J'appelle Deacon de dehors. Elle est à l'hôpital, un mec posté devant sa porte.
« Alors, comment tu vas ? je demande par politesse.
— J'ai super froid. Ils m'ont filé assez de morphine pour dérider les Rolling Stones et je suis toujours gelée. Je vais perdre un doigt à cause des engelures, Dan. Tu parles d'un dénouement heureux.
— Quelle merde, je dis avec un signe de tête, même si elle ne peut pas me voir. Tu es prête à appeler le bureau ? »
Et j'improvise une histoire d'intrus masqués.
« Laisse-moi résumer, McEvoy, elle dit sur un ton grinçant, à tel point que je parviens presque à entendre ses dents s'entrechoquer sous son sourire. Tu viens juste d'arriver à la boutique de ton ami. Il fait nuit, il est tard. Tu le retrouves attaché à une chaise avec une balle dans l'épaule. Ce bobard est encore pire que l'autre, quand tu as raconté comment tu m'as sortie du frigo.
— Vrai, inspectrice. Lamentable, hein ? Un Irlandais incapable de bâtir un récit qui tienne debout.
— Dan, on en a vu des vertes et des pas mûres et tu m'as rendu un fier service avec cette tige de déblocage.
— Et tu m'as sauvé la vie, bien sûr. Pourtant je suis avant tout une représentante des forces de l'ordre et je t'ai à l'œil, mon gars. J'ignore comment un individu aussi fascinant et talentueux que toi a échappé à ma vigilance jusque-là.
— Je suis un type discret, inspectrice. Mais à partir de maintenant, j'ai toute ton attention. »
Deacon rit.
« Les personnes telles que nous, Dan, attirent les ennuis. Peut-être que tu arrives à te tenir à l'écart un moment, quelques années pourquoi pas, mais il y a toujours quelqu'un qui a besoin d'être sauvé ou tué.
— J'en ai terminé avec ces embrouilles.
— T'as raison. J'ai entendu dire que Daniel McEvoy est désormais propriétaire d'un club.
— Les nouvelles vont vite. Cette situation est temporaire. »
Deacon soupire. Je suppose qu'elle pense à son ancienne acolyte.
« Tout est temporaire, Dan. Je me servirai de mes bons doigts pour composer le 17. Une ambulance devrait rappliquer d'ici dix minutes. À très bientôt.
— Merci Ronnie. Je te rappelle. »
Zeb s'est débrouillé pour s'injecter une substance quelconque tandis que je négociais l'arrivée de la cavalerie à l'extérieur. Il est tout pâle, assis sous un néon qui clignote, les yeux révulsés, la chemise imbibée de sang collée à sa poitrine.
« Zeb ? »
Rien. Quel que soit le produit avec lequel il s'est envoyé en l'air, il est efficace.
« Tu ressembles à une affiche de film d'horreur, mec.
Encore une ou deux munitions en stock, semble-t-il.
« Elle contenait quoi, la seringue ? »
Les iris de Zeb tournent dans leurs orbites comme les rouleaux d'un bandit manchot.
« Une de mes préparations. Je n'ai plus mal, Dan. Tu vois les poneys ?
— L'ambulance est en route. Sirène, gyrophare, la totale. Les infirmiers voudront savoir ce que tu as pris. »
Zeb sourit. Une bulle explose à la commissure de ses lèvres.
« Je m'en suis enfilé autant que j'ai pu, Dan. Une balle dans l'épaule, ça ne rigole pas. Cette histoire de chantage est la plus mauvaise idée que j'aie jamais eue. »
Je m'insurge.
« Non. Le transsexuel de l'été dernier était ta plus mauvaise idée.
— On ne critique pas », réplique Zeb. Ses yeux roulent en arrière.
Je les conduis, lui et sa chaise, sur le parking pile au moment où l'ambulance se gare. Un infirmier saute du véhicule en marche. On dirait qu'il passe une audition pour Tarantino.
Il m'attrape le bras.
« Il a pris des médicaments ? »
Je désigne l'enseigne d'un geste du menton.
« À votre avis. »
L'infirmier évalue la blessure de Zeb.
« Il est allergique ? »
Zeb ? Allergique à un médoc ? Quelle blague.
« Pas jusqu'à présent.
— Il va s'en sortir, conclut l'infirmier après un examen superficiel. Mais il va passer une sale nuit.
Et je retourne à l'intérieur chercher mes bottes.
Quand je reviens au Slotz, l'activité bat son plein. Jason se pavane sur le trottoir, discute avec la foule des étudiants férus de bière.
« Où vous allez ? il demande à un groupe de mecs en shorts avec les mollets tatoués. Toutes les autres rues de la ville sont mortes. Vous êtes sous couvre-feu ou quoi ? »
J'arrive d'un pas tranquille. Il me remarque.
« Hé, patron. T'en as fini avec Mike l'Irlandais ? J'étais inquiet. »
J'essaye de sourire, mais j'ai l'impression d'avoir un fer à repasser à la place de la mâchoire.
« Nickel. Il a un bon fond quand on le connaît. Tu fais quoi dehors ? Le rabatteur ?
— De grands changements se préparent, Dan. La nouvelle direction est sympa avec nous. »
La direction ? Je n'aime pas la tournure que prend la conversation.
« Je ne sais pas, Jase. Les mensualités, les frais généraux. Tous ces chiffres me donnent la migraine. »
Jason m'offre son sourire endiamanté.
« T'es une chochotte, mon pote. Je peux installer un logiciel de comptabilité sur ton ordinateur. Cette connerie s'occupera de tout, même de payer tes impôts, tu me suis ?
— Je te suis », confirmé-je, empli de gratitude. J'ai même envie d'ajouter mon frère. « Qu'est-ce que tu connais aux logiciels ?
— J'ai effectué un ou deux semestres à Dover. Pris quelques notes. On crée un dossier pour chacun et le PC peut même imprimer les feuilles de salaire, si tu veux. Possible de s'en servir aussi pour les inventaires. »
Je suis soulagé d'un poids.
« Te voilà promu au rang de DRH, Jason. Dégotte-toi un costard bleu et enlève ce diamant de ta bouche.
— Je porte pas de bleu, et le diamant fait partie de ma personnalité, mec.
— T'es promu quand même. Tu peux m'installer le logiciel quand ?
— Dès maintenant, Dan. Il me faut juste Internet et dix minutes. Merde, je pourrais probablement même télécharger le programme sur mon téléphone. »
Que de bonnes nouvelles. J'en chialerais.
Le club est demeuré à peu près ce qu'il était auparavant. Je m'attendais à quelques modifications. Pas des essaims de rouges-gorges ou des punchs aux fruits, mais une ambiance moins sinistre. Vic n'arpente pas la salle en jetant un regard mauvais par-dessus l'épaule de chaque client, aucune lumière n'est éteinte dans la cabine du fond, et pourtant tout est comme d'habitude. Le temps reste à la politesse d'usage, et les filles sont fatiguées.
Marco essuie ses verres avec le même soin qu'un bijoutier ses pierres précieuses. Il incarne l'unique lueur positive de l'établissement.
« Alors, on bosse dur, Marco ? », je demande au petit barman, le doigt pointé sur la bouteille de Jameson au-dessus de sa tête.
Il me sert une bonne dose.
« T'as déjà vu Jason heureux ? Il est dehors en train de faire la retape. Ce garçon déborde d'énergie. »
Je décide d'illuminer sa nuit.
« Je l'ai engagé en tant que DRH. »
Marco agite son torchon devant moi.
« Arrête tes conneries. Impossible.
— Si. Juré craché. »
Il resplendit.
« Tu le regretteras pas. Jason va se défoncer au taf. »
Je sirote une gorgée de whisky, la laisse descendre le long de mon œsophage, aussi douce qu'une coulée de mercure.
« Touche-lui un mot du diamant. J'ai l'impression que toi, il t'écoutera. »
Sur ce, je laisse Marco, qui, bouche bée, se demande si leur secret est éventé.
J'avais pensé que la cabine serait libre le temps que je finisse mon verre. Pas de pot. L'une des bottes à la Catwoman de Brandi émerge de l'obscurité. J'entends crisser. J'espère qu'il ne s'agit que des poils sur ses jambes. Il faudra que je m'occupe de Brandi un jour ou l'autre. Autant que ce soit maintenant. De cette manière, je regrouperai tous les conflits en une nuit.
L'interrupteur de la cabine se situe sous le bord de la table. Je l'actionne sans prévenir. Tout d'abord, je distingue une bedaine pâle et ballonnée. Ensuite j'aperçois Brandi dans l'ombre, qui ondule tel un serpent.
Le type à la bedaine sursaute si fort que Brandi se cogne le crâne sur le bord de la table.
« Qu'est-ce que… »
Ses yeux font le point et il me voit, penché au-dessus de lui, l'air menaçant.
« Un flic ? Ne me dites pas que vous êtes un flic.
— Nous sommes dans un club respectable, Monsieur. Les contacts physiques entre les clients et les employés sont proscrits. »
Brandi reprend ses esprits, se masse le cuir chevelu.
« Bon Dieu, Dan. C'est quoi, ce bordel ? Je veux dire, c'est quoi ce bordel ? »
Je lui lance un regard dans l'espoir de la culpabiliser, mais Brandi y est insensible.
« Terminé, la cabine. Fini. On en a déjà parlé. »
Elle opte pour la bonne vieille méthode lèche-cul.
« Allez, bébé. Il faut bien manger. »
À mon tour de paraître insensible.
« Oui, mais pas ce genre de nourriture. »
Le désir est retombé chez M. Bedaine.
« Eh, écoutez, vous êtes tous les deux en désaccord professionnel. Je vous laisse en discuter à votre aise. Rien ne remplace la communication. »
Je redresse la tête dans l'attente d'un commentaire de la part du fantôme de Zeb. Que dalle. L'ectoplasme est parti. Il a retrouvé son enveloppe corporelle à l'hôpital St-John. Dieu merci.
« Oui, Monsieur. Pourquoi ne pas ramasser vos affaires et aller tenter votre chance aux tables de jeu ?
— Cette idée est judicieuse », approuve M. Bedaine, que le soulagement rend très courtois.
Brandi regarde le client se hâter et sautiller autour du tabouret.
Elle est furieuse. Quiconque ayant étudié le langage non verbal une dizaine de minutes pourrait s'en rendre compte : elle retrousse sa lèvre supérieure qui prend l'apparence d'un quartier d'orange sanguine, son déhanchement devient aussi coupant qu'une lame de guillotine.
« Un souci ? », je demande d'une voix douce.
Je lis dans ses yeux assassins qu'elle adorerait m'éborgner, mais Brandi est une survivante aguerrie.
« Aucun, Dan. On a juste fait un peu de rentre-dedans. Même pas du rendre-dedans… je me suis servie de mes implants. » Tout à coup, ses nichons se pressent contre mon bras. En deux temps trois mouvements, elle a changé d'humeur.
« Pas de rentre-dedans », j'ordonne.
Je contracte mon biceps et sa poitrine saute.
« La cabine est fermée. Retourne travailler. »
Je n'étais pas certain de pouvoir plier assez le bras pour pousser les seins de Brandi, mais j'y suis parvenu. Le pied. Je la laisse regagner la salle d'un pas mal assuré.
Au moment où j'entre dans le bureau de Vic, le téléphone sonne. Je ne décroche pas. J'ai besoin de quelques instants pour reprendre mes marques. Une douleur lancinante met ma mâchoire au supplice et mes poings me font mal. Je réalise que j'aurais dû piller les réserves d'antalgiques chez Zeb. J'abaisse la chaise de Vic d'un ou deux crans et appuie l'arrière de mon crâne contre le mur.
Mon bureau, ma table.
Voilà. La crise est terminée.
Maintenant, récapitulons. Beaucoup de nouveautés sont intervenues dans mon existence et j'ignore lesquelles préserver. Une certitude néanmoins : dès que Zeb sera remis sur pied, je lui botterai le cul. Ensuite, je m'accorderai un peu de repos, quelques jours sans autre préoccupation que manger et boire.
Mes yeux se ferment. Je ne lutte pas. Le cliquetis familier des jetons, les verres qu'on entrechoque, les jérémiades des joueurs là-bas, dans la salle, ont des effets soporifiques.
Décontracte-toi, je me dis. Mike l'Irlandais m'a lâché la grappe pour l'instant. D'accord, le cas de Sofia Delano mérite qu'on s'y attarde, mais il ne menace pas ma vie.
Inspire par le nez, expire par la bouche. Inspire par les couilles, expire par la chatte, comme disent les fusiliers commandos, bien que j'aie toujours trouvé ce conseil suspect.
On y est presque. La sérénité, bientôt.
Le téléphone sonne à nouveau et je manque de tomber de ma chaise. Je décroche d'un coup.
« Quoi ? Quoi encore ? »
Le rire de Ronelle Deacon est aussi délicieux qu'un verre de whisky et une clope.
« La gestion des affaires te stresse, Dan ? Tu craques déjà ? »
Je cligne des yeux, me ressaisis.
« La nuit a été longue, inspectrice. La semaine a été longue.
— J'ai envoyé des collègues au magasin de ton copain. Un sacré bordel. Ou, pour citer l'agent Lewis, il y avait un putain de gros trou dans un putain de mur. Quelques litres de sang aussi. Tu ne saurais rien, par hasard ?
— Jamais de la vie. Je suis arrivé après la bataille. Zeb était le seul à saigner. »
Brandi se glisse dans la pièce. Elle mobilise tous ses talents de strip-teaseuse ; le moindre mouvement est étudié. Je vois où cette attitude va nous mener. Je suis bien parti pour une invitation en cabine dans les règles de l'art.
« Dan, elle ronronne. Il faut qu'on parle, bébé. »
Je lève un doigt. Une minute. J'ai du mal à faire plusieurs choses à la fois, en particulier lorsqu'il s'agit des gens.
« Ouais, je m'en doutais, ajoute Deacon. Et tu n'as rien vu, hein ?
— Rien du tout, sauf mon pote en sang. »
J'adopte une technique de diversion.
« Allez, Ronnie. Il est trop tard pour bosser. Pourquoi tu ne sors pas de cet hôpital pour venir trinquer avec moi ? La direction m'a à la bonne. Il te reste encore neuf doigts, non ? Assez pour lever le coude.
— Quand j'aurais résolu le meurtre sur lequel je travaille depuis mon lit. La femme tuée devant le Slotz. Tu la connaissais, peut-être ? »
Mes tripes se nouent. Connie. Comment ai-je pu l'oublier, même un instant ?
« Je peux t'être utile ? »
Brandi tapote son avant-bras. Elle n'aime pas qu'on la fasse attendre. Je serre les dents et me concentre sur le combiné.
« J'ai des infos sur l'arme du crime », explique Ronnie d'une voix posée ; peut-être parce que des infirmières tournent autour d'elle. « Je pensais que je pouvais te rencarder, vu la relation privilégiée que nous entretenons. Officieusement, bien entendu, puisque d'un point de vue technique, je ne suis pas en service…
— Elle a été tuée avec une sorte de couteau ?
— Non. On a retiré des fragments de métal de la blessure. Trop mou pour une lame. Une tige, peut-être, comme la pointe d'un parapluie. Le manche devait être enduit d'une substance brillante. Ça te parle, McEvoy ?
— Pas là, tout de suite.
— Moi non plus. On dirait un meurtre non prémédité. Notre assassin pourrait être n'importe qui. On pourrait l'avoir sous le nez. »
Brandi s'assoit en face de moi et balance ses jambes sur le bureau. Elle les croise au niveau des chevilles. Ses bottes étincellent à tel point qu'on les croirait enduites de laque.
« Tu y réfléchiras ? »
Je ne réponds pas car tout à coup l'air semble manquer dans la pièce. J'ai l'impression de respirer dans une bulle qui me bouche les oreilles et dilate mon cerveau.
Une pointe métallique. Une substance brillante.
L'inspectrice Deacon continue à palabrer.
« Tu te sens bien, Dan ? Hé, mon vieux Danny. Tu vas faire un effort pour m'aider ? »
Mes doigts parcourent le bureau, identiques à ceux d'un aveugle, jusqu'à ce que je mette la main sur la fourche du téléphone et interrompe la communication.
J'ai horreur quand les gens m'appellent mon vieux Danny. Mon père me prénommait ainsi d'après la chanson traditionnelle du même nom. Il entonnait cette putain de complainte dans les pubs alors que personne ne l'avait sonné.
Brandi adopte son accent de baratineuse typique des talk-shows pourris.
« Je sais que tu veux du changement, Dan. Je le sais et je respecte ta parole. Cependant, je crois que tu t'apercevras, si tu regardes au fond de toi, que tu es encore en état de choc suite au décès de Connie. Elle n'est jamais allée en cabine, alors tu veux les fermer. Tu comprends ? »
Ses talons font une quinzaine de centimètres et sont juste devant moi. Des bottes certifiées Catwoman. Je l'ai vue faire des étincelles sur les pavés avec ces chaussures.
« Je n'aime pas dire du mal des disparues, Dan. Mais cette fille nous faisait perdre une fortune avec ses principes. Bon Dieu, une douzaine de flambeurs ont arrêté de venir le mois dernier uniquement parce que madame Connie sainte-nitouche refusait qu'on lui mette la main au panier. Mes pourliches ont plongé. Et j'en ai besoin. La chatte a besoin de son lait. »
Le récepteur est toujours collé à mon oreille. Il sonne occupé. J'ai l'impression de ne même plus l'entendre.
« Elle ne me manque pas. Ni à aucune des autres filles », ajoute Brandi.
Je vois ce qui a pu se passer. Elles se rencontrent sur le parking, une dispute éclate. Connie et Brandi sont en désaccord sur la façon de travailler. La dispute s'envenime. Une claque vire à l'empoignade. Connie tombe et Brandi lui donne un coup de talon au front. Elle en est capable. Dieu sait qu'elle en est capable.
Tout ceci est la vérité. Je le sais au plus profond de mon cœur.
Je fixe les talons de Brandi, subjugué. Ils brillent d'une manière vicieuse. Après le meurtre, elle est venue me tenir compagnie à la porte, histoire de se trouver un alibi. Merde, elle avait probablement du sang sur elle et personne n'a pris la peine de vérifier.
« Allez, Dan. Qu'est-ce que tu dirais de venir avec moi en cabine ? Cadeau de la maison. »
Les talons jettent des éclairs. J'aperçois, au centre de l'un d'eux, un cercle minuscule et parfait de sang coagulé. Cette tache pourrait aussi être de la boue, du café, n'importe quoi.
C'est du sang, j'en mettrais ma main à couper.
Jason passe la tête par la porte, mi-désolé, mi-amusé.
« Patron, on a une dame dehors qui ressemble à Madonna dans Material Girl. Elle a un plat pour toi. Elle raconte qu'elle est ta femme. Tu veux que je lui montre la sortie ? »
Impossible de parler, de dire un mot. Je secoue la tête pour gagner du temps.
Brandi n'a pas envie qu'on lui vole la vedette.
« Alors, Dan ? Dans la cabine, comme au bon vieux temps ? Tu préfères que je passe sous le bureau ? »
Je continue de secouer la tête.
Brandi a tué Connie.
« Je la fais entrer quand même ? Elle a l'air chaude-bouillante, patron. Et ce plat sent super bon. »
Je parviens à prononcer un mot.
« Juste…
— Quoi, Dan ?
— Mets-la juste dehors, patron ? »
Je fais une nouvelle tentative.
« Juste… »
Brandi effectue quelques gestes harmonieux destinés à me séduire.
« Contente-toi juste de t'y mettre, hein Dan ? Donne-moi cinq minutes.
— Fais-la entrer ? Fous-la dehors ? Garde la nourriture, c'est ça ?
— Juste une seconde, je crie. Attendez une putain de seconde. »
Le récepteur est toujours contre mon oreille et tout à coup, la tonalité est remplacée par une voix que je connais bien.
Cette pute m'a assassinée, s'insurge le fantôme de Connie. Alfredo et Eva sont devenus orphelins à cause d'elle.
Non. Pas encore. Je claque le combiné sur le socle. Pas un autre fantôme, impossible.
J'aimerais revenir dans le passé. Voler les pommes d'un verger de Blackrock, les dévorer en compagnie de mon petit frère sur la plage. Compter les étoiles à mesure qu'elles apparaissent et rester dehors jusqu'à être sûr que Papa a roulé sous la table.
Connie. Connie, ma belle. Brandi mérite qu'on la balance dans la rivière.
L'expression sur son visage m'indique que j'ai parlé à voix haute. Elle voudrait rire, mais la peur l'en empêche.
« Qui va aller dans la rivière, Dan ? Pas moi, hein ? Je veux simplement qu'on m'autorise quelques branlettes. Ce n'est quand même pas un crime, non ? »
Je conserve à grand-peine une voix calme.
« Jason, s'il te plaît, introduis Mme Delano dans l'arrière-salle et dis-lui que je serai là dans une minute. Brandi, reste où tu es. Un pas vers la porte, et je jure devant Dieu que tu le regretteras.
— Mais Dan… »
Je ne suis pas d'humeur à discuter, alors je sors mon pistolet du tiroir et le pose sur le bureau. Le message est clair, pas d'erreur possible, sauf pour Jason.
« Holà, patron. Un flingue, tout de suite ? Mike t'initie au gang ? Toi aussi, tu as un trèfle tatoué ? »
La situation est tendue, alors je m'en prends à Jason et regrette aussitôt mes paroles.
« Dégage, Jason. Va faire un câlinou à Marco. »
Brandi éclate d'un rire hystérique.
« Enfin. Tiens, prends-toi ça dans les dents, Jason. Gros dur. »
Au regard que me lance Jason, on dirait que j'ai abattu son petit chien. J'ai l'impression d'être devenu comme mon père. Il referme doucement la porte derrière lui et je me demande déjà comment je vais pouvoir réparer le mal causé. Un week-end à Atlantic City, au moins.
« Le gros lard est parti », ricane Brandi.
Ses jambes font des ciseaux sur mon bureau.
« Il fallait que tu te débarrasses de cette tapette, Danny. Il est mauvais pour les affaires. »
Je reporte mon attention sur elle. Elle vient de me fournir une bonne transition.
« Comme l'était Connie ? »
Ma question est menaçante, mais Brandi a oublié son instinct de survie.
« Non, pas vraiment. Je dirais que Jason ne verrait aucun inconvénient à ce qu'un mec lui fasse une léchouille. Je dirais qu'il n'aurait pas le moindre problème avec ce type de comportement.
— Donc, tu te débarrasserais de lui ? »
Brandi m'adresse un clin d'œil, la paupière alourdie par la croûte luisante de fard amalgamé.
« Je le foutrais à la rue. Marco aussi. On doit prendre certaines décisions dans l'intérêt du club.
— Comme celle de te débarrasser de Connie ? »
Je ne m'attends pas à voir Brandi tomber dans le panneau. Elle évite le piège, mais ses yeux la trahissent. L'indice est infime, à peine une brève lueur, pourtant je la remarque.
« Me débarrasser de Connie ? » elle s'étonne.
Elle retire d'un coup ses bottes du bureau.
Il semble que nous soyons parvenus au point culminant de cette entrevue. Pour une raison mystérieuse, je suis convaincu à cent pour cent que si Brandi enlève ses grolles du bureau de Vic (mon bureau), j'ai perdu la main. De toute façon, elle n'était pas très bonne dès le départ.
Donc, Brandi ôte ses chaussures de ma vue, les genoux remontés jusqu'à ses boucles d'oreilles de pirate, mais elle n'est pas assez rapide. Je me penche et attrape sa cheville droite. Je la serre si fort que le cuir verni crisse. Elle semble soudain entrer en apesanteur.
« Cette godasse m'a l'air propre », je constate, la mâchoire crispée. J'ai des difficultés à retenir la botte et parler en même temps. « Très propre. Je parie que tu as gaspillé un sacré paquet de lingettes antiseptiques pour la nettoyer.
— Il faut se protéger des microbes, Daniel », se justifie Brandi.
Sa voix est innocente au possible. Elle ressemble à celle d'une petite scoute. Cependant, son regard acéré scrute la pièce, comme si un nouvel imprévu pouvait surgir d'un moment à l'autre.
« Tu aurais dû brûler cette paire, Brandi. Je sais que c'est ta préférée, mais tu en as d'autres. »
Là, je brode un peu, car une partie de moi a conscience que mes accusations sont au mieux fondées sur des présomptions, au pire sur une révélation d'outre-tombe.
« Bordel, pourquoi tu me causes de mes bottes ? D'abord pas de cabine, maintenant t'en as après mes chaussures ? Lâche ma jambe, Dan.
— Tu aurais dû les brûler », je répète, histoire de gagner une poignée de secondes — une vieille technique à moi. « Les flics n'ont besoin que d'un échantillon d'ADN sur un minuscule point s'ils veulent établir un lien entre ton talon et le trou dans la tête de Connie. »
Brandi paraît un peu pâle sous son maquillage.
« Lâche ma jambe, Daniel. Tu me fais mal. »
Est-ce une réponse appropriée ? Un coupable répondrait-il de cette manière ?
« Tu ne vas pas crier à l'injustice ? Protester et ainsi de suite ?
— Et ainsi de suite ? Tu te prends pour qui, putain ? »
J'avoue. Cette façon de parler ressemblait à celle du docteur Moriarty.
« J'amène cette botte aux flics. S'ils ne trouvent rien, on en reste là et tu pourras branler toutes les quéquettes que tu veux pendant un mois. Par contre, s'ils dénichent la moindre preuve, on t'enverra dans un endroit sans aucune bite. »
Brandi voit à mon expression qu'elle ne se tirera pas de ce mauvais pas avec des belles paroles.
« Ôte tes pattes, salopard.
— Où est le problème ? Donne-moi ta chaussure et je te laisse travailler ici, tant que tu es innocente. »
L'authentique stupidité de ma proposition la fait ricaner.
« Je me fous de savoir si cette botte a l'œil de Connie planté au bout. Celui qui est toujours sur la sellette, c'est toi. Le petit ami éconduit. »
Je mets quelques secondes à encaisser. Elle a raison. Même si l'arme du crime lui appartient, elle n'est pas forcément responsable du meurtre.
« Je tente ma chance. La police examinera de près nos cas respectifs, je n'y vois aucun inconvénient. »
Au milieu de la phrase, j'essaye de surprendre Brandi. Je bondis et tire la botte à moi dans l'espoir qu'elle viendra sans résister. Mais Brandi s'y attendait et replie les orteils à l'intérieur. Je me retrouve dans une posture grotesque avec une nana à l'envers au bout de mon bras.
« Merde », je dis. Le terme semble convenir.
« Et ensuite, Dan ? s'enquiert Brandi tandis que ses cheveux balayent le sol. J'ai travaillé pendant des années à la barre de strip-tease. Je peux rester dans cette position toute la nuit. »
Je ne sais quelle décision prendre. Vraiment. Je n'arrive pas à croire la situation dans laquelle je me suis fourré : debout, dans le bureau de mon ancien patron, à tenir par la cheville une strip-teaseuse susceptible d'avoir tué mon éventuelle copine. Difficile à admettre, mais cette fille est lourde et mon biceps me fait déjà mal.
« Hé ! s'exclame Brandi, en plein doute. T'es sur écoute ? »
Cette possibilité la fait tellement flipper qu'elle exécute un mouvement plutôt audacieux et se redresse, la deuxième jambe passée au-dessus de ma tête. Tout à coup, j'ai une tigresse sur les épaules. J'entends un raclement sur le bureau. Un coup d'œil en arrière suffit à me confirmer qu'elle vient de s'emparer de mon pistolet. Les jambes de Brandi sont très musclées et elle s'obstine à vouloir faire jaillir ma cervelle par les oreilles. Je sens un rond métallique appuyer contre mon cuir chevelu, à travers le bonnet, et je réalise qu'il me reste deux secondes à vivre avant que Brandi ait la présence d'esprit d'enlever le cran de sûreté. Bizarrement, mes greffons abîmés m'inquiètent autant qu'une mort violente.
J'avance vers le bureau. J'agis à l'instinct, uniquement mû par la volonté d'échapper à son emprise. Au moment où je fais place nette sur le meuble, j'entends un bong sourd, semblable à une cloche dans un sac. Je sens Brandi qui part en arrière. Ses jambes m'enserrent toujours, mais la partie supérieure de son corps est toute molle. Elle s'est fracassé la tête sur un objet métallique. La poutre du plafond, je me souviens. À peine deux mètres de hauteur.
Le danger immédiat est passé, je m'accorde donc un instant de répit pour évaluer la situation, prendre du recul vis-à-vis de moi-même. Je vois un homme d'âge moyen, les bras ballants identiques à ceux d'un primate, avec une strip-teaseuse accrochée au cou. Et ce n'est pas l'événement le plus étrange de la journée.
Jason ouvre la porte, rouge d'une colère rentrée. Je ne le lui reproche pas.
« Hé, va te faire foutre, Daniel », il vitupère. Il entre d'autorité, encore furax à propos du câlinou à Marco, les yeux semblables à des rayons laser. « C'est déjà assez pénible de lutter constamment… Et quand j'essaye de t'aider, tu… tu me balances cette saloperie. »
J'inspire plusieurs fois, comme s'il y avait pénurie d'air, et tente de ramener les battements de mon cœur de quadragénaire à un rythme raisonnable. Jason, lui, croise les bras. Il ne semble pas remarquer la personne autour de mon cou.
M'excuser est la moindre des choses.
« D'accord, Jason. Cette réflexion à propos de Marco était déplacée. Je voulais y aller mollo : je suis au courant, pour vos tendances homo, et je m'en moque, mais les mots ont dépassé ma pensée. Maintenant que tu sais à quoi t'en tenir, excuse-moi. Je t'ai mal jugé. »
Jason se radoucit un chouïa, même si je sais qu'il va m'en vouloir pendant quelque temps.
« OK, Daniel. Je te laisse une chance. La prochaine fois, on verra si t'es vraiment un dur. »
Je baisse la tête, genre honteux, ce qui n'est pas facile avec Brandi sur les épaules.
« Noté, mec. Tu veux qu'on se donne l'accolade ou un truc dans le style ? »
Jason fronce les sourcils.
« Tu me prends pour qui ? Un des Walton, dans La famille des collines ? »
Je dois être un peu vieux jeu. J'avais pourtant cru…
« Bon, je dis. Toi, appelle les flics. Moi, je vais retirer la botte de cette strip-teaseuse inconsciente. »
Jason paraît découvrir Brandi. Il n'est pas déconcerté pour autant. Dans notre métier, on voit des conneries encore plus insolites au moins une fois par semaine.