Mon père et ma mère se sont rencontrés à Châteauroux, près de l’avenue de la gare, dans la cantine qu’elle fréquentait, à vingt-six ans elle était déjà à la Sécurité Sociale depuis plusieurs années, elle a commencé à travailler à dix-sept ans comme dactylo dans un garage, lui, après de longues études, à trente ans, c’était son premier poste. Il était traducteur à la base américaine de La Martinerie. Les Américains avaient construit entre Châteauroux et Levroux un quartier, qui s’étendait sur plusieurs hectares, de petites maisons individuelles de plain-pied, entourées de jardins, sans clôture, dans lesquelles les familles des militaires vivaient. La base leur avait été confiée dans le cadre du plan Marshall, au début des années cinquante. Quelques arbres y avaient été plantés, mais quand on passait devant, de la route, on voyait une multitude de toits rouges à quatre pentes, disséminés sur une large plaine sans obstacle. À l’intérieur de ce qui était un véritable petit village, les allées, larges et goudronnées, permettaient aux habitants de circuler dans leur voiture au ralenti, entre les maisons et l’école, les bureaux et la piste d’atterrissage. Il y avait été embauché à sa sortie du service militaire, il n’avait pas l’intention de rester. Il était de passage. Son père, qui était directeur chez Michelin, voulait le convaincre de travailler pour le Guide Vert, lui se voyait bien faire une carrière de chercheur en linguistique, ou d’universitaire. Leur famille habitait Paris depuis des générations, dans le dix-septième arrondissement, près du parc Monceau, était issue de Normandie. De père en fils on y avait souvent été médecins, on y était curieux du monde, on y avait la passion des huîtres.

 

Il l’a invitée à prendre un café. Et quelques jours après à danser. Ce soir-là, elle devait aller à un bal dit « de société » avec une amie. Organisés par un groupe ou une association qui louait un orchestre et une grande salle, les bals de société, à la différence des dancings, fréquentés des Américains mais aussi des prostituées, attiraient les jeunes gens de Châteauroux, celui-là avait lieu dans une grande salle d’exposition de la route de Déols, le parc Hidien. Mon père n’en avait pas l’habitude.

— Oh moi je ne vais pas dans ce genre de chose… Nous sortirons ensemble un autre soir. Je vais rester chez moi. J’ai du travail…

Elle y est allée avec son amie, Nicole, et le cousin de celle-ci. La soirée était déjà bien entamée quand au loin à travers la foule, elle l’a vu se frayer un chemin. Il avançait vers leur table. Il l’a invitée à danser, elle s’est levée, elle portait une jupe blanche avec une ceinture large. Ils se sont faufilés en direction de la piste, en arrivant sur le parquet il a souri, elle était prête à se glisser dans ses bras, il a pris sa main pour la guider, et la faire évoluer parmi les danseurs. À ce moment-là l’orchestre s’est mis à jouer les premières mesures de : « Notre histoire c’est l’histoire d’un amour ».

C’était une chanson qu’on entendait partout. Dalida venait de la créer. Elle la chantait avec intensité, en mêlant le tragique à la banalité. Son accent oriental arrondissait les mots, les étirait en même temps, sa voix grave enveloppait les sons et leur donnait une substance particulière, l’ensemble avait quelque chose d’envoûtant. Et pour mieux emporter les gens, la chanteuse de l’orchestre se coulait dans l’interprétation d’origine.

— « Notre histoirreu, c’est l’histoireu d’un ammourr

Eterrrnelll et banall qui apporrrteu, chaqueu jourr

Tout lle bien tout lle mall… »

Ils ne se parlaient pas.

— « C’est l’histoirrreu qu’on connaît… »

La piste était pleine, c’était une chanson très connue.

— « Ceux qui s’aimment jouent la mêmme, je le sais

Ma complainneteu c’est la complainneteu, de deux cœurrs

C’est un roman comme tant d’autrres, gens d’ici ou bien d’ailleurrs

C’est la flamme qui enflamme, sans brrûler

C’est le rrêve queu l’on fait, sans dorrmirr

Monne histoirreu c’est l’histoirreueu… d’un… ammourr. »

Pendant toute la chanson, ils se sont tus.

— « … avec l’heurrre où l’on s’enlasssse, celle où l’on seu ditttadieu

Avec les soirées d’angoisssse, et les matins… merrrveilleux…

Et trrragique ou bien profonnedeu, c’est la seule histoirrre du monnedeu,

Qui ne finirrra jamais

C’est l’histoirreu d’un ammourrr… »

Ils ne se regardaient pas.

— « … et naïve ou bien profonnedeu, c’est la seule histoirre du monnedeu,

Notre histoireu c’est l’histoireueu… d’un ammourrrr. »

La chanson s’est terminée. Ils ont repris de la distance. Et ils ont retraversé la salle en direction de la table. Elle lui a présenté Nicole et son cousin.

 

Ils ont commencé à se voir. Ils allaient au cinéma, au restaurant, à des soirées dansantes, le week-end ils sortaient, il louait une voiture, et ils partaient. Les jours de semaine, il passait la chercher à son bureau, ou bien il allait chez elle. Très vite, ils se sont vus tous les jours.

Elle découvrait un monde.

Un monde d’intimité, de paroles constantes, de questions, de réponses, la moindre impression était fouillée, personnelle et détaillée. Les détails inattendus, les mots nouveaux. Les comparaisons, surprenantes, inédites, à contre-courant, osées. Des idées qu’elle n’avait jamais entendu exprimer. Il balayait les convenances d’un air naturel. Il décrivait tout ce qu’il voyait, les lieux qu’ils traversaient, les paysages dans lesquels ils marchaient, les gens qu’ils croisaient, avec une précision telle que ça gravait ce qu’il disait en elle. Il lui expliquait qu’il avait fait le choix de la liberté, il ne critiquait pas la façon dont les autres vivaient, mais il s’en écartait. Certaines choses le mettaient hors de lui, d’autres qui la choquaient le faisaient rire ou l’attendrissaient. Dieu, qu’elle avait toujours pensé au-dessus d’elle, n’existait pas pour lui, la religion était faite pour les esprits faibles. À l’époque, c’était un sujet qui importait.

Pour avoir la paix il suffisait de faire une ou deux concessions à la société, ça avait le double avantage de ne pas blesser les gens, et de récolter le moment venu ce qu’ils avaient à vous apporter. Elle mettait les propos qui la dérangeaient sur le compte de sa personnalité non conventionnelle. Il s’arrêtait au milieu d’un sentier, la regardait, et soulignait la singularité de son intelligence, en amoureux et en expert, il parlait d’elle avec la même passion que d’un auteur qu’il admirait. La pertinence de ce qu’elle disait n’avait rien à voir pour lui avec le fait qu’elle n’ait pas fait d’études. Il dressait une liste de gens instruits qui étaient des imbéciles, en dépit de leur position publique élevée. Pour la faire profiter de son expérience, il lui expliquait qu’il fallait les flatter, car pour vivre libre il fallait être seul, et seul à savoir qu’on l’était.

La radio était allumée, tout à coup il se mettait en colère. Il critiquait les propos qu’on y entendait, des otages, pleurant à chaudes larmes, demandant à leur pays d’origine de les sauver, il les méprisait de faire prévaloir l’intérêt personnel sur l’intérêt public. D’une manière générale, les sentiments collectifs le laissaient froid, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre qui causaient des milliers de pertes humaines, tout ça était pris dans les statistiques, ça ne comptait pas au titre d’informations. C’était la première fois qu’elle entendait ça. Il la regardait fixement sans battre un cil. Jusqu’à ce que, d’émotion, il soit obligé d’abaisser les paupières, bouleversé par son sourire. Elle avait un sourire doux. Mais jamais naïf. Son visage était rayonnant, mais réservé. Ses yeux étaient vifs, verts, pétillants, mobiles, mais fragiles, petits, cassés. Il lui parlait de la hauteur de ses pommettes, de la franchise de ses traits, de l’élégance de ses lèvres, de ce sourire qui transformait tout, et de son cou, de ses épaules, de son ventre, de ses jambes, de la douceur de sa peau, en cherchant le mot qui collait à ce qu’il voyait. Il se concentrait sur la sensation que ses mains éprouvaient quand il la caressait. Ses doigts s’attardaient sur une zone précise, pour trouver quelle matière exacte la texture de ce petit espace évoquait.

— La soie. C’est de la soie ta peau.

La lecture de Nietzsche avait bouleversé sa vie. Après avoir fait l’amour, il lui en lisait couché quelques pages, elle posait sa tête dans le creux de son épaule, la joue sur son torse elle écoutait. Puis ils sortaient, ils allaient dans la forêt du Poinçonnet, ils marchaient dans les allées en se tenant par la main. Ils se sont connus à la fin de l’été.

— Comme tu as les mains douces Rachel, c’est merveilleux. Elles ne sont pas seulement belles, c’est du velours. Tu as un véritable fluide.

— Ah tu crois ?

— Je n’ai jamais connu ça. Ce n’est pas seulement la douceur de ta peau, qui est extraordinaire. Tu as un fluide, Rachel, je t’assure. Comme Iseult. Tu fais boire un philtre à ton amant toi aussi. Dans le creux de tes mains.

Il glissait ses doigts dans les siens comme les ailes au repos d’un petit oiseau, à abri dans un étui. Puis :

— Attends Rachel.

Il les retirait, il les faisait bouger dans l’air, pour leur faire oublier la sensation de velours qu’ils venaient de quitter. Il marchait quelques minutes les mains dans les poches, ou le long du corps, à côté d’elle, tranquillement, sans la toucher. Puis il remettait sa main dans la sienne, doucement, il la reglissait dans la paume soyeuse, qui se refermait sur elle sans la serrer.

— Ce moment, où je te donne la main. Ce moment précis, le moment lui-même. Où je glisse ma main dans la tienne. Cet instant-là. C’est un tel plaisir. Ces quelques secondes. Ahhhh… C’est merveilleux.

Il fermait les yeux, pour mieux sentir, elle riait.

— Humm, elles sont chaudes.

Elle se limait les ongles en ovale, les laquait avec un vernis orangé, ses doigts étaient longs, blancs, ses mains étaient grandes et fines, sa peau avait la couleur d’un thé clair, en transparence on voyait les veines.

Parfois, la seule chose qui semblait le préoccuper était le couple qu’ils formaient. Il lui en faisait remarquer la rareté, et la chance qu’ils avaient. Il passait la chercher à son bureau. Appuyé au mur d’en face, il lui souriait. Ils prenaient la rue Victor-Hugo, contournaient un petit building de huit étages, qui marquait le centre-ville et le dominait, ils traversaient la place Gambetta, et ils arrivaient rue Grande où il louait une chambre.

— Les gens veulent l’amour conjugal, Rachel, parce qu’il leur apporte un bien-être, une certaine paix. C’est un amour prévisible puisqu’ils l’attendent, qu’ils l’attendent pour des raisons précises. Un peu ennuyeux, comme tout ce qui est prévisible. La passion amoureuse, elle, est liée au surgissement. Elle brouille l’ordre, elle surprend. Il y a une troisième catégorie. Moins connue, que j’appellerais… la rencontre inévitable. Elle atteint une extrême intensité, et aurait pu ne pas avoir lieu. Dans la plupart des vies elle n’a pas lieu. On ne la recherche pas, elle ne surgit pas non plus. Elle apparaît. Quand elle est là on est frappé de son évidence. Elle a pour particularité de se vivre avec des êtres dont on n’imaginait pas l’existence, ou qu’on pensait ne jamais connaître. La rencontre inévitable est imprévisible, incongrue, elle ne s’intègre pas à une vie raisonnable. Mais, elle est d’une nature tellement autre, qu’elle ne perturbe pas l’ordre social puisqu’elle y échappe.

— Pour toi, notre rencontre, elle appartient à quelle catégorie ?

— Rachel, ne redis plus : « Notre rencontre, elle ». Notre rencontre. Appartient. À quelle catégorie. Le sujet n’a pas besoin d’être redoublé, tu l’as mentionné, on a entendu. On a compris de quoi tu parles. Je la situerais entre la deuxième et la troisième.

— Pierre !

— Oui.

— … Tu m’aimes ?

— Regarde-moi.

— Je te regarde.

— Je t’aime Rachel.

— Moi aussi, tu sais.

Ils allaient faire un tour au jardin public, ils entraient par l’avenue de Déols, suivaient l’allée des marronniers qui descendait vers l’étang, des cygnes glissaient sur la surface, il y avait un saule pleureur, les branches retombaient, bougeaient avec le vent, ils s’appuyaient à la balustrade, et restaient quelques minutes, comme ça, à regarder en silence les branches fines qui se balançaient, qui effleuraient l’eau, la caressaient. Plus loin des enfants ramassaient des marrons, puis les faisaient briller avec un chiffon. Vers le haut du parc, dans une immense cage, des paons faisaient la roue. Il y avait un kiosque à musique. Un jour, La Marseillaise a résonné dans le parc. Tout le monde s’est levé des bancs, des chaises. Plus personne n’était assis. Seul un type est resté vautré ostensiblement sur la pelouse. Après un rapide coup d’œil, et un haussement d’épaules, elle en a détourné le regard. Elle a continué à se tenir bien droite.

— Tu es patriote dis-moi Rachel !…

— Peut-être oui. Peut-être que je suis patriote oui. Pourquoi, il ne faut pas, tu ne l’es pas toi ?

— Ça ne me choque pas que ce type, qui est sûrement fatigué par sa semaine, reste allongé sur la pelouse, c’est dimanche après tout. Il est venu au jardin public pour se détendre. Mais je vois que toi ça te choque.

— Sans doute. Oui. J’avoue ça me choque un peu.

— Il m’amuse moi ce type. Je le trouve plutôt drôle.

— C’est quand même l’hymne national. C’est une question de respect. C’est en signe de respect qu’on se lève. Il y a des gens qui sont morts pour nous. Pour qu’on reste libres.

— Ouiii, bien sûr ! Tu as raison Rachel. Mais tu crois que ceux qui se lèvent, là, ont tous eu un comportement exemplaire ?

— Sûrement pas non. Mais je sais pas si c’est la question. Tu aurais voulu qu’on reste occupés toi ? C’est terrible d’être occupé. On n’avait rien. On n’était pas libres. On n’avait notamment rien à manger. Il y a des choses qui ne s’oublient pas. J’ai passé tout un hiver en sandales. L’hiver 44. Maman n’avait pas de quoi nous faire à manger !

— Où était ton père ?

— Mon père est juif, tu le sais. Il était parti en Égypte, en 35, on devait le rejoindre. Ça ne s’est pas fait, ça ne s’est pas fait tout de suite, et après c’était trop tard. Les frontières étaient fermées. On ne pouvait plus voyager, plus rien ne passait, il pouvait plus envoyer d’argent à maman. Pour lui en tant que juif, il valait mieux qu’il reste là-bas. Nous on n’avait aucune nouvelle. On n’avait rien. Et on ne savait rien. C’était pas facile. On avait une voisine, Mme Brun, elle avait un amant allemand, dans le quartier les gens l’aimaient pas, alors elle se mettait à sa fenêtre, et elle criait : « Il faut qu’ils fassent attention, tous ces gens-là, Madame Schwartz, femme de Juif, et sa fille, je pourrais leur faire du mal, moi, à ces gens-là ». Bon. Elle a jamais rien fait. Elle devait pas être si méchante que ça au fond.

 

Quand elle l’a connu, sa mère était en maison de repos à Grasse. Elle avait une maladie respiratoire chronique assez grave. Sa sœur venait d’avoir dix-sept ans. Elles vivaient toutes les deux au 36 de la rue de l’Indre, dans une maison en pierre avec un grand jardin, qui allait jusqu’à une rivière. On y accédait par un chemin, le chemin des Prés.

La rue de l’Indre se trouvait en contrebas de la rue Grande. Le 36 correspondait à l’entrée du chemin. Au bout de cinquante mètres il y avait la maison. On entrait dans une cour, au fond il y avait un garage en tôle, à côté une pièce désaffectée, les vitres étaient cassées, les murs pleins de salpêtre, ç’avait été la blanchisserie de sa grand-mère, puis l’atelier de repassage de sa mère pendant la guerre. La cour était prolongée par le jardin. Celui-ci était séparé du chemin par un petit muret écroulé. L’allée menait à la rivière.

Au milieu du jardin se trouvait un énorme cerisier. Et, éparpillés, un pêcher, un prunier, un pommier. Il y avait des fraises, des fleurs, des iris, des tulipes, des roses, un lilas, et près du muret écroulé du jardin, un poirier, dont les branches dépassaient dans le chemin.

Il y avait un lavoir, où elle faisait la lessive, au bout de l’allée.

Du haut des marches de la maison, on dominait tout jusqu’à la rivière. La cour, le jardin, l’eau. Puis le regard était arrêté par un rideau d’arbres. Au-delà, un raccourci menait à Belle-île, une plage aménagée sur l’Indre. On accédait sur le passage au jardin public par la grille du bas.

Quelques rues autour de la maison prolongeaient le territoire. Des escaliers qui prenaient dans la rue de l’Indre coupaient vers le centre-ville. L’un, très étroit, sombre, qu’on appelait la petite échelle, grimpait après avoir fait des coudes entre les maisons, entre les hauts murs, et donnait derrière la rue Grande rue des Pavillons. L’autre, large, clair, qu’on appelait la grande échelle, débouchait derrière la mairie.

La première fois qu’il est venu à la maison, une photo traînait sur le bahut de la cuisine, qui représentait un groupe de filles chacune avait une coiffe en papier sur la tête. Elle avait été prise dans les bureaux de la Sécurité Sociale le jour de la Sainte-Catherine. Ce jour-là on faisait une fête. Les filles de vingt-cinq ans non mariées portaient une coiffe, on disait qu’elles « coiffaient Sainte-Catherine » et on les appelait les Catherinettes. L’objectif était de les mettre en valeur avant qu’elles soient vieilles filles comme on disait. Les employées concernées avaient fabriqué leur chapeau avec du papier, du scotch et des agrafes et un apéritif avait été servi après la journée de travail. Elle était au dernier rang avec les plus grandes, renversait le cou en arrière, et riait bouche grande ouverte. En jetant un dernier coup d’œil dans la pièce avant qu’il arrive, son regard est tombé sur cette photo, qu’elle a rangée dans le tiroir.

Sa sœur était fiancée. Elle sortait souvent. Ils ont dîné tous les deux. Ils ont passé la soirée ensemble, et il est rentré chez lui.

Il trouvait la maison originale. Une petite tour surmontait un toit d’ardoises. La porte n’était jamais fermée à clé. Il frappait, et il entrait. On arrivait directement dans la salle à manger, qu’on n’utilisait jamais. On accédait à la petite tour par la cuisine contiguë, une grosse porte en bois dans le mur du fond donnait sur un escalier, à l’étage intermédiaire on apercevait une enfilade de pièces désaffectées, nimbées par la lumière qui filtrait entre les rainures des volets fermés. Il ne fallait pas y mettre le pied, des pierres pouvaient tomber. Il n’y avait pas de salle de bains. Elle faisait bouillir de l’eau dans une bassine et se lavait dans l’évier de la cuisine. La pauvreté de la maison était évidente. Il n’en parlait pas. Il lui parlait de Paris, il insistait sur son attachement à cette ville, l’impossibilité qu’il aurait de vivre ailleurs. Il lui décrivait l’endroit où il habitait :

- Pas loin de l’Arc-de-Triomphe.

- Boulevard Pereire, dans un immeuble en retrait des jardins.

- Deux appartements sur le même palier. L’un, occupé par ses parents, dans lequel il avait encore sa chambre, l’autre, occupé par son frère, sa femme et leurs deux filles.

- Quand il parlait de la femme de son frère, il disait « c’est une petite jeune fille simple ». Et, pour expliquer le choix de son frère, « lui tout ce qu’il voulait c’était qu’elle soit gentille » sur un ton qui laissait supposer que c’était une sorte de mésalliance.

 

À l’époque, les jeunes gens faisaient leur service militaire en Algérie. Sa sœur était fiancée à un garçon qui venait d’y passer deux ans, il en avait ramené des souvenirs d’horreur. En tant qu’étudiant, mon père avait bénéficié d’un sursis, puis il avait été convoqué, et aurait dû partir aussi. Mais, par une amie dont il avait été l’amant et dont le père était ministre, il avait été affecté en Allemagne, il était secrétaire, interprète et chauffeur d’un officier. Un soir, il rentrait à la caserne en voiture, une fille lui avait posé un lapin, il était très énervé, il conduisait vite. Il a heurté un passant. L’homme a rebondi sur le capot, le corps a été projeté sur la chaussée, il ne s’est pas arrêté. L’homme a été retrouvé mort le lendemain. Il y a eu une enquête, le signalement de la voiture a été communiqué, mon père a été incarcéré. Donc, quand il est arrivé à Châteauroux, il sortait de la prison militaire.

Cigarettes, whisky et p’tites pépées, une chanson d’Eddy Constantine qui avait beaucoup de succès, passait à la radio, ils étaient au lit, tout allait bien. Tout à coup son visage s’est assombri.

— Qu’est-ce qui se passe Pierre, ça va pas ?

— … Je ne sais pas si je peux te parler de ça. Je pense. Il n’y a pas secrets entre nous, n’est-ce pas Rachel ?

— J’espère que non.

— Tu ne me jugeras pas, tu ne diras rien à personne ?

— Pierre, tu sais ce que mes collègues disent de moi au bureau ?

— Qu’est-ce qu’ils disent ?

— « Mlle Schwartz, c’est une tombe ! »

— Eh bien…

Les mots sortaient de sa gorge lentement, comme d’un nœud qu’on desserre.

— Eh bien, cette chanson.

— Oui.

— Cigarettes, whisky et p’tites pépées

— … Oui…

— Eh bien…

— Pierre… Je ne dirai rien.

— La première fois que je l’ai entendue… j’étais en prison.

— En prison comment ça !?

— Dans la prison militaire, pendant mon service. C’est la première fois que j’en parle.

— Je ne dirai rien, sois tranquille.

— Je suis un garçon malheureux, tu sais Rachel. Je suis quelqu’un de seul. Je n’ai aucun ami. Tout le monde m’a rejeté. Autour de moi c’était la meute, tu comprends, la meute, et moi, isolé, au milieu…

Elle a rapproché son oreiller du sien, elle a posé sa tête sur son torse, mis son bras en travers de son ventre, et s’est collée à lui.

— J’ai eu peur. Au lieu de m’arrêter… eh bien j’ai accéléré.

— Tu es resté en prison longtemps ?

— Un an et demi. Je me suis évadé. Mais tout le monde était à mes trousses. J’ai tout de suite été repris. Personne ne m’a aidé. C’était affreux. Mon père m’écrivait tous les jours, heureusement. Lui il ne m’a pas jugé.

La joue sur sa poitrine, elle entendait battre son cœur.

— J’étais orgueilleux. J’étais autoritaire. J’étais cassant. Il fallait toujours que j’en impose aux autres. Que je marque ma supériorité. J’étais un petit jeune homme vaniteux tu sais. Une sorte de petit marquis, assez prétentieux. Pas très sympathique. Je ne veux plus être cet homme-là.

Il avait une expression de sincérité totale.

— Quand ce garçon a traversé la rue, je n’ai absolument rien maîtrisé. Je n’avais pas le temps de freiner. Et j’ai paniqué. Ça s’est passé comme ça parce que j’étais en colère. Par orgueil. Par vanité. Ce n’est pas glorieux, n’est-ce pas ? Je ne suis plus cet homme Rachel.

Il parlait de lui au passé. Il disait qu’il voulait changer. Il était couché, il regardait le plafond. Puis il a tourné le visage vers elle, et il a aspiré ses lèvres. Il a remis sa main sous le drap. A introduit un doigt dans son vagin. L’a enfoncé. Puis il est entré en elle. Elle a eu une sensation complexe. Un courant électrique la parcourait en surface, en même temps l’onde atteignait le fond de son être. Elle a eu l’impression d’être anéantie. C’était une impression heureuse, celle d’être un être humain mais pas forcément elle. Un être humain, n’importe lequel, un mortel. Elle n’avait jamais éprouvé ça. Elle a joui autant par le frottement des allers-retours à l’intérieur d’elle de sa verge, que par le fait de se sentir : à la fois, prise comme une chose dans un grand vide, et intégrée à ce néant, incluse. C’était une sensation de vérité. Elle ne se sentait pas banalement remplie, mais annihilée, vidée de sa personnalité, réduite en poussière. Sa matière elle-même transformée, sa personne modifiée chimiquement. Elle faisait partie de ce rien. Le temps auquel elle appartenait s’était soudain étiré à des millions d’années. Son corps s’est raidi quelques secondes le temps de gémir, puis elle a tourné la tête sur l’oreiller. Elle a pleuré. Il a accéléré le mouvement et a éjaculé sur son ventre, par précaution comme il le faisait toujours, et selon l’accord qu’ils avaient pris.

Ils se sont endormis. Elle s’est réveillée quelques minutes après. Elle devait rentrer :

— Quelle heure il est ? Il est tard si ça se trouve.

— Ne dis pas « si ça se trouve ».

— Je sais. On dit « s’il se trouve ». Mais quand c’est du langage parlé… on peut…

— Tu dis « ça pleut » toi ? Tu dis « ça pleut » ? Ou tu dis « il pleut » ?

— « Il pleut ».

— Ta sœur dit « ça pleut », tu as remarqué ? Tu devrais lui dire, sur le marché des relations sociales elle sera pénalisée. Un type peut faire toutes les études qu’il voudra, s’il dit « ça pleut », il aura peut-être son diplôme mais ce sera tout.

— Tu sais Didi…

— Ça lui est égal c’est ça ? Et à toi ? À toi aussi ?

— Non. Moi non.

 

La première fois qu’ils sont restés ensemble la nuit entière, le lendemain matin, quand elle a ouvert les yeux, il était déjà réveillé. Il était en train de la regarder.

— C’est merveilleux Rachel.

Il lui a caressé la joue.

— Il nous arrive quelque chose tu sais.

— Je crois oui.

— S’il n’y avait pas eu tes yeux, ça ne serait pas arrivé, tu le sais ? Ils sont si beaux, tes beaux yeux verts. Ce vert est si doux… Tu es une très jolie femme Rachel. Tu le sais ?

— … Voyons… est-ce que je le sais ? Je ne crois pas. Pas forcément, non.

— Tu es vraiment une très belle femme.

— Merci.

— Tu as un très beau corps. Tu pourras avoir de très beaux hommes.

— C’est à toi que je veux plaire, je te trouve beau moi.

Elle lui a cité des acteurs qui lui plairaient moins que lui.

— Toi tu as du charme, c’est plus intéressant, tu es plus que beau pour moi.

Il a ri.

— Tu es gentille ma grande fille. On est bien ensemble, n’est-ce pas Rachel…

— En tout cas, moi, je suis bien avec toi.

— Je sais que tu es bien. Je le sens sous ma main. Et là, dans le creux de mon bras. Et là, entre mes lèvres. Là aussi. Et là.

— J’ai jamais été comme ça avec personne Pierre.

— Rachel…

— Oui.

— Dis-moi qu’on sera toujours comme ça. Comme en ce moment. Que rien ne détruira ça. Jamais. Dis-moi que rien ne changera entre nous. Que dans un mois on sera exactement comme là. Comme on est là. Avec tes jambes dans les miennes. Qu’on éprouvera ce qu’on éprouve en ce moment. Exactement. Cette impression qu’on a là, à l’instant, tous les deux, d’être la même personne. Dis-le moi Rachel. Dis-moi « oui Pierre ».

Elle fermait les yeux.

— Dis-le. Regarde-moi.

— Oui Pierre. Moi aussi j’aimerais que ça continue, tu sais. Le plus longtemps possible, pas seulement dans un mois.

Il lui a posé des questions sur la façon dont elle voyait sa vie.

— Tu vois ta vie à Châteauroux ? Ou tu aimerais partir ? Vivre ailleurs.

— Je ne sais pas encore. Je peux partir.

— Tu veux te marier ?

— Je ne sais pas. Et toi ?

— Moi !?… Moi non. Je veux pouvoir faire ce que je veux.

— Tu ne pourrais pas si tu étais marié ?

— Certainement pas.

— Pourquoi ? Parce que tu ne pourrais pas avoir des maîtresses ?

— Oui, mais pas seulement. Avec quelqu’un comme toi en tout cas je ne pourrais pas faire ce que je veux.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que tu es très exigeante Rachel. Que tu aimes bien t’imposer. Qu’on fasse attention à toi, y compris sexuellement. Si je te laissais faire, tu dirigerais les opérations. N’est-ce pas ?

— Pas du tout. Pourquoi tu dis ça ?

— Tu ne t’abandonnes pas !

— Ça peut m’arriver d’être sur mes gardes parfois mais… Au début peut-être. Quand je te connaissais pas encore. Mais, de moins en moins. C’est quelque chose qui te gêne ?

— C’est important une femme qui vous fait confiance.

— Je te fais confiance Pierre. Je ne pense pas être quelqu’un qui dirige. Au contraire.

— Embrasse-moi. Viens. Tu ne sais pas ce que j’aime goûter chez toi ! Si ? Et ce que j’aime moins. Laisse-moi faire, d’accord ?

— J’aime que tu prennes des initiatives… c’est ça que j’aime avec toi.

— Viens là ma grande fille. Allez, viens. Ne t’inquiète pas. Souris-moi.

Il a caressé son dos à travers le drap comme si sa main était immense, et qu’elle avait le pouvoir, rien qu’en passant sur le tissu, de la faire frissonner du creux des reins à la nuque.

— Humm. C’est bon Pierre. J’adore.

— Si tu venais vivre à Paris on pourrait se voir souvent. Tu aimerais ?

— Bien sûr. Mais, et mon travail ! ?

— Tu peux travailler à Paris non ?

— Il faudrait que je demande ma mutation…

— Je pourrais t’aider à trouver un petit appartement. Et, si tu veux te marier, parce que je comprends, pour une femme c’est important, je n’y verrais pas d’objection.

— Avec un autre homme tu veux dire ?

— Ah oui. Je t’ai dit, moi, ce n’est pas possible. Pour nous ça ne changerait rien. On se verrait autant que tu voudrais.

— Tu ne serais pas jaloux ?

— Non.

Puis, il a giflé le bout de ses seins, d’un air comme distrait. Il lui a dit de se concentrer, et de jouir comme ça. Elle a enfoncé sa tête dans l’oreiller, les yeux fermés. Puis sa nuque s’est soulevée, raidie. Elle a poussé un soupir, et sa tête s’est de nouveau alourdie. Elle est restée allongée quelques secondes. Puis elle s’est assise dans le lit. Et elle a pris son sexe dans sa main.

— Tu as eu beaucoup d’amants ?

— Non. Un seul avant toi. Mais j’ai été fiancée. Quand j’étais toute jeune…

— Raconte… C’était un beau parti ?

— Pas mal oui. Mais j’étais très jeune. J’avais seize ans.

— C’était lui ton premier amant ?

— Non, lui c’était mon fiancé. Il s’appelait Charlie.

— Avec un y, c’était un Américain ton Charly ?

— Non, un Français. Et il était très respectueux de la jeune fille que j’étais. On est restés fiancés deux ans. C’était un très gentil garçon. Plein d’attentions. Il serait allé me décrocher la lune !

— Qu’est-ce qu’il faisait ton petit ami Charlie ?

— Il devait finir ses études. Il était très jeune lui aussi. Il devait reprendre le cabinet de prothèses dentaires de son père. Ses parents habitaient Paris, dans le seizième.

— Où ça ?

— Quai Louis-Blériot.

— Pourquoi ça n’a pas marché ?

— La date du mariage allait être fixée. On s’écrivait. Mon père était même allé voir sa famille à Paris. Et puis j’en ai eu marre.

— C’est toi qui as rompu ?

— Oui. J’ai cessé de répondre à ses lettres. Brutalement, comme ça. Sans vraiment réfléchir.

— Le pauvre.

— Il en a souffert d’ailleurs. Mais je crois que je ne me rendais pas compte. J’étais tellement jeune. Il m’a attendue. Et il a fini par se marier.

— Pauvre garçon.

— Il a écrit à maman pour savoir si j’avais reçu ses lettres.

— Tu regrettes ?

— Hmm. Moui. Parfois. Ça m’arrive. Il m’offrait une vie… comment dire ? Enfin il m’est arrivé de penser que j’aurais eu une vie plus confortable, sûrement. J’irais pas à la Sécu tous les matins tu vois par exemple.

Elle a ri.

Le rêve des filles de l’époque était d’épouser quelqu’un qui leur permettait de rester chez elles. De ne pas être obligées de travailler.

— Pourquoi as-tu raté l’occasion de ce mariage ?

— Il me plaisait pas.

— C’est-à-dire ?

— J’aimais pas quand il m’embrassait.

 

Physiquement, mon père ne correspondait pas aux goûts de l’époque. On aimait les hommes grands aux cheveux coupés en brosse. Il était de taille moyenne, plutôt maigre, il était très myope, il avait les yeux un peu globuleux, des verres de lunettes épais, et n’était pas soucieux d’élégance vestimentaire. Mais il avait un charme, une assurance, un sourire, qui faisait que les autres hommes n’existaient plus pour elle. Ceux qui les voyaient marcher main dans la main voyaient une très belle jeune femme accompagnée d’un homme sans intérêt. Son port de tête, et une certaine façon de bouger les épaules en marchant, en faisaient à ses yeux quelqu’un d’absolument unique. Ses amies ne comprenaient pas ce qu’elle lui trouvait. Leur incompréhension l’amusait. Elle était donc seule à comprendre sa séduction. Son charisme, tout ce langage. Elle était donc exilée dans cette ville. Mais elle avait enfin trouvé quelqu’un qui lui correspondait.

Nicole vivait dans un petit appartement des boulevards, seule avec sa mère. Elle était brune, les cheveux frisés, elle avait une voix haut perchée, mal placée, discordante mais séduisante. Elles se connaissaient depuis longtemps. Elles travaillaient toutes les deux à la Sécurité Sociale, dont les bureaux venaient d’être transférés rue Jacques-Sadron. Elles se voyaient souvent.

— Qu’est-ce que tu vas faire quand il va rentrer à Paris ?

— Il m’a demandé si j’envisagerais de quitter Châteauroux.

— Il veut que tu partes avec lui ?

— Avec lui, pas vraiment. Il veut qu’on continue de vivre comme ici je pense. Il tient beaucoup à son indépendance.

— Et toi tu en penses quoi ?

— Je ne sais pas. On est bien ensemble.

— C’est sûr ça Rachel. C’est évident. Même moi je le vois. Il est gentil avec toi, vous êtes bien, vous êtes heureux, ça se voit à l’œil nu ça.

— Ah bon ! ? Tu trouves ? À quoi ? Comment tu le vois ?

— Je saurai pas te dire. On voit que vous êtes bien ensemble. Il est prévenant, il est présent, il est gentil. Il te regarde tout le temps…

— Je crois pas qu’on se verrait tous les jours s’il m’aimait pas… De toute façon on s’aime.

— Tu as l’impression qu’il voudra se marier ?

— Je crois pas. Il dit qu’il veut rester libre. Mais on a parlé d’avoir un enfant.

— Attends… Il veut que tu quittes Châteauroux, il veut un enfant, mais il veut pas se marier ! ? C’est bizarre non ?

— Il est comme ça. Il est très attaché à sa liberté. C’est pas un type banal, c’est sûr. Mais on s’aime. C’est sûr aussi, et il veut un enfant de moi. Ce serait tellement bien.

— S’il veut un enfant de toi c’est qu’il voit un avenir avec toi. C’est un type bien, c’est un type intelligent, il sait ce qu’il fait. Il est gentil avec toi, avec les autres aussi d’ailleurs, c’est pas quelqu’un qui fait n’importe quoi. Il est curieux, il est attentif. C’est pas le genre de type arrogant, alors qu’il pourrait.

Il était courtois en société. Il s’intéressait aux gens, il leur posait des questions, il les écoutait. Nicole l’appréciait.

— Physiquement il te plaît je suppose ?

— Bien sûr. Et puis on est bien ensemble. On est bien ensemble. C’est comme ça, qu’est-ce que tu veux que je te dise… On est ! Bien ! Ensemble !

 

Au début du printemps, ils ont passé un week-end dans la Creuse. Ils se connaissaient depuis six mois. Ils ont dormi à Crozant dans un petit hôtel. Le week-end a été merveilleux. Il avait loué une voiture, ils sont allés à Gargilès et à Nohant. Ils ont visité la maison de George Sand. Il y avait des documents sur sa vie, sur ses amants, des détails sur ceux qui ont passé du temps à Nohant, sur ses romans, ce qui a inspiré quoi, ce qu’elle voyait de sa fenêtre, les endroits où sont situées certaines scènes de ses livres, le tableau où elle est habillée en homme, en costume, veste, pantalon, chemise, lavallière, avec un cigare entre les doigts.

— En tout cas, nous, au bureau, le jour où il y en a une qui est arrivée en pantalon – c’était une marrante – ç’a pas été comme George Sand. Elle a tout de suite été convoquée par le patron. Et il l’a priée d’aller se changer.

— Vous n’avez pas le droit d’aller travailler en pantalon ?

— Ah non ! Certainement pas. Non non. J’ai été le voir moi le patron ! Je lui ai dit que je trouvais pas normal qu’il l’ait renvoyée chez elle. Pour une fois c’était quand même pas bien grave.

— C’était important pour toi ?

— Oui c’était important. Surtout que de son côté lui il se permettait des choses ! Au début, il voulait faire de moi sa maîtresse. Et comme j’ai jamais donné suite, il m’a mené une vie infernale pendant des années. Heureusement qu’il m’a changé de service, et que je suis plus sa secrétaire personnelle.

— Il ne sait pas que tu n’es pas intéressée par les petits patrons dans son genre ?

— Eh non tu vois !! Apparemment.

Sur la route du retour, ils se sont pris en photo dans la campagne. Elle a pris une photo de lui, et il a pris la même photo d’elle. En appui sur le même poteau, dans la même position. L’une comme l’autre ont été prises de loin. Elle avait un pull à manches courtes, un pantalon fuseau, des ballerines et un foulard autour du cou. Lui une chemise blanche dont les manches étaient relevées, et un pantalon ceinturé qui flottait autour des hanches. On ne distinguait pas bien les traits. On voyait la position des corps, le cadre et la campagne environnante.

Il a commencé à pleuvoir, ils sont remontés dans la voiture. Sur le chemin du retour, ils ont parlé des endroits où ils rêvaient d’aller un jour.

— Moi j’ai une passion, que je dois absolument satisfaire chaque année, ne serait-ce que quelques jours, l’Italie.

— J’y suis jamais allée.

— Il faut absolument que tu y ailles.

La voiture traversait des villages qu’elle connaissait depuis toujours. Il en prononçait les noms à voix haute, en les découvrant sur les pancartes, puis il en faisait l’étymologie, les maisons défilaient. La petite pluie fine, qui tombait sur le pare-brise, commençait à s’alourdir. Le ciel était uniformément gris.

— Ton père, c’est quelqu’un que tu admires Rachel ?

— J’ai dû l’admirer oui, sans doute. Mais je ne peux pas dire que je l’aime.

— Pour quelle raison ?

— Pour quelle raison ?… Ah. C’est difficile.

Elle a fait une pause, puis :

— Eh bien disons…

Elle a pris le temps de penser chaque mot :

— Eh bien disons… C’est quelqu’un qui m’a rejetée.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Il est parti, j’avais quatre ans, il est revenu, j’en avais dix-sept. Pendant les treize ans où il a été absent, j’avais une photo de lui, que je regardais tous les jours, elle avait été prise dans le chemin, il fumait la pipe, il avait un très beau par-dessus, en prince de galles. Je le trouvais beau. Quand j’étais fâchée avec maman, je regardais cette photo, « ah la la » je me disais, « si seulement mon père était là lui au moins il me comprendrait ». Et puis…

Il y a eu quelques secondes de silence.

— Pourquoi tu t’arrêtes ? Continue.

— Je n’aime pas parler de ça. Ça me fait quelque chose.

— Tu ne peux pas le chasser de ta vie.

— Je sais bien.

— C’est ton père.

— Je sais. Bon. Je vais essayer de te dire. Quand il est revenu au bout de treize ans, il avait été absent, notamment pendant toute la période de la guerre…

— Il est revenu combien de temps après ?

— Un an ou deux. J’étais encore très maigre, on avait eu beaucoup de carences. Et on s’est pas remis à manger tout de suite après la guerre. On a eu des privations pendant longtemps. Je suppose que j’étais pas une très jolie jeune fille. Je pense que je le flattais pas. Un jour, il m’a convoquée dans le jardin. Et. Enfin, je sais pas si j’ai envie de continuer.

Il a lâché le volant, il a posé la main sur son genou.

— Continue.

— Ben je le connaissais pas tu vois quand il est revenu. J’en attendais beaucoup. Sans doute trop. Et un jour, on venait de finir de déjeuner, il m’a dit de le suivre. Il est allé dans le jardin… et, en marchant dans l’allée, il a commencé à me comparer aux enfants de son frère.

Elle a modifié la position de son corps, comme quelqu’un qui s’apprête à raconter une anecdote qui va être un peu longue. Elle a redressé son dos sur le siège.

— Et il a mis ses mains comme ça : comme ça, tu vois ?

Elle a mis ses mains l’une en face de l’autre, parallèles. Il y avait un espace d’environ vingt centimètres entre elles.

— Comme ça, face à face. Et, pour faire le tri, entre moi d’un côté, et les enfants de son frère de l’autre, il faisait aller ses mains comme ça, d’un côté à l’autre du jardin.

Elle a translaté ses mains vers la droite.

— Alors il y avait, d’un côté : les enfants de son frère. Qui étaient… mettons, « bien élevés ».

Elle a suspendu son geste un instant. Les mains face à face, vers l’extérieur, vers la vitre de la voiture.

— Et de l’autre : moi.

Elle les a déplacées vers le volant.

Elle a eu l’air d’hésiter à continuer. Puis elle a repris le va-et-vient de ses mains parallèles. Comme d’un côté à l’autre du jardin. Du côté du volant. Du côté de la vitre.

— Alors… les enfants de son frère étaient : beaux, intelligents, cultivés. D’un côté. Et moi, j’étais : laide, bête, ignorante. De l’autre. Ça a continué comme ça jusqu’à la rivière. Il est long le jardin, tu sais. Et moi j’étais là, et je disais rien.

Elle imitait la prononciation hachée de son père.

— « Tes cousins sont beaux. Tu es laide ! » « Ils sont intelligents. Tu es bête ! » « Ils sont instruits. Tu es ignorante ! »

— Quelle est son origine exacte ? Quel accent prends-tu là ?

— Oh je ne sais pas si je prends un accent particulier. Ses parents venaient d’Europe de l’Est, lui il est né en Égypte, à Alexandrie. Il avait un passeport italien. Il a commencé à voyager très tôt. Il a appris la comptabilité internationale. Je suppose qu’il parlait avec un accent oriental. Ou que c’était un mélange de tout ça, roumain, hongrois, hébreu, arabe, italien je sais pas. Et il terminait son geste comme ça, par un petit rebond. Comme ça, tu vois…

Elle a fait sauter ses mains en l’air, d’un mouvement sec.

— Une fois qu’on a été face à la rivière il m’a dit : « En conclusion, j’aurais honte de te présenter à ma mère ».

Ses traits étaient serrés, toute expression en avait été vidée. Il restait une sorte de froideur qui pouvait passer pour de la placidité.

— Et j’ai rien dit à maman, quand on est rentrés.

Mon père a de nouveau posé la main sur son genou, il a caressé sa cuisse à travers le tissu du pantalon fuseau.

— Quels sont vos rapports aujourd’hui ?

— Ohff. Il vient à Châteauroux une fois de temps en temps. C’est compliqué parce que, il est pas au courant de l’existence de Didi, alors quand il arrive elle s’en va. Maman lui a jamais dit qu’elle avait eu un autre enfant… Et dans le quartier tout le monde a tenu sa langue. Personne a jamais rien dit.

— Même pas toi ?

— Ah non. C’est le secret de Maman. Elle a eu Didi avec un monsieur qui est mort juste avant la fin de la guerre. J’ai jamais très bien su qui c’était. Didi non plus.

— Il a de l’argent ton père ?

— Il a des comptes en banque d’après ce qu’il dit. En Italie, en Suisse, en Israël, mais je sais pas du tout ce qu’il y a dessus. Sûrement pas grand-chose.

— Mais enfin c’est ton père, ce n’est pas n’importe qui. Pourquoi être désagréable quand il vient, deux jours par an ? Il suffirait d’un petit effort. Tu es sa fille unique, il va penser à sa succession un jour…

— Oui oh tu sais je m’en fiche moi de ça.

— Tu as tort Rachel.

— Et toi ton père. Tu l’admires ?

— Contrairement à toi, moi j’aime beaucoup mon père. Et je l’admire beaucoup. C’est un homme d’exception. Très intelligent. Curieux, brillant, drôle. Très vif, rapide. Très cultivé, très fin, très… C’est un homme hors du commun. Il est très…

— Il a toutes les qualités si je comprends bien…

Il a ri.

— Toutes !

Elle aussi.

— Cite-moi des qualités Rachel…

— Eh bien je ne sais pas, disons… La bonté ?

— Ohh !!! Il est extrêmement bon ! Extrêmement !

Ils ont continué à rire. Leur dialogue s’est transformé en jeu pendant la fin du trajet. Ils sont arrivés à Châteauroux, et quand il l’a déposée à l’entrée du chemin, ils y jouaient encore.

Au cours des mois qui ont suivi, chaque fois qu’il lui parlait de son père, elle lui donnait la réplique.

— Alors maintenant… voyons… Disons… La délicatesse !

Et lui, volontairement avec emphase :

— Ah, extrêmement délicat. Il est extrêmement délicat… Il est d’une délicatesse… Mais d’une délicatesse… Extrême.

Ce petit jeu s’est répété, leur duo s’est rodé.

— L’intelligence ! ?

— Ahhhh !!!… il n’y a pas plus intelligent.

— La générosité.

— Il est ex-trê-me-ment généreux. Ex-trê-me-ment. Il est la générosité faite homme. La générosité même.

Il ne lui a pratiquement jamais parlé de sa mère.

 

Quand ma grand-mère est rentrée de Grasse, elle lui a dit qu’elle avait rencontré un jeune homme, qu’il travaillait à La Martinerie, qu’elle le voyait de temps en temps, qu’il était gentil. Didi allait avoir dix-huit ans, elle était manutentionnaire à la Quintonine. Son fiancé était apprenti ébéniste, ils étaient sur le point de se marier. Le problème qui occupait la maison était : le jour du mariage, qui allait conduire Didi à l’autel puisqu’il n’y avait pas de père ? L’oncle de ma grand-mère s’est proposé. La fête aurait lieu dans une auberge de campagne. Mon père était invité. Elle ne lui a pas fait part de l’invitation. Les chansons, la jarretière, l’accent berrichon, la farandole dans la salle, la table en fer à cheval, les hommes aux jambes arquées dans leur costume, les robes achetées par correspondance, les plaisanteries, elle a préféré y aller sans lui. Nicole était devenue une amie de la famille. Elle était assise à côté d’elle.

— Il est entré dans ma vie, pour moi il en fait partie, je le vois pas en sortir. Tu comprends ? Pour moi il est dans ma vie. Mais je sais pas comment ça va se passer. Je sais pas du tout.

— Tu devrais aller voir une voyante Rachel. J’en connais une, qui est très bien.

Cette voyante lisait dans le marc de café. Après quelques secondes, des formes apparaissaient. Elle y distinguait des lettres, qu’elle commentait. Ma mère a pris rendez-vous. Dans une petite pièce banale, entre un canapé et un buffet, la voyante observait le marc de café renversé sur une assiette. Le P y figurait. Il avait beaucoup d’importance. À l’horizon de quatre ou cinq ans, un bouleversement aurait lieu. Un déménagement, une mutation, un décès, un choc, quelque chose de soudain et de brutal. Mais, un événement se produirait qui lui permettrait de surmonter ce choc. La voyante lui a demandé de refaire bouger l’assiette. Le marc de café a inscrit la forme d’un C. Le dessin était très creusé. La voyante était sûre d’elle, cette lettre avait beaucoup d’importance. Ma mère a eu beau chercher, elle ne voyait pas à qui ce C correspondait. La voyante insistait. Le C compterait toute sa vie. Et il aurait même une importance énorme.

 

Au milieu du printemps, la société qui employait mon père à La Martinerie comme traducteur lui a signifié la fin de son contrat au 30 avril. Il a pris un billet de train pour le 2 mai, à quatorze heures. Elle a demandé un congé pour la matinée du 2, afin qu’ils puissent déjeuner tranquillement ce jour-là.

Ils ont passé la journée du 1er ensemble. Ç’a été très gai. Ils sont allés en forêt. Ils se sont promenés dans des sentiers, ils sont entrés dans un sous-bois, par principe comme c’était le premier mai ils remuaient le feuillage, et regardaient au loin sans y croire. Tout à coup, plein de petits points blancs sont apparus partout devant eux. Ils étaient tombés sur un endroit exceptionnel. Ils marchaient sur le muguet tellement il y en avait. Ils n’avaient pas fini de cueillir sous leurs pieds qu’ils apercevaient déjà plus loin d’autres clochettes. Quatre mains ne suffisaient pas. Les brins étaient parfumés. Ils ont repris la voiture les bras chargés en ayant l’impression d’avoir vécu quelque chose d’inouï. Puis ils se sont arrêté déjeuner, à Chasseneuil.

Il a hésité à prendre des huîtres, il y en avait. Il a décidé qu’il attendrait Paris. Il lui a parlé de La Brasserie Lorraine et de la place des Ternes.

— J’aimerais beaucoup que tu viennes t’installer à Paris et qu’on continue à se voir. Tu réfléchiras, Rachel ?

— Moi aussi j’aimerais Pierre. Mais dans quelles conditions ? Je me vois pas vivre dans une petite chambre et aller travailler à la Sécu avec toi qui viendrais me voir de temps en temps. On ferait beaucoup de choses ensemble ? Tu me présenterais à ta famille ? Ou est-ce qu’il y aurait une séparation complète entre ta vie et moi ?

— Ce n’est pas le plus important. Si ? Sur certains domaines, il y aurait une séparation, oui, bien sûr. Mais tu serais libre de ton temps. Tu es attachée à des conventions au fond toi Rachel, c’est une difficulté avec toi. Je ne t’épouserai pas, et tu le sais, on en a déjà parlé. Allez, souris-moi, viens, allons rue Grande. On n’a plus beaucoup de temps.

Une bouteille de vin se trouvait sur la table, débouchée. Il a introduit un doigt dans le goulot en la regardant dans les yeux, avec un sourire plein de sous-entendus, en faisant aller et venir ce doigt, à l’intérieur et à l’extérieur de la bouteille, plus ou moins vite, puis il a demandé l’addition. Et ils se sont précipités dans la voiture.

— Non Pierre, pas ici.

— On rentre à Châteauroux tout de suite alors.

— D’accord.

Il s’est garé dans la descente des Cordeliers, ils ont couru main dans la main jusqu’à la rue Grande.

— Tu me laisses décharger au fond de toi aujourd’hui ?

— Oui.

Ils se sont embrassés passionnément. Elle accrochait ses mains à son cou, à ses cheveux.

— Tu aimes être une femme ?

— En ce moment oui.

— Pourquoi ? Dis-moi. Pourquoi tu aimes être une femme ?

— Parce que je suis avec toi.

— C’est tout ?

— Je suis à toi.

— C’est tout ?

— J’aime ce que tu me fais.

— Qu’est-ce que je te fais ?

Il a appliqué sa paume sur son entrejambe, puis il a introduit un doigt dans la fente.

— Il y a une jolie petite fontaine là dis-moi…

Au bureau, elle faisait huit heures par jour. Les horaires étaient stricts, huit heure-douze heure, quatorze heures-dix-huit heures. Le 2 mai elle n’arriverait qu’à quatorze heures trente. Ils ont déjeuné à l’hôtel du Faisan.

— Si tu veux venir à Paris, tu me tiens au courant.

Ils se sont séparés sur le parvis de la gare.

Elle a pris la direction de la Caisse. Elle ne pensait à rien. Elle est passée devant le building, elle a tourné à gauche dans la rue Victor-Hugo, elle a traversé la place de la Mairie, puis elle a pris la rue Jacques-Sadron. En arrivant elle a téléphoné à Nicole, qui travaillait au guichet, et elle a pleuré dans l’appareil.

 

Quinze jours après elle a reçu une lettre.

« Ma chère Rachel,

Les premiers jours de mon retour à Paris se sont passés en démarches de toutes sortes. Comme je le craignais, je suis arrivé trop tard pour la place qui m’était offerte. Mais une compagnie d’aviation m’a proposé un emploi intéressant. Après un examen passé avec succès, j’ai été agréé. Malheureusement j’apprends qu’il me faudrait aller à Toulouse. Bien entendu, je n’ai aucune envie de m’exiler à nouveau. Pour le moment je suis donc dans l’incertitude complète de mon avenir.

J’aimerais bien savoir ce que tu deviens et si tes journées se déroulent encore selon le programme que je connais ou s’il y a quelque chose de changé. Dis-moi ce que tu fais, et ce que tu éprouves.

Pour moi, le séjour à Paris a eu les mêmes effets que d’habitude. J’ai le sentiment de quelque chose de parfait, d’achevé, de définitif, qui me satisfait, et en même temps j’ai une certaine inquiétude morale. Imagine un équilibriste qui risque à tout instant de tomber dans toutes les directions, mais conscient que ce risque c’est son métier et sa vie.

Mon meilleur souvenir à ta petite sœur.

J’embrasse tes belles mains

Ne m’oublie pas

Pierre »

Elle lui a répondu, il a réécrit tout de suite.

« Ma grande fille,

Ta lettre m’a fait grand plaisir. Elle est si gentille. J’ai été heureux de retrouver ton parfum en regrettant qu’il ne s’y mêle pas celui de ta peau.

C’était une excellente chose de renouer de bonnes relations avec ton père. Il ne faut pas en rester là. Continue de lui écrire, vois-le. Tu aurais dû appliquer les mêmes principes réalistes, et te faire largement rémunérer, au lieu de refuser de défiler pour cette maison de couture qui te le proposait. Pourquoi ne pouvais-tu pas ? Quoi qu’il en soit, par contrecoup, je me sens flatté aussi. Si tu as l’intention de quitter Châteauroux, ne néglige pas de me tenir au courant.

Ici, il s’est produit un petit drame. Ma mère et ma nièce ont fait une chute ensemble, et ont dû être hospitalisées. Maintenant tout est rentré dans l’ordre. Mais cela peut-être et bien d’autres choses me font oublier de sourire. Pourtant avec toi il m’arrivait d’être gai et insouciant, n’est-ce pas ? J’aurais besoin que ta main longue et apaisante se glisse de temps en temps dans la mienne. Ça me ferait du bien.

J’attends avec impatience une lettre de toi et, tu sais, je ne vois aucune objection à ce qu’elle soit longue. Au contraire.

Mes plus douces pensées,

Pierre

PS : Merci pour la photo, dessus “je nous aime” beaucoup. »

 

Elle lui a écrit quelques semaines plus tard. Il fallait absolument qu’ils se voient, elle était enceinte.

Elle a reçu une réponse rapide : il ne pouvait pas venir à Châteauroux avant la fin de l’été, il avait besoin de vacances, il partait en Italie.

Quelques jours plus tard, une carte postée de Milan est arrivée qui représentait la cathédrale.

« Chère Rachel,

Après un agréable séjour à Milan, je suis maintenant invité à Rome. Je serai sans doute de retour vers le 20 et j’espère pouvoir te rencontrer bientôt. Ceci est écrit du toit de la cathédrale, qui est en forme de terrasse. Maintiens-toi en bonne santé. C’est important.

Pierre »

Une autre carte a suivi, postée de Rome. Elle représentait le visage de la Pietà en noir et blanc.

« Rachel,

C’est peut-être le plus beau visage de Rome que je t’envoie là. Je voudrais que tu y trouves la même émotion que celle qu’il m’a donnée.

Écris-moi : Pensione Ottaviani, via del Tritone 113, Roma

Je pense à toi,

Pierre »

Il a quitté l’Italie quelques jours plus tard. La lettre dans laquelle il annonçait son retour était à en-tête du Marcellin, un hôtel de Beaulieu-sur-Mer, il lui proposait de venir y passer une semaine de vacances avec lui.

« Chère Rachel,

Mon voyage en Italie est terminé. Il a été plein de merveilles et d’enseignements. Mais fatigant. C’est pourquoi, passant par la Côte d’Azur, j’ai décidé de m’arrêter ici pour me reposer huit ou dix jours et prendre de vraies vacances à la Hulot. Le début est très prometteur. La pension où je suis descendu, je pourrais presque dire où je me suis fourvoyé, est peuplée de vieux couples sortis du XIXe siècle. Elle est pot-au-feu et vieux jeu, mais au fond elle est tranquille. Dès demain, bains de mer et séances de bronzage. Je tiens à rentrer négrifié. Programme simple, mais sain. Je m’ennuierais bien sans doute un peu à la longue, mais après mes émotions touristiques d’Italie, une petite dose d’ennui ne peut me nuire.

Et toi, que deviens-tu ? Pourquoi ne viendrais-tu pas passer tes vacances sur la Côte ? Moi, je n’ai pas pu résister à la tentation de faire la connaissance de cette région.

Au revoir, Rachel. Porte-toi bien. Baisers

Pierre »

Pour aller sur la Côte d’Azur, il fallait passer par Paris. On arrivait à la gare d’Austerlitz, et à la gare de Lyon on prenait un train pour Nice. Il l’attendait, il avait loué une Quatre-Chevaux. Ils sont allés directement à Beaulieu-sur-Mer.

La semaine a été merveilleuse. Ils ont visité la côte. Ils sont allés partout. Ils ont eu des aventures. Ils roulaient sur la haute corniche, de Nice à Menton en admirant le panorama quand tout à coup le capot s’est relevé. Le capot des Quatre-Chevaux s’ouvrait par l’avant et se collait au pare-brise. Ils étaient aveuglés. Ils n’avaient plus aucune de visibilité. Non seulement le panorama était bouché, mais la route, ou plutôt l’entralac entre les rochers qui serpentait à moins d’un mètre du précipice, était invisible, et la voiture roulait. Il a eu un bon réflexe, il a freiné lentement. Les roues ont avancé en douceur, et se sont arrêtées au bout de quelques mètres. Il est sorti, il a rabattu le capot solidement, et après cette grosse frayeur ils ont continué vers Menton.

Sur le port, il lui a acheté une petite broche, en métal, sans valeur, mais jolie, un hippocampe avec des yeux verts.

Au retour, le train de Paris était bondé. Ils étaient debout. À l’époque, le trajet durait huit ou neuf heures.

— Tu ne peux pas voyager comme ça dans ton état Rachel.

Ils sont descendus à Saint-Raphaël.

Comme il n’avait pas travaillé depuis plusieurs mois, que c’était la fin des vacances, qu’en Italie il avait beaucoup dépensé, et qu’il ne demandait jamais d’argent à son père, il n’avait plus rien. Le dernier soir, à Nice, au Palais de la Méditerranée, il avait voulu jouer, elle lui avait prêté son dernier billet de cinquante francs, il l’avait perdu, elle n’avait plus rien non plus.

Ils ont cherché une Caisse d’Épargne, il a retiré cent francs sur son livret, et ils ont réservé des places assises pour le lendemain.

Ils avaient un soir de vacances supplémentaire. Ils ont dîné dans un bon restaurant. Et ont passé leur dernière nuit dans un joli petit hôtel face à la mer.

Ils ont eu une dernière conversation dans le train.

— Si tu avais été riche, j’aurais sûrement réfléchi.

— Ah bon…

— J’aurais réfléchi. Oui. C’est vrai. Je suis franc. Avec toi je l’ai toujours été. Je ne t’épouserai pas, je te l’ai toujours dit. Et… on était d’accord pour faire cet enfant.

— Oui.

— Tu es enceinte, mais que tu le sois effectivement ne change rien Rachel. N’est-ce pas ? On en avait parlé. N’est-ce pas ?

— Oui oui.

Il a réitéré la proposition qu’il lui avait faite le 2 mai, en quittant Châteauroux :

— Demande ta mutation. Je t’aiderai à trouver une chambre ou un petit appartement.

— Je vais réfléchir Pierre. Je te le promets.

— Réfléchis, et tiens-moi au courant.

— Je te donnerai ma réponse avant la fin du mois.

C’était les derniers jours de juin.

Ils se sont dit au revoir sur le quai de la gare d’Austerlitz. Les wagons étaient presque vides, elle était seule dans son compartiment. Un peu triste. Sans excès. Elle avait toujours su, au fond d’elle, que ça ne pouvait pas se passer autrement.

Arrivée à Châteauroux, elle a pris l’avenue de la gare, et sur le chemin de la rue de l’Indre, les choses ont commencé à se dessiner. D’abord, elle allait dire à sa mère qu’elle était enceinte. Si sa mère était d’accord, elle restait. Elles se sont assises toutes les deux à la table de la cuisine. Au bout d’une heure de conversation, la décision était prise. Elle restait.

Mais, contrairement à ce qui avait été décidé sur le quai de la gare d’Austerlitz, elle n’a pas fait part à mon père de sa décision. Elle a dit à Nicole :

— Non, je ne lui ai pas écrit. J’ai fait une rupture.

 

En octobre, une courte lettre est arrivée au courrier. Quelques lignes de l’écriture bien connue aux lettres minuscules et aux jambages démesurés.

« Chère Rachel,

Ne crois pas que j’aie oublié de te rembourser ce que je te dois. Mais, depuis les vacances, ma situation financière frôle la banqueroute, et ne s’améliore qu’à un rythme désespérément lent. Je n’ai pas encore pu rendre un sou à mon père des 80000 francs qu’il m’a prêtés. Et, si mon frère n’est toujours pas en mesure de régler ce qu’il m’a emprunté, le percepteur, lui, s’est occupé de moi. Or, actuellement, je gagne moins que ce qu’on m’avait laissé espérer, environ 20000 francs de moins qu’à Châteauroux.

Je ne voudrais pas que tu m’en veuilles d’avoir tardé à te rembourser la somme que tu m’as avancée à Nice au Palais de la Méditerranée. Je ne pouvais pas le faire plus tôt, j’espère cependant que tu n’as jamais douté que je le ferais.

Bonsoir Rachel.

Pierre »

Le mot était accompagné d’un billet de cinquante francs.

C’était tout.

 

Elle a regretté de ne pas l’avoir tenu au courant de sa décision. Elle a pensé qu’elle s’était mal comportée. Qu’elle avait une part de responsabilité dans la tournure que les événements prenaient. Un mot sec accompagné d’un billet de cinquante francs en remboursement de la somme qu’elle lui avait avancée pour jouer au Palais de la Méditerranée.

 

Elle allait être seule pour vivre les mois qui arrivaient, pour accoucher, et probablement pour déclarer l’enfant. L’assistante sociale de la Caisse était une amie à elle. Elle connaissait des cas où l’homme ne voulait pas de la femme mais voulait l’enfant. Pendant que celle-ci était immobilisée à l’hôpital, il allait à la mairie, le reconnaissait, l’épouse devenait la mère officielle. Pour contrer ce genre de situation, une loi venait de passer. C’étaient les toutes premières dispositions en direction des enfants issus de couples non mariés. Elle permettait à la mère de reconnaître l’enfant avant la naissance par une procédure en deux phases. Il fallait aller à la mairie munie d’un certificat de grossesse, et y retourner après l’accouchement avec le certificat de l’hôpital, pour préciser le sexe, le prénom et la date de naissance.

Elle était enceinte de cinq mois, et avait déjà pris beaucoup de poids. L’employé de permanence avait une quarantaine d’années, une plaque avec son nom, Georges Piat, était posée sur le guichet, elle lui a dit qu’elle souhaitait bénéficier d’une nouvelle procédure qui s’appelait « Reconnaissance avant naissance ». Il a pris un formulaire, l’a introduit dans la machine à écrire, lui a posé quelques questions, puis il a fait tourner le rouleau avec un bruit de crécelle, et fait glisser la feuille hors de la machine. Il l’a signée. Il a levé le visage vers elle, et la lui a tendue sans un mot.

Le papier était titré « Naissance », et stipulait :

« Le 20 octobre 1958, 15 heures 45 minutes, Rachel Schwartz, née à Châteauroux, le 8 novembre 1931, secrétaire, domiciliée à Châteauroux, Indre, Chemin des Prés-Brault, Nous a déclaré reconnaître pour son enfant, l’enfant, dont elle, Rachel Schwartz, déclare être actuellement enceinte. Lecture faite, la déclarante a signé avec Nous, Georges Piat, Chef de Bureau, Officier de l’État Civil de Châteauroux, par délégation du Maire. »

En bas, il y avait la signature de l’employé, son nom, sa fonction, et dans la marge, un numéro, le nom de ma mère et le nom de la procédure.

 

Dans la même période, elle a entendu parler d’une clinique, et d’un médecin très réputé, qui y exerçait. On y faisait des préparations à l’accouchement, et on n’y faisait que les accouchements. Cette clinique se trouvait route d’Argenton. Elle a décidé que ce serait là qu’elle accoucherait. Un voisin qui habitait dans le chemin, M. Ligot, lui a dit « quand vous aurez besoin de moi prévenez-moi », car il avait une voiture. Elle a senti les premières douleurs un soir vers onze heures, sa mère est allée le chercher. Il les a conduites à la clinique. On l’a installée dans une chambre. Elle avait des contractions, tout se déroulait normalement. On l’a amenée dans la salle de travail. Le médecin était là. Tout allait bien. Mais, à un moment, les contractions se sont arrêtées.

C’était peut-être une réaction, un effet d’origine psychologique, dont on aurait trouvé l’explication dans la façon dont les derniers mois s’étaient écoulés. L’accouchement est devenu compliqué. Il était trop tard pour faire une césarienne, j’étais trop avancée. Et elle n’avait plus de contraction.

Trente minutes c’était trop long, le temps de préparer la césarienne, je mourais. Le médecin a décidé d’avoir recours aux forceps. Elle avait eu des contractions toute la nuit, j’étais en danger. Il fallait l’endormir très vite. La suite allait être délicate. J’étais très engagée, et elle elle dormait. Il a fallu introduire les forceps sans me toucher, en faisant bien attention à ma tête.

Quand elle s’est réveillée, alors qu’elle était encore dans les brumes de l’anesthésie, ma grand-mère s’est approchée d’elle :

— Tu as une belle petite fille.

On m’a amenée à elle pour qu’elle me voie. Pas longtemps, elle était encore dans le brouillard. On m’a ramenée à la nursery. La sage-femme a posé la main sur son épaule, et lui a dit :

— Le médecin a fait un travail extraordinaire.

Elle l’a quittée pour la laisser se reposer dans sa chambre, et l’a laissée sous la surveillance d’une infirmière. Quand elle est revenue, elle a vu tout de suite que ça n’allait pas. Ma mère était très blanche. Elle faisait une hémorragie interne. Elle était à la limite de partir. L’infirmière ne s’était rendu compte de rien. Le médecin a été rappelé. Ils lui ont fait des transfusions en urgence. On lui en a fait une première avec du sang universel. Puis on a testé son groupe sanguin, et on lui en a fait une deuxième.

Le lendemain, j’étais dans la chambre avec elle. Elle se félicitait d’avoir choisi cette clinique plutôt que l’hôpital qui n’avait pas bonne réputation, on ne s’en serait sortie ni l’une ni l’autre. Elle est restée une dizaine de jours. Ma grand-mère venait nous voir tous les jours. Mon oncle et ma tante venaient aussi. Tous les gens proches venaient.

 

Quand elle est rentrée, ma grand-mère avait acheté du mimosa, un vase en débordait, jaune clair, sur le bahut de la cuisine. Son parfum enivrait. Elle s’est assise, j’étais dans ses bras.

Nicole est venue la voir dans l’après-midi.

— Tu sais, Nicole… tout à l’heure, j’étais là, assise sur cette chaise, j’avais Christine dans mes bras, je regardais par la fenêtre. Et j’ai pensé : Et puis, après ! ?

 

Quelques jours plus tard, elle a écrit à mon père en lui demandant de venir me voir. Il ne pouvait pas, il lui a envoyé un télégramme.

« Désolé, matériellement impossible venir aujourd’hui, Pierre. »

Il est venu en juillet. J’avais cinq mois. Il est resté une journée. Il est reparti le soir-même. J’étais dans mon berceau.

Avant qu’il reparte, elle lui a dit :

— Ça serait bien que tu reconnaisses Christine.

— Je vais réfléchir. Je te dirai.

N’ayant pas de nouvelles au bout de quelques semaines, elle a réécrit. Sa lettre lui est revenue avec la mention « n’habite plus à l’adresse indiquée ».

Elle a pris un train pour Paris. En début d’après-midi elle s’est présentée à l’accueil de chez Michelin. C’était la seule adresse qu’elle avait. Elle a demandé à parler au directeur. On l’a fait monter au dernier étage. On l’a introduite dans un bureau.

Un homme de taille moyenne, qui avait visiblement des responsabilités, lui a indiqué un petit fauteuil.

— Je vous en prie mademoiselle.

— Votre fils et moi avons une petite fille.

Il était au courant. Son fils lui avait dit qu’il ne se sentait pas responsable.

— Je ne peux rien vous dire de spécial madame, je suis un père !

Le reste de l’entretien s’est déroulé sans heurt. Il lui a parlé très calmement.

Quelques semaines plus tard, elle a reçu une lettre de Strasbourg. Sur l’enveloppe, la fine écriture aux jambages démesurés : Mademoiselle Rachel Schwartz, Chemin des Prés, Rue de l’Indre, Châteauroux.

C’était une lettre de quelques lignes, et il lui donnait sa nouvelle adresse. Quand mon oncle faisait une jolie photo de moi, elle la lui envoyait. L’une d’elle a été prise au bord d’un étang. Je souriais. J’étais coiffée d’un chapeau de paille trop grand pour moi qui lui appartenait.