Les premières zup se construisaient à la périphérie des villes. La cité Saint-Jean avait l’allure d’un quartier américain, mais se situait à la lisière de la campagne, juste après les rues calmes qui sortaient des boulevards. La maison avait besoin de travaux. Il fallait isoler les murs, installer une salle de bains et refaire la toiture. Elle ne pouvait pas. Elle l’a mise en vente. Un acquéreur s’est présenté, d’après lui, vu son état sa valeur était celle du jardin. Il en offrait une toute petite somme. Elle l’a acceptée. Elle a fait une demande de logement pour la cité Saint-Jean. Et on est allées habiter au septième étage d’une tour qui en avait dix-huit.

Elle a acheté des meubles en rotin pour ma chambre, lit, table de chevet, chaise, fauteuil, et un tissu imprimé bleu, dans lequel elle a cousu des rideaux, un dessus-de-lit et des coussins. Les fenêtres étaient en plein ciel. Quelques semaines après notre installation, j’ai ouvert celle de ma chambre, et à genoux sur une chaise, j’ai commencé à scruter les nuages, accoudée au rebord.

— Mémé, Mémé !

Ma grand-mère était censée être au ciel.

— Mémé ! Mémé !

J’ai supposé qu’il lui fallait du temps pour apparaître. J’ai attendu un peu.

— Mémé !

Puis les intervalles entre mes appels se sont rapprochés.

— Mémé !! Mémé !!

Nos chambres étaient séparées par une fine cloison, on entendait tout.

— Mémé !!! Mémé !!!!

Ma mère est venue voir. J’étais à genoux sur la chaise, appuyée au rebord de la fenêtre.

— Mémé !!!

Je levais la tête dans la direction du ciel, le dos tourné à la porte.

— Mémé, Mémé !! Mémé !!!!

Puis je me suis mise à pleurer.

— Mémé Mémé Mémé Mémé Mémé Mémé Mémé Mémé Mémé Mémé Mémé Mémé Mémé…

Je n’avais plus de souffle, mon cri se transformait, ça devenait un son informe.

— Héhé héhé héhé.

Un son dégradé, ininterrompu, mal articulé :

—  Héhéhéhéhéhéhéhé.

Une seule voyelle, sans énergie :

— éééééééé…

— Christine. Descends de là. Viens. Viens me voir. Ça ne se passe pas comme ça Christine.

Je suis descendue de la chaise, et je l’ai vue, dans l’entrebâillement de la porte.

— Mémé ne va pas apparaître.

Elle s’est approchée de moi et s’est accroupie à mon niveau.

— Viens Christine, viens là, ne pleure pas ma petite fille.

— Tu m’avais dit qu’elle était au ciel. Si elle est pas au ciel, alors, elle est où mémé ?

— Si, elle est au ciel. Elle te voit, elle. Nous, on ne peut pas la voir. Mais elle, elle nous voit.

 

L’appartement était un trois-pièces. Avant d’emménager on nous avait demandé quelle couleur de papier peint, entre jaune et bleu, on préférait pour nos chambres, j’avais pris bleu. C’était un papier d’apprêt bleu-gris. Ce n’était ni un bleu turquoise, ni un bleu franc, ni un bleu ciel. Le jaune, qu’elle avait choisi, était une sorte de beige.

Quand je rentrais de l’école, je fermais à double tour, et je ne sortais plus. Je circulais dans les pièces. J’allais dans sa chambre. J’arrangeais les objets sur sa commode, je les mettais par ordre de taille, vase, cendrier, revue, miroir de poche, j’étalais ses colliers en rond.

— Oui mais ça convient à un goût d’enfant ça Christine.

Elle remettait les objets de biais et les revues de travers.

— Il est pas dans la boîte maman ton hippocampe, il est où ?

— Il a dû se perdre dans le déménagement.

Je faisais dialoguer mes poupées entre elles. Je dialoguais avec elles. Ou je ramassais les allumettes grillées que je trouvais sur la cuisinière, et je construisais une petite maison en bois en les collant sur du carton.

Parfois, elle me laissait faire du patin à roulettes sur les dalles en gerflex du couloir. Il y avait trois ou quatre mètres pour glisser entre la porte d’entrée et celle du vestibule.

— Maman !! Viens voir !

Elle me regardait m’élancer la paume vers l’avant, l’appliquer sur la porte fermée, reprendre mon élan dans le demi-tour, et repartir dans l’autre sens.

Ensuite on dînait, et j’allais me coucher. Je regardais sous mon lit pour voir si personne n’était caché. Elle me rassurait, puis elle retournait dans le salon.

Il y avait une école dans le quartier, mais j’étais restée à Jeanne-de-France. Je prenais le bus pour y aller. L’arrêt se trouvait devant le centre commercial, après un terrain vague. Par peur de me retrouver enfermée dans l’ascenseur avec des garçons, je descendais et montais les sept étages à pied.

Le samedi, après avoir vérifié, en traversant le terrain vague, qu’il y avait de la lumière au septième étage de la tour, je montais les escaliers en courant, et je sonnais.

— Tu as encore oublié tes clés ! ? Qu’est-ce que tu peux être étourdie ma petite fille ! Tu es étourdie tu sais Christine…

Elle posait une casserole de lait sur le feu, et sortait un gâteau du frigidaire. Puis elle s’asseyait avec moi, à l’angle de la table.

Elle me caressait les cheveux.

— T’as passé une bonne journée ?

Elle regardait un cahier, une copie corrigée, m’écoutait réciter un poème.

— C’est bien ma bichette.

Elle lisait mes rédactions, mes bulletins et mes appréciations avec sa main chaude sur la mienne.

— C’est bien, c’est très bien ma bichette.

Je caressais le dos de sa main. Ou je suivais avec mon doigt le parcours de ses veines. Je la retournais et je caressais la paume.

— Ah la la, ma petite bichette.

Elle me tapotait la main, reculait sa chaise pour s’occuper du lait qui montait sur le feu, puis elle le versait dans mon bol, en tenant la queue en bois d’une petite casserole.

— Je t’assure, tu devrais faire un concours de beauté des mains Maman. Tu le gagnerais. J’en suis sûre.

Elle riait.

— Pourquoi tu veux pas ? Pourquoi tu ris ?

Après, soit on sortait, soit elle me regardait déambuler dans les pièces avec du rouge à lèvres, des grandes jupes évasées qui lui appartenaient et des petits talons qui claquaient.

— Tu vois Christine qu’on peut être bien ici. Tu t’amuses bien. On est bien quand on est à l’intérieur. L’environnement on s’en fiche. L’extérieur est pas terrible, bon, mais l’extérieur c’est l’extérieur. On vit pas à l’extérieur.

Pour ne pas dire la zup, quand on lui demandait notre adresse, elle disait Cité Saint-Jean.

 

Juste avant la zup, il y avait une petite route qui partait vers la campagne. Elle était bordée de maisons individuelles. Chacune avait sa propre allée, dallée de pierre, semée de cailloux, droite ou sinueuse. Chaque porte d’entrée était différente de celle d’à côté par la couleur, la matière, un détail, une grille, une poignée ou un heurtoir. Elle choisissait sa préférée, moi la mienne, on marchait sur cette petite route en se donnant la main, en parlant d’avenir et d’endroits où vivre.

— Elles sont douces tes mains Maman.

— Ton papa aussi il me disait ça. Il disait que j’avais un fluide ! Il me donnait la main, il restait comme ça cinq minutes. Et puis il la retirait. Il disait que c’était pour avoir le plaisir de me la redonner. Il était un peu compliqué tu sais… Après il me la reprenait.

Elle le faisait en même temps pour que je comprenne.

— Elles sont chaudes. Et tellement belles !

— Tu es gentille ma bichette.

— Pourquoi tu veux pas faire un concours de beauté des mains ? Tu pourrais au moins te renseigner…

— Je crois pas que ça existe tu sais Christine.

Le samedi, je l’accompagnais dans les magasins. Elle entrait dans une cabine, je l’attendais sur un tabouret à l’extérieur. Elle en sortait, je la regardais puis je regardais le reflet dans la glace. La vendeuse disait :

— Ça vous va bien madame.

On se faisait des sourires dans le miroir.

— Comme vous êtes grande !

C’était systématique, les vendeuses lui disaient ça. De retour dans sa cabine, parfois elle rouvrait le rideau, et dans l’embrasure elle me faisait un clin d’œil.

On entrait dans des magasins de tissus, elle choisissait des matières et des couleurs pour des coussins, des nappes ou des divans. La commerçante froissait un échantillon entre ses mains, puis le lui faisait toucher. Mon avis comptait. Je le touchais aussi.

— Vous avez raison mademoiselle.

Dès qu’on était dans la rue, elle me complimentait. Je ne lui ressemblais pas physiquement, mais en matière de goût je tenais forcément d’elle. Pour le reste, j’avais la passion des langues et des voyages alors qu’elle ne supportait pas les gares.

— Un jour je t’emmènerais à New York maman.

— Et ton mari, qu’est-ce qu’il dira ?

— Il pourra venir avec nous.

— On verra ça dans quelques années…

— Quand j’irai en Amérique, tu viendras avec moi ?

— On n’en est pas là. Hein ? On verra. On en reparlera. Je parle pas anglais, déjà.

— Mais moi je parlerai anglais. Quand je serai en sixième je vais apprendre l’anglais.

— Il faudrait déjà que tu fasses moins de fautes à tes dictées en français, avant de penser à apprendre l’anglais.

— L’autre jour chez tata, avec Marie-Hélène on discutait, on parlait des mots qu’il y a dans le dictionnaire. Je lui disais qu’il y en avait tellement qu’on pouvait pas tous les connaître. Tu te rends compte, maman, tous les mots qu’il y a dans le dictionnaire !

— Ah c’est sûr.

— Et j’ai demandé à Marie-Hélène : « Est-ce que tu crois que les adultes ils les connaissent tous ? » Tu sais ce qu’elle m’a répondu ?

— Non.

— Elle a dit : « Oui mon papa il les connaît tous ! » Tu crois que c’est vrai ? Tu crois que tonton il connaît tous les mots qu’il y a dans le dictionnaire ?

— Non, il ne les connaît pas tous, et j’en connais sûrement plus que lui.

— Maman, je peux te parler de quelque chose ?

— Bien sûr !

— Tu sais parfois j’ai l’impression d’être un petit paquet.

— Un petit paquet ? Comment ça un petit paquet ?

— Ben, un petit paquet ! Un petit paquet que tu emportes avec toi, et que tu tiens par une ficelle. 

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que.

— Mais tu es pas du tout un petit paquet. Voyons. Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— Quand tu rencontres des gens dans la rue, que tu parles avec eux, et puis moi je suis là, j’attends.

 

À Jeanne-de-France, dans ma classe, je faisais partie d’un groupe de filles riches. Elles avaient des bonnes. Pour leur anniversaire, parfois, des domestiques en gants blancs servaient des orangeades et des boules de glace. Le mien approchait. Je ne voulais pas le fêter pour ne pas les faire venir dans le quartier. Elle m’a convaincue : je pourrai jouer dans son dressing avec mes invitées. On a ri dans la petite pièce noire, puis on a défilé avec ses jupes et ses chaussures. Ça s’est tellement bien passé que quand leurs mères sont venues les chercher, elles voulaient rester.

— Tu vois que ça s’est bien passé. On n’a pas besoin d’habiter dans un parc pour passer une bonne journée quand même.

Elles ont dit ensuite à toute la classe à quel point chez moi on s’amusait.

 

Elle triait ses vêtements aux changements de saisons. Elle se mettait devant le miroir de sa chambre en combinaison, et faisait des allers-retours entre sa penderie et son miroir, les bras chargés. Elle jetait les vêtements sur son lit. Elle les essayait un par un, les robes, les pulls, les jupes, en se demandant ce qui était démodé, ce qui ne lui allait plus, ce qui était encore bien… Assise sur le fauteuil de sa chambre, les jambes allongées et la tête appuyée au dossier, je donnais mon avis, jeter, donner, garder. Jusqu’à ce qu’elle dise :

— Bon allez. Ça suffit, j’arrête.

— Oh non maman s’il te plaît. Allez, encore un peu.

— Non Christine j’arrête là. J’ai des choses à faire. On va pas y passer la journée tout de même.

— Oh s’il te plaît !

 

Je me mettais sur ses genoux. Je calais ma tête dans son cou, elle refermait ses bras sur moi. Ou je me collais à elle, debout, les bras autour de ses hanches. Je restais comme ça, en la serrant. J’ajoutais des terminaisons au mot « maman ». Je le faisais durer dans ma bouche. Je jouais avec la prononciation. J’inventais des mots pour la désigner. Elle levait les yeux au ciel, et elle balançait la tête. Je l’embrassais beaucoup. Certains baisers portaient des noms. J’avais baptisé « bibi complet » celui qui commençait par le front, descendait sur les paupières, les joues, le menton et se terminait par un baiser sur les deux oreilles.

Souvent, elle me faisait rire. Je pouvais en perdre le souffle.

Je me mettais à califourchon, sur ses genoux, et elle baissait la tête menton sur la poitrine. Une fois bien installées, je tapais sur ses épaules d’un coup sec. Elle redressait alors la tête, comme si j’avais appuyé sur un bouton électrique. Et qu’elle était un pantin, répondant à un automatisme, le cou raide, les yeux fixes, avec une expression comique.

— Encore !

Elle rebaissait la tête, je retapais sur ses épaules, le coup devait être rapide et sec. On entendait le bruit du choc. Son expression devait être nouvelle chaque fois, et sa réaction devait être immédiate. Ça s’appelait « la tête ».

— Bon allez ça suffit là Christine.

Je lui racontais tout ce qui m’arrivait. Toutes les idées que j’avais. Toutes les pensées qui me traversaient. Le soir après le dîner, elle se massait les mains avec de la crème, assise sur le fauteuil en velours de ma grand-mère, elle me parlait d’elle, ce qu’elle ressentait, ses rêves, les projets qui ne se feraient peut-être jamais, les images qui la hantaient.

— Tu sais, Christine, un jour j’ai fait un rêve. J’y pense souvent à ce rêve. Je suis dans un tunnel, un très très long tunnel, et je marche. Je marche, et j’en vois pas le bout de ce tunnel. Comme s’il avait pas de fin. À un moment, j’aperçois une petite lumière. Tout au fond tout au fond. Très loin. Je marche encore. La lumière s’agrandit. Mais j’en sors toujours pas de ce tunnel. Tellement il est long. Je me dis « mais bon sang je vais jamais en sortir ». Et puis tout à coup : j’en sors. Et juste à ce moment-là, un bébé me tombe dans les bras. Et je sais que c’est toi.

Elle me parlait en faisant autre chose. En balayant, en repassant. Quand elle repassait, elle mettait de la musique. Parfois, tout d’un coup, elle posait le fer. Un morceau lui plaisait, elle avait envie de danser. Elle passait devant moi en souriant, en tournant sur elle-même. Et elle faisait des gestes de mains en l’air exagérés, les yeux brillants. Elle penchait la tête d’un côté, puis de l’autre.

— T’es gaie toi maman.

— Tu trouves ?!

— Oh oui ! Tu danses, tu chantes, tu ris. Oh oui maman. T’es gaie.

 

J’étais toujours avec elle, ou sur le point de la retrouver. Soit j’étais assise à côté d’elle. Soit je marchais à côté d’elle. Soit je l’attendais. Tout mon argent de poche passait dans les cadeaux que je lui faisais. Je pensais à la fête des mères longtemps à l’avance. La bijouterie Tranchant, avenue de la Gare, était la belle bijouterie de la ville. Une année, j’y ai repéré des boucles d’oreille dorées émaillées de noir. De l’extérieur on ne voyait pas le prix. L’étiquette était retournée. Je suis entrée, la vendeuse a plongé la main dans la vitrine et m’a donné un chiffre. Après, j’ai couru en pleurant jusqu’à la gare routière. J’ai pris mon bus. Arrivée à la zup, j’ai traversé le terrain vague en courant. J’ai monté les sept étages en larmes, et j’ai sonné à la porte.

— Mais qu’est-ce qui t’arrive Christine ?

Je suffoquais.

— Mais enfin qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu quelque chose ? C’est quelque chose qui s’est passé à l’école ?

Je lui ai raconté.

Elle m’a prise dans ses bras. J’ai accroché mes doigts derrière sa nuque, et j’ai posé ma tête sur sa poitrine. Elle caressait mes avant-bras et mes poignets.

— Il est là mon plus beau collier. C’est les deux bras de ma petite fille.

Elle a caressé ma tête, mes cheveux, et de nouveau mes bras noués.

— C’est mon plus beau collier. Un plus beau collier ça n’existe pas.

— Maman…

— Quoi ma biche ?

— Tu sais je… je…

— Quoi ma bichette ?

— Maman. Je. Je voudrais te dire quelque chose Maman.

— Oui ma biche.

— Tu sais maman je t’aime plus, beaucoup plus, mais beaucoup beaucoup plus, que les autres petites filles aiment leur maman.

 

Un matin, tôt, des bruits de pleurs sortaient de ma chambre, elle était encore couchée, elle s’est levée. Je sanglotais dans mon lit.

- Qu’est-ce qui se passe Christine ?

Je ne répondais pas.

— Mais qu’est-ce qui se passe enfin voyons ?

Je m’essuyais les yeux avec le drap.

— Mais parle-moi. Mais enfin veux-tu me dire ce qui se passe ? Christine enfin voyons… Dis-moi.

— J’ai fait un mauvais rêve.

— Qu’est-ce que t’as rêvé ma bichette ?

— Ben… j’ai rêvé que… j’étais dans la chambre de la rue de l’Indre… Et…

J’ai avalé ma salive.

— J’étais dans mon petit lit… sous la fenêtre… Et dans le grand lit, il y avait les autres enfants de mon papa… Et…

Je me suis tue de nouveau.

— Essaye de me dire ma bichette.

— Et mon papa… eh ben…

— Dis.

— Il est entré dans la chambre, pour nous dire au revoir, mais ses joues… Les joues de mon papa…

Les sanglots ont redoublé.

— Calme-toi. Calme-toi Christine. Doucement. Raconte-moi doucement.

— Eh ben…

— … Dis-moi doucement. Calme-toi.

— Ben mon papa il avait… tu vois en fait… Tu vois les brosses à cheveux comme celle qu’a Marie-Hélène ? Avec des gros piquants. Bon, ben lui, il avait une joue toute lisse, et son autre joue…

J’ai mis un long temps avant de continuer.

— … elle était hérissée de piquants. Comme sur les brosses à cheveux.

— Viens t’asseoir là. Viens. Viens sur mes genoux.

— Il est pas fini maman mon rêve…

— Continue ma bichette.

— Il va voir ses enfants, il se penche vers eux, pour leur dire au revoir, et il les embrasse avec sa joue lisse…

Mes sanglots ont repris.

— Et puis après… Après il est venu de mon côté. Et à moi maman… À moi il m’a donné un coup de piquants.

J’ai hurlé.

— C’était un cauchemar ma Christine. C’est fini. C’était un vilain rêve. C’est fini maintenant. Viens. Fais-moi un bisou. C’est passé. Hein ? Dis. C’est passé ? C’est pas la réalité ça. Tu le sais, c’est un rêve. Ça n’existe pas. C’est quelque chose qui n’existe pas ça ma bichette. C’était juste un mauvais rêve. C’est fini maintenant. Viens là que je fasse un bisou sur ta petite joue.

 

Je m’intéressais au nombre de langues que mon grand-père parlait, et aux voyages qu’il avait faits. Elle me répondait avec une certaine indifférence, puis elle ajoutait :

— Il a une très haute opinion de lui-même, tu sais. « Nous les Schwartz ! »… je me souviens il disait ça : « Nous, les Schwartz ! »

Un jour il est venu m’attendre à la sortie de l’école. Et il a pris le bus avec moi. Elle a été surprise de le voir quand elle est rentrée le soir. Après le repas, il s’est mis de profil, il m’a dit de bien le regarder. Je devais observer la courbe qui allait de sa nuque au sommet de son crâne et constater qu’elle était galbée.

— Il existe deux types de crânes. Brachycéphale et dolichocéphale. Brachycéphale c’est quand la ligne est droite. Dolichocéphale quand elle est marquée, comme chez moi.

En creusant la main, il a dessiné une ligne arrondie dans l’air, et il s’est remis de profil pour que je vérifie.

— Tu vois ? Chez les femmes ça se voit moins. À cause de la coiffure. Mais ta mère aussi est dolichocéphale. Et toi, fais voir… Oui. Toi aussi.

Elle a dit à Nicole après :

— Il a été chercher Christine à Jeanne de France… ben oui il avait pas l’adresse, quand on a déménagé, je lui ai pas dit où on allait. Il m’en a tellement fait voir quand j’ai vendu la maison, soi-disant que j’avais tout empoché. Je peux pourtant pas lui dire que j’ai donné la moitié à Didi !

Ma grand-mère avait emporté son secret dans sa tombe. Et elle estimait que ce n’était pas à elle de le dévoiler.

 

Elle me parlait des hommes avec qui elle aurait pu se marier. Charlie, le fiancé de ses seize ans, était gentil, attentionné. Il lui faisait toujours des petits cadeaux. Son regard décrochait comme si elle regardait la vie qui aurait été la sienne si elle était restée avec lui. Puis elle me parlait d’un autre.

— Il était très intéressant Jean Dubois. Il faisait plein de trucs. Il voulait faire du journalisme. À son âge il avait déjà beaucoup voyagé. Il était bien physiquement. Il était grand. On avait de l’allure tous les deux, quand on dansait.

Elle l’avait rencontré à un bal de société.

— Il y en avait pas beaucoup des types comme lui à Châteauroux. Et c’était un type très intéressant. Il était pas banal Jean Dubois. Par rapport aux autres, il tranchait.

— Tu connaissais déjà mon papa ?

— Pas encore. C’est bête hein, Jean Dubois je le trouvais trop jeune pour moi, il avait trois ans de moins. C’est pourtant pas grand-chose. Mais à l’époque c’était comme ça. Tu sortais pas avec un garçon qui était plus jeune que toi.

— Et après mon papa, t’as connu un autre monsieur ?

— Je suis restée attachée à ton papa très longtemps. Les femmes étaient moins libres qu’aujourd’hui. C’était pas facile, tu sais. J’avais rencontré quelqu’un à la plage de Belle-île, un an ou deux après ta naissance, mais Mémé m’a fait comprendre que, vis-à-vis des voisins, ça la gênait. « Pense à moi » elle m’avait dit. Quand tu sortais avec un homme, et que tu étais pas mariée, tu sais, dans ces années-là, t’étais une moins-que-rien.