les gens préfèrent encore les livres à la télé.

Le fantôme de Zeb ne me laisse pas m'émouvoir plus longtemps. Un peu tard pour entretenir la fibre communautaire, mon pote. Attends, ne me dis rien : si tu survis à cette nuit, le Slotz va devenir une soupe populaire où saint Daniel dispensera sa sagesse domestique à chaque bol de potage.

« Potage ? s'étrangle Mike l'Irlandais. Putain, coco, ne craque pas maintenant, il est encore tôt. »

Je pense de nouveau à voix haute. Mauvais présage.

J'aimerais vraiment que ce mec me lâche, avec ses coco. Ce terme est humiliant. Peut-être qu'un bon coup de coude dans les côtes ferait ressortir l'Irlandais qui est en lui. Cependant, je serais mort avant la fin de la journée et ne saurais jamais ce qui est arrivé à Zeb.

Très bonne déduction. Remarquable, en fait. Il faut s'y tenir.

« On va où ? », je demande à Mike sur un ton courtois. On ne sait jamais, il pourrait me le dire.

« Ferme ta gueule, McEvoy. »

Bon, à bien y réfléchir…

Nous ne roulons pas très longtemps. Gagner un lieu désert nous demanderait trop de trajet à partir de Cloisters. Durant notre bref voyage, nous avons croisé huit églises et trois voitures de patrouille. Dieu et les armes, voilà en quoi réside notre foi. Des feux rouges grésillent au-dessus de nos têtes, s'étirent et plongent entre les immeubles, identiques aux lumières d'une piste d'atterrissage.

Peu après, nous nous garons derrière un petit centre commercial qui ne m'est pas inconnu. L'officine de Zeb. À ma dernière visite, je chargeais un corps dans le coffre. Finir dans ce cabinet me paraît logique. Deux-trois corps calcinés derrière une issue de secours seraient synonymes de mort accidentelle.

« Terminus, coco », annonce Mike.

Je peux sentir chaque gravier crisser sous le poids de la Mercedes alors que nous ralentissons.

Terminus, sans doute, je pense, avec la conviction soudaine que si je pénètre dans ce bâtiment sous les ordres de Mike, je suis mort. Mais pas de la manière que tu crois, coco.

Ce que je m'apprête à accomplir me semble défier les lois de la nature. En général, ce genre d'élucubration ne passe pas le filtre du bon sens dans ma tête, mais ces derniers jours, ce filtre a été ôté. Et lorsqu'une idée pareille me traverse l'esprit, j'ai bien peur qu'il ne soit perdu à jamais.

Donc, deux types devant, deux derrière et Mike l'Irlandais à ma gauche. Tous armés et dangereux. Mais aussi tous restreints dans leurs mouvements. De plus, aucun d'eux ne s'attend à me voir exécuter pareille performance.

Si j'agis, c'est maintenant, avant de détacher la ceinture de sécurité. Je prends quelques petites inspirations pour me donner du courage, et passe à l'action.

D'accord. Cinq cibles. On y va.

Premièrement, je frappe Mike du tranchant de la main au niveau de la gorge ; il devrait être occupé à suffoquer pendant une ou deux minutes. Les yeux lui sortent des orbites. On dirait qu'il vient de se prendre un harpon dans le cul. Une vision que j'espère un jour partager avec Jason. Il adore les anecdotes.

Les gars assis à l'arrière comprennent avant les autres. Je me penche, attrape les poignées de recul des deux sièges et, mes jambes en guise de pistons, pars en arrière droit sur eux. Les fauteuils glissent sans accroc sur leurs rails. Bénis soient les ingénieurs allemands. Fractures des tibias et peut-être d'une cheville. Le crâne d'un des types explose la lunette arrière. Aucune arme n'a été dégainée pour l'instant.

Une partie de moi assiste à tout ceci de l'extérieur. J'ai l'impression que quelqu'un d'autre se bat à ma place et que, d'une façon obscure, je l'observe à distance sans l'approuver tout à fait.

Toujours deux mecs devant.

Je passe par-dessus Mike, dont la poitrine est secouée de spasmes, et empoigne les leviers des sièges avant. Je tire dessus à fond et les envoie valdinguer jusqu'à ce qu'ils se dégondent et bloquent les hommes de Mike contre le tableau de bord. L'un d'eux a encore une main de libre pour s'emparer de son arme. Je lui déboîte l'articulation humérale d'un coup de poing à l'aisselle.

Tout bien considéré, les choses se déroulent plutôt pas mal. Mon côté facétieux m'incite à me marrer, mais je le réprime. Plus tard, les enfantillages.

Des gémissements emplissent l'habitacle de la Mercedes comme si nous étions sous l'eau et qu'au-delà du pare-brise s'étendait une étonnante mer de sang. Nous roulons encore quelques mètres avant qu'une des roues ne monte sur le trottoir et heurte une poubelle.

Je frappe de nouveau Mike l'Irlandais parce que c'est un abruti. Ensuite, une fois sorti du véhicule, je sprinte en direction de la porte de derrière, vers l'échoppe de Zeb. Les graviers croustillent sous mes bottes. Une bruine fraîche sur mon visage me rappelle à la vie. Je savoure les gestes, l'humidité, pendant un moment ; le temps d'atteindre l'entrée de service. Alors, je dois à nouveau me concentrer.

Dire que je suis propriétaire d'un véritable arsenal et je n'ai rien sur moi.

La porte s'ouvre vers l'intérieur et j'aperçois encore un des gorilles de Mike qui arrive vers moi, les yeux fous, attiré par le remue-ménage. J'ai presque de la peine pour lui. Son flingue pend à son côté. Je me rue sur lui avec des grognements d'ours enragé.

Il expulse un oh avant que je plonge la tête sous ses bras pour le repousser à l'intérieur du magasin. Le oh bondit de quelques octaves tandis que nous sommes au milieu de la pièce. Les orteils du mec rayent le parquet. Son épaule s'imprime sur mon dos ; grand bien lui fasse. Peut-être qu'il aurait pu utiliser son arme, s'il avait eu la présence d'esprit ou le temps…

Il manquait cruellement des deux.

« Putain, s'exclame-t-il. Pute… »

Il jure ou appelle sa mère ? Mystère.

Un mur se dresse et je l'envoie dedans. Il traverse deux couches de placo, une photo représentant une forêt, et atterrit pile sur le fauteuil dentaire. Pas très bon pour la santé.

Il gémit. On n'est jamais trop prudent ; je me précipite donc par le trou béant et lui assène un coup de plateau mobile à la tempe.

Plus de gémissements. Ni d'alarme. Une alarme aurait été chouette.

Attendez. J'entends des gémissements. Derrière moi, dans la partie de l'officine dévolue aux produits homéopathiques.

C'est moi, abruti. Je suis vivant.

Zeb. Impossible.

Le type de Mike me confie volontiers son flingue. Un joli Colt .45 rutilant. Sept balles dans le chargeur, une dans la culasse, en admettant que ce gars, prénommons-le Steve, se trimbale avec une arme chargée.

« McEvoy, sale enfoiré ! »

Un rugissement retentit dehors. Mike l'Irlandais a vite récupéré. Il en a terminé avec ses cocos.

« Sors de là, McEvoy. »

Bien. Impeccable. Ils refusent d'entrer. Il reste une petite chance. J'aurais dû tous les tuer, en vérité. La chance aurait été moins petite.

Dans un nuage de plâtre et de sciure, je déboule à l'endroit où Zeb entrepose ses produits. Du sang scintille par terre à la lumière des néons et décrit de larges courbes sur la moquette et le béton. La traînée la plus brillante conduit à une forme tremblotante tassée dans un coin. Mon ami Zeb, attaché à sa chaise de bureau. Ils ont joué au flipper humain avec lui.

Ses yeux sont à moitié fermés. Un hématome couvre la quasi-totalité de son visage. Du sang goutte de ses doigts. Deux cocards oblitèrent ses yeux rusés. Il ne reste plus rien de sa silhouette d'arnaqueur affûté. Il paraît mal en point, et la réalité est sans doute encore pire, s'il est en état de sentir quoi que ce soit.

Je tourne la chaise.

« Zeb ? Parle-moi, vite. Qu'est-ce que t'as fabriqué ?

— L'était temps, crache le toubib entre deux bulles ensanglantées. Paracétamol, ibuprofène. Sous le coffre. »

Je le secoue et une coupure sous son œil se remet à saigner.

« Non. Raconte. C'est quoi, ce putain de disque ? »

Zeb tousse. Sa poitrine siffle.

« Pas de disque. Juste des conneries. Allez, Dan. Donne-moi les cachets. »

Inutile d'insister. Après une telle raclée, la douleur est devenue l'unique préoccupation de Zeb. Il se moque de vivre ou de mourir. Seule la douleur compte.

« D'accord, d'accord. »

Je fouille parmi les bouteilles sous le coffre. La plupart d'entre elles ne portent que des étiquettes manuscrites. Des médocs génériques au rabais. Zeb est prêt à n'importe quel expédient pour grappiller du fric.

« Cinq minutes, Mike, je crie en direction du plafond. Le temps de retrouver ce foutu CD. »

Aucune réponse pendant un moment. Le silence n'est troublé que par des bruits de pas traînants et des cliquetis métalliques.

Puis : « Cinq minutes, McEvoy. J'entends la moindre sirène, je crame toute la baraque. »

Super. Il me reste trois cents secondes et peau de balle pour négocier.

Paracétamol. Je trouve un flacon et suis du doigt les indications.

« Merde au dosage ! hurle Zeb. File-moi la totale. »

Pas question. Dans son état, Zeb serait capable d'avaler ces cachets jusqu'à ce que son cœur cesse de battre.

J'ouvre le flacon, mets une double dose dans ma main, et Zeb les bouffe aussi vite qu'un canasson des morceaux de sucre. Le temps que je libère ses poignets de la bande adhésive qui les emprisonne, mon copain requinqué profite de la quiétude chimique.

« T'étais où, mec ? il sanglote avant d'être pris d'un rire saccadé. J'ai essayé d'émettre, de t'envoyer des signaux. Je t'ai tenu des conversations entières, tu ne m'as pas entendu ? »

J'ai entendu que dalle, nie le fantôme de Zeb.

« Je t'ai entendu, frérot, confirmé-je. Je suis là. Maintenant, il va falloir que tu m'expliques ce que tu as magouillé.

— J'ai survécu. Voilà ce que j'ai magouillé. J'en suis pas fier, mais je l'ai fait. »

Je le secoue avec douceur.

« T'as foutu quoi ? Allez, Zeb, à table. »

Il cligne des yeux. On dirait qu'il est sur le point de s'endormir.

« Je me suis occupé des cheveux de Mike Madden. Comme pour toi, Dan. Une bonne petite transplantation. »

Une greffe capillaire ! Pas possible. Pas pour tout ce bazar.

« Laisse-moi te dire que ce connard est parano. Il a fait venir des étudiantes chinoises pour m'assister, de manière à ce que personne ne puisse le reconnaître. Elles ont des mains minuscules. Le travail était impeccable. Dans six mois, on n'aurait jamais deviné. Mike aurait eu une chevelure à faire chier Pierce Brosnan en personne. »

L'aiguille tourne.

« Un boulot nickel, génial. Alors où est le souci ? »

Malgré son visage ravagé, Zeb parvient à adopter une expression coupable.

« L'occasion était trop belle. Je n'ai pas pu résister. »

À l'extérieur. « Deux minutes, McEvoy. Tu ferais mieux de te dépêcher, coco. »

Zeb pouffe de rire.

« Coco. Toujours ce mot-là à la bouche. Vous autres Irlandais êtes une sacrée bande de crétins.

— Quelle occasion ? Zeb, ces types vont nous tuer.

— Pas toi, Dan. Pas toi, mon gros poteau Schwarzenegger. Je parierais que t'en as déjà déglingué quelques-uns. »

Il n'a pas tort. « Peut-être. Mais pourquoi ils en ont après moi, Zeb ? »

Il examine le sang sur ses doigts. Aucune idée de sa provenance.

« J'ai raconté à Mike que j'avais filmé l'opération. Je lui ai dit que j'allais la diffuser sur YouTube. Que tous les Irlandais de New York allaient se marrer comme des bossus. T'aurais dû le voir pendant l'intervention. Le gros bébé chialait comme… un gros bébé. Il ne voulait même pas que je fume ni rien.

— C'est dément.

— Je sais, bafouille Zeb. Pourtant je suis toujours prudent avec la cendre.

— Je ne parle pas de la cigarette. T'as voulu faire chanter un ponte du crime organisé ?

— Pas vraiment un ponte. Il a quoi, une douzaine d'hommes ? J'ai à peine réclamé trente mille. Trente mille pour détruire le CD. Une affaire.

— Mais le disque n'existe pas. »

Zeb hoquette et ses gencives se teintent de sang.

« Putain, bien sûr que non. Tu vois des caméras ? Je ne me suis rendu compte qu'après. »

Je serre les dents.

« Et quand as-tu dis à Mike que j'avais le disque ? »

Zeb recule.

« Avant-hier, Dan. Depuis deux jours, je te jure, j'ai menti. Deux foutus jours de coups de poing dans la gueule et de tête contre les murs. Dans un putain d'entrepôt à Ackroyd. J'ai laissé des morceaux de moi partout dans ce trou à rats.

— Alors tu as raconté à Mike que le CD était chez moi.

— Ouais, j'ai raconté ça. »

Zeb appuie le menton sur sa poitrine.

« Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ? T'es un fils de pute d'Irlandais super coriace, Dan. Je savais que ces poivrots de gangsters ne t'auraient pas. Jamais. Tu les tuerais tous et tu me sauverais. Je n'avais pas d'autre solution. »

Voilà un long discours de la part d'un type édenté aux os brisés. Zeb s'effondre avec une quinte de toux caverneuse.

« Abruti, je hurle à cette carcasse frémissante. Depuis huit cents ans, la fierté est tout ce que nous possédons, nous, les Irlandais, et tu essayes de la voler à un homme dangereux. »

Zeb crache du sang et une ratiche. Elle reste là, semblable à un iceberg dans une mer au soleil couchant.

« Une erreur, Dan, je réalise maintenant. Ne me laisse pas crever ici. Trouve un moyen. Joue la fibre celtique. »

Zeb pleurniche, se tord les mains.

La fibre celtique. J'ai une carte en main. Éventuellement.

Des coups retentissent à la porte d'entrée. On cogne dessus avec insistance. L'éclairage vacille sous la force des chocs. Je suppose que les cinq minutes sont écoulées.

« Allez en enfer tous les deux, rugit Mike Madden l'Irlandais. Allez rôtir en enfer. »

Une lumière orange scintille derrière les stores. Peut-être une voiture de police, ou plutôt une torche artisanale. Mike va nous réduire en cendres.

Je me creuse les méninges à la recherche d'un embryon d'idée. Une initiative qui assainirait la situation. Rien. Juste des délires.

Se concentrer très fort et se téléporter. Aménager un tunnel. Appeler la police.

« Sourire éclatant », suggère Zeb.

Un sourire éclatant ? Ou le traitement Sourire éclatant ? Bien sûr. Je me dirige vers le fauteuil dentaire où j'ai laissé Steve. Je suis un peu embêté qu'un chirurgien avec la tête au carré y ait songé avant moi. Je fais deux pas en direction du trou béant quand un courant d'air glace mon front en sueur. Quelqu'un est là.

Ensuite une voix retentit. « Steve est HS. McEvoy a pris son flingue. »

Steve ? Incroyable.

Mike l'Irlandais m'appelle de l'extérieur.

« Toutes les issues sont bloquées, McEvoy. Tente de t'échapper et t'es mort. »

Seul, je pourrais peut-être m'en sortir, mais pas avec Zeb sur les bras.

Je me tapote la tempe du bout du doigt, essaye de me concentrer.

« D'accord, Mike. T'as gagné. Discutons. »

Le combat rapproché est ma spécialité. Mais j'ai justement besoin de me rapprocher si je veux mettre en œuvre ma spécialité.

Mike l'Irlandais médite ma proposition pendant deux minutes.

« Très bien, coco. Jette l'arme de Steve, et tes chaussures aussi. Ensuite, attends au coin. »

Mes chaussures ? C'est quoi ce bordel ? Il me prend pour qui, un ninja solitaire ?

J'envoie le Colt par la brèche, ainsi que mes bottes. Ensuite, je me traîne jusqu'au coin derrière Zeb, avec l'impression d'être un vilain garçon. Je parie que bosser pour Mike doit être super chiant.

« Chochotte, souffle Zeb d'une voix à peine plus forte qu'un filet d'air. J'ai tenu deux jours. »

Si son oreille n'était pas encroûtée de sang et de mucus, j'aurais frappé dessus.

« Ferme-la ou tombe dans les pommes, mais laisse-moi gérer la situation.

— Ouais, tu peux aussi enlever ton pantalon, histoire de leur apprendre. »

Zeb n'abandonne jamais. Au moins, quand il était dans ma tête, je n'avais pas à le regarder.

Et c'est mon meilleur ami. Bon Dieu.

Mike l'Irlandais rentre par la porte de derrière, accompagné de deux de ses sbires. Le premier boite et le second est affublé d'un nez qui ne dépareillerait pas sur un ring. Quant à Mike, il est rouge de colère. Un peu moins arrogant malgré tout, il me semble. Les yeux posés sur moi, ils marchent d'un pas prudent le long des souillures ensanglantées et des cartons de réserve. Un troisième gros bras apparaît par l'ouverture dans le mur. Il louche pour aligner la hausse et le guidon d'un automatique.

Mike déglutit et s'étouffe. « Espèce de salopard. » Il se masse la glotte avec précaution. « Qui frappe les gens à la gorge ? Quel genre de type es-tu ? »

Je ne réponds pas. Ce serait inutile.

Au bout d'une minute à froncer les sourcils, Mike a fini de s'apitoyer sur son sort.

« Je survivrai, je crois. »

Il allume une cigarette à l'aide d'une longue allumette en bois, aspire fort. La flamme se courbe.

« Alors, McEvoy. Où est l'enregistrement ? »

Zeb pousse des petits gémissements. À raison, certainement. Trois criminels pointent leurs armes sur nous et je n'ai aucune bonne nouvelle à leur annoncer. Nous sommes acculés dans une pièce minuscule sans espoir de fuite, à moins que ces gens soient distraits et qu'ils relâchent à nouveau leur attention.

« Voilà le topo, Mike. Il n'y a pas de CD. Il n'y en a jamais eu. »

Je ne peux pas m'empêcher d'égratigner la couronne de Zeb.

« Cette tête de nœud a essayé de t'avoir au bluff. Et puis il m'a entraîné avec lui lorsque les négociations ont commencé à chauffer. »

Mike ponctue les déclarations avec sa cigarette.

« Ouais, tu vois, cette version correspond à celle du toubib après qu'il m'a certifié l'existence du document. Où est le vrai, où est le faux ? Difficile de trancher.

— Crois-moi, Mike. Je suis Irlandais. Nous sommes Irlandais. Je te jure sur le tricolore qu'il n'y a aucun disque. Cet abruti ne saurait même pas utiliser une caméra. »

Mike relève sa casquette, se gratte la tête.

« Cet argument est touchant, coco, le patriotisme irlandais, mais tu le sais aussi bien que moi : les Gaëls s'étripent entre eux depuis des siècles. Tu vas devoir trouver mieux. Donc, on a quoi d'autre en commun ?

— On a cette démangeaison », je dis, le doigt pointé vers lui.

Mike retire sa main avec autant de précipitation que si la mère supérieure lui avait tapé dessus.

« Quelle démangeaison ? Qu'est-ce que tu racontes ?

— Tout ce foin à cause d'une opération ? Mike Madden l'Irlandais se fait poser de nouveaux tifs et il devient susceptible.

— Je t'emmerde », crie Mike avant qu'une toux sèche ne brise sa voix.

Ces manchettes au cou sont vraiment efficaces.

« Allez, Mike. On est au XXIe siècle. La chirurgie est entrée dans les mœurs. Cette pratique signifie que tu prends soin de ton apparence. Une greffe capillaire aujourd'hui est l'équivalent d'un rasage chez le barbier il y a cinquante ans. Si tu as les moyens, vas-y.

— Mot pour mot, marmonne Zeb. Ce sont mes propres termes. »

Le toubib a effectivement tenu ces propos. Je me contente de répéter les bobards qu'il m'a servis.

« Tout le monde s'en fout, Mike. Tu sais combien d'Américains ont eu recours à la chirurgie l'année dernière ? Devine, allez, donne une estimation au hasard. »

Je n'attends pas qu'il se lance, au cas où Zeb lui aurait déjà sorti les chiffres.

« Douze millions. Tu le crois ? Douze mil-lions. Un de tes hommes au moins a dû bénéficier d'une liposuccion dans le mois. »

La tronche de veau à la gauche de Mike pique un fard et pointe son arme sur mon front.

Mike se ressaisit.

« Ouais ? Et qu'est-ce que t'en sais ?

— Je le sais, je réponds du tac au tac. Parce que j'ai moi-même cette démangeaison. »

Il est temps d'ôter mon couvre-chef. J'essaye de m'y prendre de manière décontractée, comme si j'avais l'habitude d'exhiber mon implantation. Je retire mon bonnet et demeure planté là, dans toute ma gloire de greffé.

Mike louche un peu. Il me fait venir sous la lumière. Je m'exécute, la tête inclinée pour que le plus petit des mecs puisse voir aussi.

« Je dois dire, avoue le ponte, que le résultat est plutôt satisfaisant.

— T'aurais dû le voir il y a six semaines, grogne Zeb. Une vraie boule de billard. Maintenant, ces cheveux vont tomber et repousser ensuite. En tout cas, tu as là un bon aperçu.

— Le cuir chevelu gratte toujours un peu. »

À l'évidence, Zeb reprend du poil de la bête.

« Cette démangeaison est imaginaire. Elle dure une semaine tout au plus. Mike, lui, est vraiment incommodé. Il a environ deux cents cicatrices, toutes encroûtées. Toi, t'es simplement taré. »

Mike tâte son crâne avec précaution.

« Les picotements me rendent dingue. J'ai envie de flinguer tout le monde en permanence. Mercredi dernier, j'ai presque giflé ma petite fille. »

J'essaye de paraître choqué. Connaissant Mike, gifler les gamines ne lui ressemble pas du tout.

« Ta propre gosse ? Mon Dieu. »

J'ai dû en faire un peu trop.

« Ouais. Te fous pas de ma gueule, McEvoy.

— Eh bien, tu sais, frapper ses enfants est en général mauvais signe, non ? »

Mike lève la main pour se gratter, puis se ravise.

« Et merde. Tes cheveux ont l'air bien, je te le concède. Ils me donnent bon espoir, mais ce trou du cul a voulu me faire chanter.

— À propos de quoi ? D'une greffe capillaire ? T'es chatouilleux à ce point, Mike ? Un cirque pareil pour quelques greffons ? »

Soudain, Mike recule et frappe Zeb d'un coup de pied à la poitrine. La chaise part en arrière.

« Il ne s'agit pas de la greffe. Peu importe l'opération. Il a voulu me faire chanter. Il faut un exemple. »

Mike est impayable.

« Un exemple ? Et qui sera là pour le voir, Mike ? Tu te crois où ? »

Je crie la dernière phrase en direction du plafond.

« On est à Cloisters, Mike ! Les flics locaux te tolèrent tant que tu ne tues personne. Ensuite, ton cul est sur la sellette. À mon avis, Mike, ton portable est déjà sur écoute et ton club sous surveillance. »

Je ne parle pas des meurtres au Brass Ring.

Madden fait la gueule.

« On ne se connaît pas assez pour que tu m'appelles Mike, coco. Pour toi, ce sera Monsieur Madden. »

Les mots sortent malgré moi à présent.

« Et au fait, maintenant que j'y pense, personne ne dit coco, en Irlande. Tu confonds avec l'Écosse.

— Même pays », rétorque le plus stupide des hommes de Mike.

Madden est terrifié.

« Même pays ? Même putain de pays ? Bordel, Henry ! Je savais que j'aurais jamais dû t'engager. D'ailleurs, t'es viré ! »

Quelques rires fusent : le licenciement est accompagné d'un geste du doigt dans le plus pur style Masterchef. Toute l'attention est polarisée sur ce pauvre Henry. J'en profite pour passer à l'action.

Avec la poussière et les néons, l'ambiance au sein de ce minuscule local est tellement surréaliste que personne ne comprend vraiment ce qui arrive. Ils continuent à se marrer. En une fraction de seconde, j'ai pris appui sur la chaise de Zeb pour arracher le stylet de Macey Barrett planté dans le faux plafond et fondre sur eux. Je dégomme les types de Mike comme dans un jeu de quilles. Ils dégringolent autour de moi aussi sûrement que si j'étais le point d'impact d'une explosion. Les armoires s'écroulent et le plan de travail en faux marbre de Zeb éclate en mille morceaux.

« T'es rapide pour un type d'un mètre quatre-vingts, constate Mike alors que la lame d'acier effleure son cou. J'apprends rien. Ça fait la deuxième fois. »

La situation est délicate. Je peux sentir l'huile pour armes et la tension nerveuse. Ma perception, déformée par l'adrénaline, ressemble à celle d'une lentille grand angle. Des aspirants gangsters passent et repassent dans mon champ de vision, des flingues énormes pointés sur moi, les canons semblables à des entrées de tunnel.

« Tranquille, Dan. Concentre-toi.

— Le fantôme de Zeb ? C'est toi ?

— Non. Je suis le vrai Zeb. »

Et merde.

Mike est vraiment furax maintenant.

« Et ensuite, McEvoy ? Mes gars sont déjà assez fébriles. Tu penses que ton numéro de cascadeur va les calmer ? »

Je dois garder mon sang-froid.

« Je veux voir tes implants, Mike. Voir comment ils prennent. »

Le visage de Mike s'affaisse. Sa bouche devient un trou noir.

« Qu'est-ce… Tu déconnes ? Voir les implants ? Mon psy assure que je ne suis pas prêt.

— Psy ? Vous avez tous des psys, en ce moment ou quoi ? Tony Soprano a lancé la mode ?

— Soprano n'a jamais eu de greffe capillaire, coco. »

J'enfonce la lame de quelques millimètres dans la gorge.

« Encore une fois coco. Une seule fois… »

J'entends des déclics. Du coin de l'œil, je vois les mastodontes aux yeux exorbités qui s'agitent. Les gars de Mike ont décidé de prendre les devants.

Mike lève la main.

« Arrêtez. Attendez, espèces d'imbéciles. Vous le flinguez et cette lame me plonge dans la gorge. »

Un détail attire son attention.

« Cet instrument ne serait pas le stylet de Macey ? »

Inutile de mentir.

« Il était en train de faire ses pas chassés. Je n'ai pas eu le choix.

— Alors l'épisode du Brass Ring était un piège ?

— D'une pierre deux coups. Le plan me semblait valable. »

Mike renifle.

« J'avais donné ce stylet à Macey.

— Ouais ? Eh ben il aurait dû le garder dans sa poche.

— Macey était le meilleur, le plus brillant.

— Alors t'es vraiment dans la merde. »

J'attrape le sommet de sa casquette et la lui arrache.

« Aaargh », hurle-t-il comme si je l'avais blessé. Je ressens une pointe de remords. Ôter le couvre-chef à quelqu'un en public est un terrible châtiment.

Des centaines de cicatrices minuscules s'alignent le long de son cuir chevelu parsemé de taches de rousseur, telle une armée en formation serrée.

« Fourni. Beaucoup plus fourni que moi.

— J'avais une équipe complète pour travailler sur Mike, murmure Zeb. Chaque service a son prix.

— Connard », rétorque Mike.

Je ne peux m'empêcher de l'approuver.

L'une des croûtes est proéminente. Je la tapote avec le pouce.

« Voilà d'où vient le problème, j'indique, faussement intéressé. Une infection. Tu n'as pas pris tes antibiotiques. »

Mike jette un coup d'œil à ses lieutenants. Culpabilité dans l'air.

« Je voulais quelques bières. Il est interdit de boire avec ces médocs.

— Cette infection n'est pas belle, Zeb. Elle peut s'aggraver ? »

Zeb comprend tout de suite.

« Pour sûr. Horrible. La totalité de ton cuir chevelu va devenir purulent. Les implants vont tomber et tu vas te retrouver avec un crâne constellé de cicatrices style brûlures au troisième degré. »

Zeb raconte un tas de conneries, mais Mike tombe dans le panneau.

« Des cicatrices ?

— Tu ressembleras à un figurant dans un film de Romero. »

Mike est scandalisé.

« Ce genre de complications est typique du corps médical. On n'entend jamais parler des effets indésirables avant. Ils ne surgissent qu'une fois que vous avez touché un vaisseau caché, ou trouvé une grosseur inattendue, ou que la tête du client, remplie de pus, explose. »

Le moment est venu d'étayer mon propos.

« En fait, Mike, il faut que Zeb te surveille pendant un an. Pour s'assurer que tu guérisses. Peut-être effectuer une nouvelle intervention. Tue-le maintenant, et tu termines à l'hôpital public. Tu ne voudrais pas que la nouvelle s'ébruite. »

C'est l'argument massue. Bien joué.

« Tout ceci concerne Zeb. Et toi ?

— Moi ? Tu pourrais essayer de me supprimer, mais ton organisation en ressortirait très affaiblie. Regarde les choses en face, Mike, tes effectifs sont limités et Macey Barrett en était le pilier. »

Je fais pivoter le stylet, histoire de rappeler sa présence à Mike. Les types de son acabit ont du mal à accepter l'idée de leur propre mort, à moins qu'on titille leur jugulaire.

« Hé, d'accord. Putain, coco, t'es dur en affaires. »

Je le laisse dire ce coco-là.

« Alors, marché conclu ? »

Mike hausse les épaules.

« Évidemment. Mais je refuse de payer les visites de contrôle. »

Zeb se mord les lèvres. Il pousse à contrecœur un grognement d'acceptation.

« Et tu rembourses la dette de Victor Jones.

— Paiement échelonné. Et un de tes hommes passe chaque mois. »

Mike acquiesce ; encore un peu et il se fait hara-kiri.

« Conneries. Je passerai moi-même, pour te tenir à l'œil. »

La proposition est acceptable. « La proposition est acceptable », je dis.

Je retire le stylet. Un filet de sang s'écoule de la gorge de Mike et s'amasse au niveau de la clavicule. Il s'éponge avec la manche de sa chemise.

« Transiger n'est pas bon pour ma réputation. Si la rumeur se répand que ce trou du cul a fait chanter Mike Madden l'Irlandais et s'en est tiré avec une simple raclée… »

Inutile d'ajouter quoi que ce soit. Ce type de ragot peut s'avérer dévastateur. Une vague de mauvais payeurs et d'arnaqueurs déferlerait dès le lendemain.

« Ne t'inquiète pas, je dis sur un ton rassurant. Un mot de la part de Zeb et je te le livre en personne. »

Un des hommes de Mike accepte difficilement ces tractations. L'indignation se lit sur ses traits. Je vois le genre, une brute armée d'un flingue. Ce mec va se pencher à l'oreille de Mike pour le convaincre que je dois mourir. Dès que je serai sorti, sa langue de serpent s'agitera.

Je le regarde dans les yeux et grimace.

« Quelque chose ne va pas avec ton visage, McEvoy ? T'as mal ?

— Pas moi. »

Et je lui brise la rotule d'un coup de talon. La vision d'une jambe qui se plie dans le mauvais sens est assez cocasse. Pas au point de se tordre de rire, mais quand même. Le gars s'écroule sur le côté. Sa chute ressemble à celle d'un poivrot dans les films en noir et blanc et il laisse échapper plusieurs coups de feu. Son acolyte, celui qui confondait l'Irlande et l'Écosse, s'en prend une au niveau du grand fessier. Il tombe à genoux, le souffle coupé.

« Vas-y, Dan, s'étrangle Zeb. Bute-les tous. Il faut miser sur le long terme. »

Je mets Mike l'Irlandais entre moi et le tireur dans l'autre pièce. Du coup, il ne peut plus faire grand-chose excepté brailler. Soudain, un nouveau malabar, le chauffeur, se pointe avec son flingue à la porte de derrière. Je suis pris au dépourvu. Ce mec comptait pour du beurre, et soudain, il est là, bien préparé et en colère. En colère à quel point ?

Sans un mot, le silencieux vissé au bout du flingue, il tire dans l'épaule de Zeb. La classe.

« Shéhérazade », bredouille Zeb avant de retomber sur sa chaise.

Autant que je sache, Shéhérazade était l'héroïne des Contes des mille et une nuits. Je n'ai pas la moindre idée de la raison pour laquelle Zeb prononce ce nom. J'ai peut-être mal entendu.

Je suis encore en train d'y réfléchir, lorsque Mike l'Irlandais fait volte-face et montre pourquoi c'est lui le patron. Il envoie un uppercut monstrueux qui m'atteint pile sous le menton. Mes pieds quittent carrément le sol. Ensuite, je suis par terre, la tronche entre les genoux de Zeb, le stylet à deux mètres de moi.

Je vois des étoiles et puis rideau. Deux ou trois secondes, pas plus.

« Frappe au cou, exulte Mike, les yeux étincelants. Qu'est-ce que t'en dis, coco ? Tu l'avais cherché. Je t'emmerde profond. »

Je croyais quoi ? Impossible que cette histoire se finisse bien. Trop d'inconnues. Il fallait que ma chance tourne à un moment ou à un autre. Dommage que ce soit avec ma tête entre les jambes de Zeb.

Mes oreilles baignent dans le sang gluant de Zeb et quand le coup est arrivé, j'ai entendu craquer. La mâchoire ? Les dents ? La douleur est trop intense pour être localisée.

À l'heure actuelle, j'aimerais beaucoup me payer une petite séquence souvenir, redevenir un super combattant, au son d'une musique évocatrice.

« T'as la tête sur mes couilles, mec », râle Zeb.

Il n'est pas encore mort.

« Je suis gêné. J'ai pas envie qu'on nous trouve dans cette position. »

Moi non plus. J'ai pas envie qu'on me trouve du tout.

La pièce tourne. Je me sens horriblement mal. Des odeurs de sang, de transpiration, d'urine peut-être, me parviennent.

« Zeb. Tu t'es pissé dessus ?

— Va te faire foutre. Je suis sur cette chaise depuis une éternité. »

Comment peut-on encore avoir la force de s'envoyer des vannes au moment de faire le grand saut ? N'y a-t-il pas des choses plus importantes dans la vie ? Communiquer ?

Nous demeurons allongés dans un enchevêtrement de membres, tels des mannequins empilés avant incinération. J'ai d'ailleurs l'impression que Mike nous réserve un sort identique. Un bon petit feu, et adieu les preuves.

Je tends le cou afin de soulager la pression sur les testicules de Zeb et regarde mon ami dans les yeux. Je dois savoir avant de mourir.

« Qui est Shéhérazade, mec ?

— Le nom est venu sans réfléchir. Je me sers de ce mot d'alerte pendant mes séances SM, avoue-t-il, honteux. Parfois les prostituées spécialisées établissent un code au cas où la passe dégénère. Je ne te ferais pas des révélations pareilles si on n'était pas sur le point de crever et que je n'étais pas shooté aux analgésiques. »

Bon Dieu. Un mot d'alerte. Inutile en dehors des bordels et des parties de Donjons et Dragons.

Je respire trop fort et des cris résonnent entre les murs. Le gars qui s'est fait tirer dans le cul et celui à la rotule explosée font un boucan d'enfer. L'espoir d'une mort rapide s'éloigne inexorablement.

Mike hurle. On dirait qu'il est dans une cabine téléphonique. Sa voix me parvient étouffée, lointaine.

« … Te laisser vivre. Pourquoi je ferais ça ? »

D'accord. Je raccroche les wagons maintenant. Pourquoi me laisserait-il vivre ? Il existe une raison. Je l'ai sur le bout de la langue lorsque Mike piétine mon genou. Pas de fracture, mais la douleur est terrible.

« T'aimes cette sensation, McEvoy ? N'est-ce pas ce qu'on appelle la justice divine ? Je t'inflige les mêmes sévices que pour mon homme. Je vais te tuer lentement, coco. Ton copain, par contre, reste en vie afin de surveiller mes nouveaux cheveux. »

Zeb trouve en lui quelques bribes de courage : « Va te faire foutre, Madden. Si tu supprimes Dan, il vaudrait mieux que j'y passe aussi.

— Voyons si les tortures auxquelles tu vas assister te feront changer d'avis.

— Ouais, murmure Zeb. Les tortures pourraient fonctionner. »

Mike étreint le tireur.

« Calvin. Tu as accompli un travail magnifique. Un tir en mouvement, tu mets le docteur sur la touche et fais diversion. Vous avez vu, bande de connards ? »

Les connards en question sont occupés à se tordre par terre. Néanmoins, ils ont les ressources suffisantes pour approuver d'un « Oui, Monsieur Madden ».

« Quel sacré coup de poing vous avez envoyé, Monsieur Madden, complimente l'intelligent Calvin.

— Ouais, coco. On forme une équipe formidable. Te voilà numéro deux. Barrett est mort, longue vie à Calvin. »

Avec tous ces mamours entre gangsters, mon cerveau a le temps de se remettre. J'avais un plan B en cas de fiasco complet. Plan B.

Je me souviens alors de Tommy Fletcher, mon dernier atout.

« Ballyvaloo, je lâche avant d'oublier.

— Tu parles d'un mot d'alerte », constate Zeb.

Pourtant, Mike L'Irlandais connaît la signification de ce terme. Il arrête d'enlacer son nouveau numéro deux et marche vers moi, le visage prêt à exploser.

« Qu'est-ce que t'as dit ?

— Ballyvaloo, je répète, la chemise constellée de postillons ensanglantés.

— C'est quoi un ballyvaloo, bordel ? » se demande Calvin.

Je masse ma mâchoire endolorie.

« Pas quoi, . »

Mike lève la jambe pour m'écraser, mais se ravise aussitôt.

« Raconte-moi ce que t'as fait. Raconte !

— Rien. Pour le moment. »

Mike est un gars assez futé. Il ne met pas longtemps à piger.

« Laisse-moi deviner : si je te tue, ma mère disparaît, bla-bla-bla. Tu bluffes, McEvoy. Tu n'as pris aucune disposition. T'as cherché sur Internet et t'as trouvé que j'avais acheté un pavillon dans un village-retraite à ma chère mère en Irlande. Point. Débarrasse-moi de ce tordu, Calvin. »

Je toise Calvin. « Appuie sur la détente et Maman est morte. »

Calvin est en plein dilemme. Exécuter les ordres du patron, ou être indirectement responsable de l'assassinat de sa mère.

« Un coup de téléphone, Mike. Ensuite, tu décides. Regarde-moi dans les yeux, dis-moi que je mens. »

Cette réplique est foireuse, mais à l'heure actuelle, je suis aussi sérieux qu'une rotule brisée ou une balle dans les fesses. Mike renifle comme un chien affamé et soutient mon regard. Selon toute vraisemblance, il y trouve une certaine dose de sincérité.

« Un appel, McEvoy. Si tu as causé du tort à ma mère… Si tu l'as ne serait-ce que dérangée pendant son dîner… »

Pourvu que les menaces s'arrêtent là.

« Ouais, ouais. File-moi mon téléphone. »

Mike l'Irlandais me le lance. En fait, cet appareil est celui de Barrett. Au bout de trois tentatives, j'arrive à composer le numéro. Les touches minuscules font mauvais ménage avec les gros doigts visqueux de sang.

« J'appelle de l'étranger, je précise sur le ton de la conversation, alors je ne peux pas rester longtemps. »

Mike me fixe avec une intensité décapante.

« Active le haut-parleur, connard. D'après ce que j'entends, tu pourrais aussi bien appeler ton bookmaker. »

Un bon point. J'appuie mon auriculaire sur la touche de fonction. La double tonalité stridente retentit.

« Bizarre, la sonnerie, s'étonne Zeb, désormais sous l'empire total du paracétamol. On dirait une note, et puis une autre exactement pareille. »

Vrai. À l'international, la modulation peut paraître étrange.

Rotule Bousillée pleurniche. Mike oblige donc Fesse Trouée à le traîner dehors. La tension dans la pièce baisse d'un coup. Elle remonte lorsqu'une voix d'Irlandais bourru répond au téléphone.

« Yep. Qui est à l'appareil ? »

Un vrai Irlandais. Du cœur de Belfast. Le plus endurci des hommes replongerait dans les jupes de sa mère au son de cet accent.

« Ouais, caporal. C'est moi, Dan.

— Sergent McEvoy. Prêt pour ce coup de grâce ?

— Non. Négatif. Confirme ta position.

— Bon Dieu, sergent. J'ai déjà marqué la vieille bique et un ou deux cousins.

— Enculé, barrit Mike l'Irlandais. Enculééé. »

S'ensuit un gloussement de plaisir qui n'est pas sans me rappeler les fois où le caporal Fletcher tirait à côté des chacals pour les faire sursauter.

« Mike Madden l'Irlandais, je présume. Je plaisante, mon pote. Mais tu as maintenant un aperçu de ce qui t'attend. Un petit avant-goût. »

Mike suffoque comme s'il venait de recevoir un coup au plexus. Les yeux injectés de sang, les mains tremblantes.

« Où tu es ? Où ?

— Je suis sur les collines qui surplombent Ballyvaloo, en train d'admirer un joli petit pavillon. De la fumée sort de la cheminée, la fenêtre est éclairée. Une vraie putain de carte postale. Ce serait vraiment dommage de tirer au mortier sur cette chaumière. »

Mike reprend sa respiration.

« T'es mort ! Tu m'entends ? Rayé de la carte. Tu sais qui je suis ? Tu vas… »

Le caporal Fletcher rit franchement cette fois, au point de saturer le petit haut-parleur du téléphone. Il continue de se marrer jusqu'à ce que Mike la ferme.

« T'as fini ? Oh, je comprends. T'es un bon fils, un mec burné. Mais écoute-moi, Mike. Tu es dedans jusqu'au cou maintenant. Avant que le sergent McEvoy m'évacue du théâtre des opérations, j'ai bossé dans les Forces spéciales. Pour le grand public, le régiment est dédié aux interventions d'infanterie d'élite. J'ai enterré plus de corps dans le désert que tes putes t'ont taillé de pipes. Je laisse un message codé sur un site Internet et une centaine de gars embarquent dans un avion pour le New Jersey. On va t'enterrer si profond que tu dormiras à côté des dinosaures. Je peux faire des choses à ta mère qui l'obligeront à maudire ton nom. Ça te plairait, Mike ?

— Je vais te traquer », gémit Mike d'une voix faible.

Fletcher s'esclaffe.

« C'est l'armée, Mickey. On ne se cache pas. Inutile de nous pourchasser. Écoute, sergent, je crois qu'il ne réalise pas. Et si je prenais un pouce à la vieille, ou un œil ? »

Je marque une pause, réfléchis.

« Non. Je crois que Mike a saisi. Il est responsable d'une organisation d'envergure, ici. On ne devient pas responsable si on est un imbécile. Pas vrai, Mike ? »

Mike l'Irlandais éprouve de grandes difficultés à gérer son stress. Il en est affecté jusqu'au plus profond de lui-même. Les mots lui manquent et son crâne gonfle à des endroits improbables. Il souffle comme un taureau dans l'arène, brandit les poings, serre une gorge imaginaire.

Je l'incite à répondre.

« J'ai pas raison, Mike ? Ou bien j'ordonne à mon caporal de passer à l'action ?

— Tu as raison, grogne-t-il. Pas la peine d'aller plus loin. J'ai ma dose pour aujourd'hui. »

Il lève la main vers son crâne, les doigts repliés en forme de grattoir.

« Non, non, Monsieur Madden, le prévient Zeb. Pas touche. Vous voulez avoir des cicatrices, hein ?

— Tu as raison, bien sûr. Pas touche. »

Je parle haut et fort dans le combiné.

« Tu as entendu, Tommy ? Retire-toi.

— Tu peux répéter ? Retire-toi, ou tire là-bas ? Parce que je peux tirer tout de suite sur la vieille.

— Retrait immédiat, espèce de cinglé. Ne fais aucun mal à Mme Madden.

— OK sergent. Reçu cinq sur cinq. Je reste AD, hein ?

— Cette expression signifie terminé », je précise.

Le langage militaire a souvent tendance à déstabiliser les civils.

« S'il n'y a pas besoin d'ouvrir le feu, alors je vais prendre un verre. On se téléphone demain ?

— À ta disposition. »

Tommy raccroche. Je referme le mobile et le glisse dans ma poche.

« T'as compris, Mike. »

Madden reste les bras ballants, hébété, les yeux mi-clos.

« Ouais, j'ai compris. Tu veux quoi ? »

En douceur, je me mets à genoux et de là, opère la périlleuse transition vers la station érigée.

« Je n'ai pas l'intention de te plumer, Mike. Il te suffit juste de rentrer chez toi. Aussi simple que ça. Pour le reste, rien ne change. Zeb s'occupe des visites de contrôle, je paye ta protection, et même la dette de Vic. Tout le monde est content dans le meilleur des mondes.

— Moi, je ne suis pas content, bougonne Zeb. Je me suis pris une putain de balle. »

Je le hisse sur mon épaule.

« Tu l'avais bien mérité. C'est ta faute.

— À qui tu parles ? Au vrai Zeb ou à son fantôme ? »

Je forme un vœu pour que Zeb soit victime d'une amnésie post-traumatique. Peut-être que je devrais lui donner encore quelques-uns de ses cachetons.

Mike ouvre et ferme les poings, comme s'il y avait des noix à l'intérieur.

« OK. On s'en va. Il ne s'est rien passé. La moindre allusion à l'extérieur et je serai obligé d'agir. »

Ma mâchoire est à présent douloureuse. J'aimerais en allonger une à Mike histoire qu'il se dépêche de se casser, mais je me retiens.

« Pas d'objection.

— Je veux récupérer ma Lexus.

— Je te la ramènerai demain.

— Avec les arriérés de Vic plus les intérêts. »

Ces types et leurs intérêts.

« Va te faire foutre avec les intérêts. Vos taux sont trop fluctuants. »

Mike acquiesce doucement. Il cherche à conclure. Notre marché court sur le long terme, mais un gars tel que lui éprouve le besoin d'avoir le dernier mot. Sinon, il dira juste et merde, nous tuera tous les deux, s'achètera un brassard de deuil et portera un chapeau le reste de sa vie.

Le mafieux fait deux pas vers la porte de derrière, hésite, se retourne, puis rajuste la casquette sur sa tête encroûtée. À son air, je devine qu'il va prononcer la sentence définitive.

« Ma mère est une vieille femme, explique-t-il. Elle peut nous quitter à tout moment. Ensuite, j'ai encore un ou deux cousins dont je me fous. Donc le temps passe, coco. Quand M'man mourra, on réglera nos comptes. »

Il parle d'or.