L’appartement était situé aux Chatillons, une zone périphérique au Nord de Reims, à proximité du village de Cormontreuil, au sein d’un ensemble de HLM dont la construction remontait à deux ou trois ans. Les HLM proprement dits étaient groupés au cœur de la cité. Et, dans des petites poches un peu excentrées, des petites tours, ventrues, un peu massives, reconnaissables à leur façade carrelée plus ou moins mordorée, contenaient sur un maximum de huit étages des appartements dont le loyer était plus élevé, et pour l’obtention desquels les revenus pouvaient dépasser le plafond autorisé. Un trois-pièces nous avait été attribué au cinquième de l’une d’entre elles. Ces petites tours étaient mieux entretenues que le reste de la cité, elles étaient entourées de pelouse, mieux finies, les boîtes aux lettres étaient en bois foncé et les poignées de porte en acier. Quand on est arrivées, l’impression n’a pas été négative.
« Chère Rachel,
J’ai été heureux d’apprendre par Christine l’adresse de l’appartement que vous avez trouvé. J’ai hâte d’aller vous voir. Christine a dû te dire que je pense pouvoir prendre quelques jours de congé dans la semaine du 25 février. Ce serait pour moi une grande joie de passer quelques jours avec vous si tu n’y vois pas d’inconvénient. Mon dernier séjour à Châteauroux m’a laissé un très beau souvenir, je le dois aussi bien à Christine qu’il est merveilleux d’apprendre à connaître, qu’à toi qui as si bien su défendre ta cause, avec toute ton intelligence et ta sensibilité qui sont grandes, et qui a été si gentille avec moi. Il m’arrive de regretter une réponse que je t’ai faite parce que je la croyais vraie, et qui t’a peut-être blessée. Je la regrette, parce qu’elle t’a peut-être blessée, et aussi parce qu’elle n’est peut-être pas vraie. Sois heureuse. Je te baise les mains. Écris-moi.
Pierre
Est-ce que Christine aura congé la semaine du 25 février ? »
Elle ne se posait pas la question de savoir si elle bien ou mal aux Chatillons. Ses préoccupations étaient de rembourser un emprunt à sa banque, et de s’installer dans son poste. Elle était responsable du personnel. Les quatre employées du service, dont l’une avait été candidate à la fonction qu’elle exerçait, étaient en guerre contre elle. Il y avait tous les jours un désaccord, un refus de faire ce qu’elle demandait, une arrivée sans dire bonjour, un départ sans dire au revoir, un propos désagréable et même une fois dans un couloir une remarque sur sa judéité lancée à la cantonade.
— Rachel Schwartz, c’est pas un nom juif ça !!??
Nicole l’avait prévenue, il faudrait ne pas se décourager. Et pendant les six premiers mois se battre contre l’envie de rentrer.
« Chère Rachel,
Ton stage à Nancy, s’il est confirmé, va compliquer notre rencontre, il a lieu précisément la semaine où je serai libre. J’ai pris des jours de congé exprès pour venir vous voir. Je pourrai être à Reims le mercredi 27 février, et rester quelques temps, le 28, le 1er, peut-être le 2, je pourrais repartir le 3. L’essentiel est que je connaisse le plus rapidement possible ton organisation. Si ton stage est confirmé, préfères-tu que je vous rejoigne à Nancy ? J’ai hâte de voir venir le 27.
Je souhaite que tu t’adaptes vite et sans trop de mal à ta nouvelle situation. Je suis certain que tu y parviendras, et ne tarderas pas à retrouver une vie agréable. J’en suis certain parce que la réussite dépend moins des circonstances que des hommes et que, par conséquent, tu réussiras. Je suis impatient d’apprendre de toi les détails de votre installation et de tes débuts dans ton nouvel emploi. Sache bien que je pense à toi.
Pierre »
Pour mes quatorze ans, j’ai reçu un paquet qui venait de Châteauroux. Mes amies m’envoyaient un rond de serviette en argent avec un C stylisé, qui venait de la bijouterie Tranchant, et un livre sur l’adolescence, Virginie a quatorze ans.
Fin février, mon père est venu m’attendre à la sortie de l’école. J’avais une nouvelle amie, Véronique, je lui ai dit :
— Je t’attends pas. Mon père vient me chercher, j’y vais. À lundi !
Il fumait le coude posé sur la vitre ouverte de sa voiture, une 604 Peugeot bleu clair, il en avait changé. On est allés aux Chatillons. Je lui ai fait visiter l’appartement. Ma mère est rentrée quelques heures plus tard.
— Maman maman. Viens, viens. Viens. Viens je vais te faire un bibi complet…
Elle s’est laissée tomber sur le canapé, je me suis agrippée à elle, et pendant que je l’embrassais selon les règles du bibi complet, il lisait Le Monde assis près de la porte-fenêtre. Les pages, largement dépliées sur la table ronde juponnée, recevaient encore à cette heure-là un peu de lumière naturelle. Son fauteuil était dos au balcon et proche du canapé. Rien n’était loin. La pièce n’était pas grande. Pendant que j’embrassais le front, les paupières, les joues, le nez, le menton et les oreilles de ma mère, elle a entrevu un regard de lui. Il a levé les yeux par-dessus son journal. Ç’a été fugace. Ça n’a duré qu’un instant. Mais elle a eu l’impression que ce regard contenait quelque chose de désagréable. Elle n’aurait pas su dire quoi, c’était une impression. Ça pouvait être une projection de sa part. Elle l’a balayée.
Il a posé son journal, et s’est levé :
— Ta journée s’est bien passée ?
Les meilleurs restaurants de la région se trouvaient à l’extérieur de la ville, mais le Continental, à l’angle de la place d’Erlon et de l’Esplanade, était dans son guide et paraissait agréable. Après avoir monté huit ou dix marches, on est arrivés dans une grande salle en rotonde, entièrement vitrée, qui surplombait la place. Il s’est assis dos à la baie, et nous en face. Derrière lui on voyait le feuillage des arbres.
J’ai pris des crevettes roses en entrée, puis du saumon fumé. Ils ont pris des belons. Ensuite il a pris un Châteaubriand à la béarnaise et elle un faux-filet. La viande était accompagnée de frites, fines, bien grillées.
— Oh qu’est-ce qu’elle est bonne, Pierre, cette viande !
Il en a coupé un morceau et l’a mis dans sa bouche.
— Humm.
Il a fermé les yeux pour mieux l’apprécier.
— Elle est bonne hein Pierre ! ?
— Humm !... Ah oui. C’est rare une bonne pièce de viande. Humm !... Comme celle-ci. Bien tendre. Humm !...
— Une bonne entrecôte c’est délicieux. Elle est très bonne ici la viande Pierre. Tu nous as amenées dans un excellent endroit. C’est un peu abondant, mais vraiment très bon.
— Ce qui me manque en Alsace, moi, ce sont les fruits de la mer. Je ne mange jamais d’huîtres à Strasbourg, tu sais !
— Alors que tu aimes tant ça !
— Oui, mais la fraîcheur des huîtres qu’on trouve là-bas n’a rien à voir avec celles qu’on trouve à Paris, ou même ici, c’est beaucoup trop loin des ports de pêches. En Allemagne non plus je ne prends jamais de poisson.
Il nous a interrogées sur notre installation, notre isolement dans la ville, ses difficultés au bureau, les études que j’envisageais, mon école. On a pris un dessert. Les profiteroles étaient la spécialité de la maison. On a poussé des cris en les voyant arriver, puis on est retournés aux Chatillons. Elle a mis des draps dans le divan du salon.
Le lendemain matin, ils n’avaient pas été dépliés. Il était dans la cuisine, et prenait son petit-déjeuner.
Elle sortait de la salle de bains.
— Qu’est-ce qui se passe Christine ? Ça va pas ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Je pleurais.
— Mais Christine voyons. Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui va pas ?
— Rien.
— Mais si voyons.
— Rien maman. Je t’assure. C’est juste que ça m’a fait drôle de voir que vous avez dormi dans la même chambre. Comme hier tu avais mis des draps dans le divan… je pensais pas…
— Ça t’ennuie ?
— Non.
— Tu es sûre ?
— Oui.
— Pourquoi tu pleures alors ? T’es sûre que ça t’ennuie pas ?
— Oui oui. C’est normal. Ça m’ennuie pas. C’est normal un papa et une maman qui dorment ensemble. C’est juste que j’ai pas l’habitude.
Elle est partie travailler.
Une grande enveloppe, postée de Strasbourg, est arrivée quelques semaines plus tard. Elle contenait la copie de l’acte notarié par lequel je figurais sur la succession. Il y avait l’état civil complet de mon père avec la date de son mariage. Celle-ci était postérieure de six mois à la visite à Châteauroux qui s’était terminée par « maintenant tu t’en vas ». Qui l’avait fait tant pleurer la fois où il lui avait dit qu’il était marié. En fait il mentait.
« Chère Rachel,
Les nouvelles que tu me donnes de ton état psychologique m’attristent. J’aurais pensé que tu surmonterais plus facilement la difficulté du début. As-tu demandé et obtenu une entrevue avec ta direction comme je te l’avais conseillé ? En tout cas, ta décision de rester à Reims me paraît aussi la bonne à première vue.
Ce ne sera pas une consolation pour toi de savoir que j’ai des ennuis, mais ce sera peut-être une bonne raison de donner moins d’importance aux tiens. À la suite de troubles digestifs, j’ai dû consulter le médecin, qui a diagnostiqué une atonie de la vésicule biliaire, et prescrit un régime alimentaire (pas très rigoureux). Je ne crois pas que ce soit grave. Mais je ne serai pleinement rassuré qu’une fois connu le résultat des analyses auxquelles je vais devoir me soumettre. J’attends donc la fin du mois d’avril avec un sentiment d’incertitude, ce qui est toujours désagréable.
Quant aux petits mensonges, chère Rachel, il faut les compter pour rien à côté des bonnes grosses vérités. Ils arrivent quelquefois dans la conversation comme des formules de politesse, et il ne faut pas leur accorder plus d’importance. Est-ce que tu n’en commets pas toi, tiens, par omission par exemple ?
Je pense beaucoup à toi dans cette période difficile, et je serais heureux de pouvoir te réconforter. En tout cas je vais essayer de venir vous voir. C’est une chose à laquelle je pense tous les jours.
Je me souviens.
Pierre »
Il lui a proposé de lui verser une sorte de pension alimentaire. Cent cinquante francs par mois. Elle a accepté le montant sans discuter. Elle recevait le chèque au courrier. Il venait me voir régulièrement, il me prenait à la sortie de l’école, on partait pour le week-end le soir-même, ou le lendemain. S’il avait mal à la tête, il prenait une chambre. Il avait ses habitudes à l’hôtel de La Paix. Au premier étage, le restaurant avait une immense cage à oiseaux, sur tout un pan de mur. Une volière qui décorait la salle. C’était très gai. On dînait avec le pépiement en fond sonore, et la vue des oiseaux qui sautillaient d’une petite branche à l’autre. Le matin on partait. Le lendemain il me ramenait en voiture, ou il me laissait dans une gare et je prenais le train.
— Tu embrasseras ta maman pour moi !
Elle avait été seule tout le week-end. Elle avait fait un tour en ville et était allée voir un film. Le reste du temps, souvent, elle avait pleuré seule dans l’appartement. Elle se raccrochait à une phrase de Paul Guth, qu’elle avait découpée des années plus tôt dans La Nouvelle République : « Certains fours préparent de lointaines victoires. » Qu’elle avait mise dans son portefeuille. Il y avait d’autres petits papiers soigneusement pliés dans le soufflet. Un autre découpé le jour de ma naissance : « Les enfants nés aujourd’hui auront une belle intelligence, une nature généreuse et altruiste, mais assez indisciplinée et prompte à la révolte, ou à la colère. Ils peuvent réussir dans des recherches originales et des travaux personnels. Forte ambition. »
Elle avait perdu dix kilos. La seule jupe qui lui allait était beige, plaquée sur le ventre, avec un pli creux sur le devant. Les autres flottaient sur ses hanches.
Sa chambre et la mienne étaient séparées par une cloison, à laquelle la tête de nos deux lits était collée. Le soir, avant d’éteindre la lumière, je tapais trois petits coups dans le mur, elle répondait par trois petits coups identiques.
Le balcon était au Nord, et donnait sur une rocade. Le grondement des voitures était permanent et montait jusqu’à notre étage. Il y faisait froid. Il y avait du vent. On ne l’utilisait jamais. La nuit, parfois, elle se relevait. Elle enfilait sa robe de chambre, et accoudée à la balustrade, elle regardait passer les voitures en pleurant. Si elle était restée dans sa chambre, vu la minceur de la cloison, le bruit des sanglots m’aurait réveillée, sur le balcon ils étaient étouffés, et se mélangeaient à la masse sonore qui montait de la rocade. Mais j’entendais.
— T’inquiète pas, va te recoucher ma bichette. Ça va aller. C’est l’adaptation. Ça va passer, recouche-toi. Allez Christine, retourne dans ta chambre. Allez, va. Il faut que tu dormes. Demain il y a école.
Le premier hiver a été très froid. Le matin, sur le parking, on grattait le givre sur les vitres de la voiture. Pendant le quart d’heure que durait le trajet jusqu’au centre-ville, on discutait.
— Tu te rappelles quand tu me disais : « T’es gaie toi maman » ?
— Oui.
— Ben j’espère que je le redeviendrai un jour.
— Moi aussi maman.
— Il faut qu’on tienne. Hein ma bichette ! ? Il faut pas se décourager.
— Oui maman.
— Ça va aller. Hein ? Il faut juste qu’on tienne.
Le soir, je rentrais en bus, ou j’allais l’attendre à la sortie de la Caisse. Elle était presque toujours en retard, je finissais souvent accroupie sur le trottoir.
Il y avait une grande Maison de la Culture au cœur d’un ensemble culturel et sportif. Cet ensemble était composé d’une MJC, d’une patinoire et d’une piscine olympique. La salle de théâtre faisait cinq cents places, la discothèque était tapissée de liège, chaleureuse, le plafond était bas, il y avait un ciné-club, plusieurs murs d’exposition dans la mezzanine et les coursives, la cafétéria se trouvait au niveau du jardin, et se prolongeait par une terrasse ouverte en été. Le bâtiment était en briques claires. Il s’enroulait comme un escargot. Un dimanche après-midi, on a décidé d’aller voir une pièce.
— C’était formidable maman.
— On a passé un bon dimanche hein ! ?
— C’était génial.
— Il n’y a pas ça à Châteauroux. Il faut qu’on tienne ma bichette, on va y arriver.
On dînait face à face dans la cuisine, elle dos à la fenêtre, moi dos à la pièce. On mangeait des endives aux jambons, des gratins de pâtes, des tomates farcies, des filets de poisson. En souvenir de mon enfance, elle me faisait un gâteau à la Floraline de temps en temps. On regardait la télévision. On écoutait de la musique. Catherine Lara venait de sortir son premier disque. Il y avait une petite chauffeuse face à l’électrophone dans un coin du salon, sur laquelle je m’asseyais.
— « Avant le petit jour après la grande nuit
Quand on a fait l’amour et quand on s’est tout dit
On se dit à bientôt on se dit à jamais
Dans un mois dans un an
Quand nous reverrons-nous
Mais qu’il est loin le temps
Mais que l’amour fut doux »
Elle a traversé la pièce.
— Oh oui ça ! Que l’amour fut doux. Mon Dieu. Mon Dieu oui. Que l’amour fut doux. Oui. Oh oui.
Elle s’est assise dans le canapé, elle a pris son tube de crème, elle a commencé à se masser les mains. Les paumes, les doigts, un par un, de la naissance des poignets jusqu’au bout des ongles, en tirant sur ses doigts. Après la fin du morceau, elle a continué de chantonner. Sa jupe remontait sur ses cuisses. Sa chair s’écrasait sur les coussins.
— Tu as les cuisses toute molles maman.
— Je t’en prie dis donc. Tu verras, toi, comment elles seront les tiennes quand tu auras mon âge.
Elle avait quarante-trois ans.
Ce qui expliquait la couleur jaune de la cathédrale était le sol crayeux de la région, nous avait-on dit. Et c’était aussi ce qui rendait le vignoble exceptionnel. Les vignes étaient ramassées sur une petite colline appelée « la montagne de Reims ». Les coteaux en étaient couverts à l’exception d’une petite forêt sur le versant ouest, « les faux de Verzy ». C’était une variété d’arbres dont le tronc était tordu, un croisement entre chêne et hêtre, qui ne poussait qu’à l’intérieur de ce petit périmètre. Les allées étaient jonchées autant de glands que de feuilles de hêtres. Il y avait une autre promenade possible, dans la ville, le long du canal. Un chemin de terre suivait le courant jusqu’à une écluse. Des immeubles, avec des petits balcons en bois, bordaient l’eau. Ils faisaient partie d’un ensemble résidentiel qui montait jusqu’à la basilique.
— J’en ai marre moi, on fait rien, on s’ennuie. C’est pas intéressant ! Quel ennui. On est là, comme ça. Qu’est-ce que c’est ennuyeux ! Qu’est-ce qu’elle est pas intéressante cette vie ! Je m’ennuie moi ici. Quel ennui !! Mais quel ennui ! On parle jamais de rien. De rien d’intéressant. J’en ai marre de cette vie moi.
— Excuse-moi Christine, je peux pas t’offrir plus que ce que je t’offre. On est allées se promener, on est allées au cinéma. Je peux pas faire plus. J’avoue. J’ai mes limites. J’ai pas le salaire de ton père, ni sa culture, je le regrette. Crois-le bien. Et je ne suis sûrement pas aussi intéressante que lui, je te l’accorde. Je voudrais bien moi aussi pouvoir t’offrir des choses qui t’intéressent.
Passé le stade de la découverte, notre face à face est devenu difficile. Je restais dans ma chambre jusqu’à l’heure du dîner. À table, le plus souvent, on se taisait. Ou on se disputait. Si je rentrais d’un week-end avec mon père, je le lui racontais.
— Je voudrais retenir tout ce qu’il me dit. Tout. Tout ce que j’apprends, tout ce qu’il m’explique. C’est tellement intéressant. Si seulement je pouvais tout retenir ! Je retiens même pas la moitié, je retiens… un quart peut-être, même pas, un dixième.
Au bureau on lui faisait la guerre, entre nous c’était difficile, elle n’avait pas d’amis, personne à qui parler à part son médecin généraliste.
— C’est difficile docteur… ma fille est à l’âge de l’adolescence…
— Qu’est-ce qui est difficile madame ?
— Oh, un ensemble de choses. On a perdu notre entourage, déjà. Bon, c’était un entourage familial. Il était peut-être pas parfait, mais c’était un entourage intime. Protecteur. Ici on n’a personne. On n’a aucun contact un peu familier. Les gens avec qui je travaille… mais ça reste très extérieur. Je peux même pas dire que c’est des relations. C’est très superficiel. Je n’ai personne chez qui je peux passer par exemple. Ou même à qui je pourrais téléphoner. J’aurais besoin de parler quelquefois voyez.
— Bien sûr.
— J’élève ma fille toute seule depuis qu’elle est née. C’est un grand bonheur mais c’est pas toujours facile. Là, elle vient de rencontrer son père. Ça me soulage un peu. Mais c’est compliqué. Bon. C’est un homme très cultivé, qui lui apporte beaucoup de choses. À côté, moi, je lui apporte plus rien. Et elle en a marre de sa mère.
Elle lui décrivait une évolution. C’était l’adolescence. Une évolution normale. L’adaptation à la ville rendait les choses difficiles. Elle n’arrivait pas à reprendre de poids. Elle dormait mal. Elle reconnaissait qu’elle donnait des signes de dépression. Elle avait l’air triste, et la voix calme.
— C’est sûr que je ne peux pas lui apporter ce que son père lui apporte. Ce que je lui apporte ne lui suffit plus, je le comprends. Alors il y a un phénomène de rejet. C’est normal. Mais, c’est dur à vivre.
— Vous dites que vous le comprenez madame ?
— Oui. Je le comprends.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’est-ce que vous comprenez ?
— Je trouve ça normal d’une certaine façon. Et je dirais même, je l’accepte.
— Pourquoi l’acceptez-vous ?
— Son père est quelqu’un de très instruit. Beaucoup plus que je ne le suis. Ils ont beaucoup de goûts en commun. Pour ma fille, forcément, c’est intéressant. Je trouve ça normal. Elle en a été privée. Elle est attirée par ce qu’il lui apporte. Je le comprends. Et je comprends que, à côté, ce que moi je peux lui apporter c’est pas grand-chose. Je l’accepte. Oui. Je suis bien obligée de l’accepter de toute façon. Vous pensez que j’ai le choix docteur ?
— Je ne sais pas, peut-être.
— Non docteur. Je ne crois pas. Il y a une séparation qui a lieu, c’est sûrement inévitable. Qu’est-ce que je peux faire ? Je ne vous dis pas que j’en souffre pas hein… Je pense pas être quelqu’un de bête, vous savez docteur. Mais j’ai pas la culture de son père. C’est sûr. Les discussions qu’on a toutes les deux sont plus simples. Sans doute. On a été très proches, vous savez, ma fille et moi. Ça fait un gros changement. Elle s’ennuie pas avec lui et c’est bien. Avec moi maintenant elle s’ennuie. Bon, je comprends. Ça me fait de la peine, je vais pas vous dire le contraire.
— Elle le voit souvent son père ?
— Régulièrement oui, j’en suis heureuse d’ailleurs, c’est pas la question. Je trouve formidable qu’il puisse lui apporter tant de choses. Il l’ouvre sur un monde qu’elle aurait jamais connu, et c’est son père. Ça sera important pour elle cette ouverture plus tard. Il lui apporte une ouverture sur énormément de choses. Que je ne connais pas. Et comme ce sont des choses qui l’intéressent. Forcément…
Parfois, mon amie Véronique m’invitait. Elle était la fille d’un viticulteur de Verzenay. La maison valait à sa mère d’être appelée la châtelaine. Il y avait trois étages d’habitations, un hangar, qui abritait un pressoir, et un joli jardin à l’arrière. Des rosiers grimpaient sur la façade, autour de l’escalier, les roses formaient une sorte de dai au-dessus du perron. Elle avait aperçu mon père plusieurs fois, elle en était curieuse. On s’intéressait aux mêmes choses, la littérature, le théâtre et les langues. Ma mère venait me chercher en fin de journée, ses parents l’invitaient à s’asseoir dans le salon, lui offraient une coupe de Champagne, et lui expliquaient pourquoi la forme tulipe du verre, qu’elle tenait entre ses doigts, permettait aux arômes de se diffuser et aux bulles de monter.
On nous aurait vues, le soir, dans la cuisine, on n’aurait pas pu imaginer à quel point je l’avais aimée. Il n’y avait plus d’intimité entre nous. On était à couteaux tirés. Si elle faisait une faute de grammaire, je pinçais la bouche, et mon corps se raidissait sur ma chaise. Si elle en faisait une deuxième, sur un ton coupant je la corrigeais.
Le lendemain, dans la voiture, ça continuait sur un nouveau sujet.
— Mais enfin Christine, arrête de me bousculer comme ça tout le temps. Pourquoi tu me dis des choses qui me font mal comme ça ?
— Mais c’est vrai quoi, je suis désolée ! On n’est pas une famille.
— Mais si ! On est famille.
— Deux personnes, c’est pas une famille, je regrette.
— Je ne suis pas d’accord pour que tu dises qu’on n’est pas une famille. On est une famille de deux personnes, mais on est une famille. Qu’est-ce qu’on est alors si on n’est pas une famille ?
— Une famille c’est pas ça. Pour moi en tout cas, on n’est pas une famille. Je regrette. C’est la vérité. Je vois pas en quoi c’est un problème de le dire. Tu ne peux pas m’obliger à penser qu’on est une famille. J’ai le droit d’estimer qu’on n’est pas une famille quand même. Et j’ai le droit de le dire.
— Oh toi, toi, bien sûr, t’as le droit de tout.
— On est une mère et sa fille, voilà, c’est tout. Deux personnes dans une maison c’est pas une famille. Je suis désolée.
Ses larmes se mettaient à couler.
Elle se taisait.
— Je suis désolée, c’est une évidence. Pas la peine de pleurer.
Mon père ne passait plus à la maison. Quand il me ramenait, il me déposait sur le parking. Je prenais l’ascenseur, j’arrivais au cinquième, et je sonnais à la porte. Elle ouvrait. Je ne souriais pas. Je ne lui sautais plus dans les bras. Je lui faisais deux bises rapides dans l’entrée. J’avais l’air énervée comme si je reprenais ma vie avec elle à regret.
Pour les fêtes on allait à Châteauroux.
On décidait d’aller revoir la rue de l’Indre. On entrait dans le chemin. On arrivait au niveau de la maison. Les nouveaux habitants avaient construit un mur. On ne voyait rien. On voyait la fenêtre de la cuisine, parce qu’elle donnait dans le chemin. On ne voyait pas le jardin. On se mettait sur la pointe des pieds. On apercevait le haut des arbres. À la Toussaint, on allait au cimetière. On fleurissait la petite tombe grise de ma grand-mère. La sienne était enterrée dans le même caveau. Elle s’appelait Marie. Elle ne savait ni lire ni écrire. À dix ans, elle avait été travailler dans une exploitation agricole de la région comme fille de ferme. Elle en avait été chassée cinq ans plus tard enceinte du propriétaire. Elle était rentrée à Châteauroux. Elle s’était mariée. Son mari avait reconnu ma grand-mère. Malgré son analphabétisme elle était respectée. C’était une femme sur les pieds de laquelle il ne fallait pas marcher. Elle et son mari tenaient aux Halles une boucherie chevaline. Ils avaient acheté le 36 de la rue de l’Indre. Ils possédaient tout de la rue à la rivière. Ils vivaient dans la maison à la tourelle, et percevaient le loyer de quelques locataires. Ma grand-mère était partie à Paris à vingt ans. Elle avait travaillé dans une maison de mode où elle avait été couturière puis mannequin cabine. Elle avait dû rentrer à cause d’une congestion pulmonaire. Elle avait rencontré mon grand-père un premier janvier dans un bal de société, et en est tombée éperdument amoureuse.
Un journal gratuit atterrissait à Reims dans toutes les boîtes aux lettres. Il donnait le programme des spectacles, et publiait plusieurs colonnes d’annonces dont une intitulée « rencontres ». Et elle achetait toujours Le Chasseur Français. Une annonce lui a plu. Elle est allée voir l’homme à Paris, et elle est revenue enchantée. Une deuxième visite était programmée. Au retour, elle pleurait. C’était un dimanche soir, je rentrais, j’avais vu mon père, elle était assise sur le fauteuil, près du balcon, dos à la lumière.
— Tu veux que je te dise ? Ben tu vois, la vie c’est une vraie vacherie !
Quelques jours plus tard, dans le journal gratuit de ville, une annonce a retenu son attention : « Antiquaire aimerait constituer groupe d’amis ».
Les réunions avaient lieu au-dessus du magasin. On s’y tutoyait. Un groupe de cinq à six personnes s’y retrouvait. Une femme d’origine flamande qui vivait seule avec ses deux filles. Un ingénieur chimiste qui travaillait dans une usine de détergents. Mauricien, il sortait avec une fille blonde aux yeux bleus et à la peau de bébé, il s’appelait Marc et la fille Amandine. Un employé d’assurance qui s’intéressait à la culture. Il adorait rire, il avait vingt-sept ans, un petit zozotement, des théories sur tout et des yeux vifs.
— Tu as un beau pantalon en velours dis-moi Rachel ! C’est beau ce velours marron, mat. C’est mystérieux, envoûtant, profond. Je cherche une veste en velours bleu marine, moi. Et je n’en trouve pas. Je veux que ce soit un velours lisse, brillant.
— Tu disais que tu aimais le velours mat ! ?
— Le velours marron ! Oui ! Doit être terne, opaque, éteint, mystérieux, profond. Mais le bleu marine, surtout pas. Le velours bleu marine doit être étincelant, brillant, comme l’eau. Excusez-moi, je change de sujet, cette semaine j’ai vécu une expérience assez traumatisante. J’ai rencontré par hasard dans la rue une fille que j’ai très très bien connue, j’avais appris qu’elle s’était mariée, je ne l’avais pas revue depuis, je gardais le souvenir d’une fille très agréable, qui avait un postérieur… disons… sympathique ! Eh bien quand je l’ai revu, on aurait dit une bassine à frites.
L’antiquaire :
— Oh !... Régis !
Ensuite, le groupe s’est réparti dans trois voitures en direction des faux de Verzy. On s’est baladés, elle m’emmenait parfois. Et on est rentrées juste avant l’heure du dîner.
— Il est pas mal comme type Marc je trouve ! Il est un peu jeune pour moi c’est dommage, je le trouve bien. J’aime bien moi ce genre d’hommes, mais, il est un peu jeune…
Il avait dix ans de moins qu’elle.
— De toute façon il est avec Amandine non ?
— Je dis ça comme ça, vu mon âge ce serait ridicule de toute façon. Je vais pas lui faire des avances. Si je l’intéressais, en revanche, je dirais peut-être pas non.
Un dimanche après une balade, Marc nous a raccompagnées à la maison, il avait une Ford Taunus bleu métallisé. Il est monté avec nous dans l’appartement. On s’est assis tous les trois dans le salon.
Un petit livre traînait sur la table basse…
— Tiens tiens… le Scorpion !
— Oui Marc, je suis Scorpion, et je m’intéresse à l’astrologie. Tu trouves ça bête ?
— La femme Scorpion et l’amour, tiens tiens…
— Qu’est-ce que tu veux Marc, ça m’intéresse. C’est sûrement idiot, mais bon. C’est ridicule hein !?...
— Pas du tout. Au contraire. C’est très intéressant. Voyons voyons… La femme Scorpion est sentimentale….
— Mmm… Hhououi.
— La femme Scorpion est souvent frigide…
— Non…
— Ou nymphomane.
— Non plus.
J’étais assise à côté d’elle sur le canapé. Il était sur le fauteuil d’en face.
Mon père m’a proposé de venir passer une semaine à Strasbourg. Ses enfants ne connaissaient toujours pas mon existence, mais ils partaient au Maroc avec leur mère pour les vacances de Pâques. L’appartement serait vide.
Au retour, elle est venue me chercher à la gare. Dans l’entrebâillement de la porte du wagon, je souriais vaguement. Comme chaque fois que je la retrouvais, ça n’avait pas l’air d’aller. Je suis descendue sur le quai, avec mon sac à l’épaule.
— Ça s’est bien passé ?
— Moyen.
— Ah bon pourquoi ?
Je ne faisais jamais de remarque négative sur les moments que je passais avec mon père.
— Pourquoi moyen ?
— Ç’a été difficile.
— Ah ! Qu’est-ce qui a été difficile ?
— Lui. Il est difficile.
— Mais quoi ? Quoi en particulier ?
— Son caractère.
— Je sais.
Dans la voiture la conversation n’a pas continué. On est arrivées aux Chatillons. Et là, dans l’appartement, à partir d’un détail, d’une façon que j’ai eue de lui parler, d’une remarque, d’un ton plus agressif que d’habitude auquel elle a répondu par de l’agressivité, une crise a éclaté. Ça s’est terminé en accusations. En cris. Jusqu’à ce qu’on se mette à pleurer épuisées l’une et l’autre. On s’est embrassées. Puis, elle m’a serrée dans ses bras.
— Ça s’est pas bien passé maman…
— Qu’est-ce qu’il y a eu ? Il s’est passé quelque chose de spécial ?
— Ben tu vois, par exemple, un jour, après le déjeuner, on sortait pour aller faire un tour. J’étais contente, parce que, comme lui il travaillait, moi j’attendais toute la journée, et là on sortait. Donc j’étais contente. Ça me faisait plaisir de sortir. Il était sur le palier et je l’ai suivi. Je suis sortie sur le palier. Et j’ai fermé la porte. À ce moment-là il s’est rendu compte que la clé était à l’intérieur. Moi j’avais fermé, je pensais qu’il avait pris la clé. Puisqu’il était sur le palier. Je pouvais pas savoir qu’elle était restée à l’intérieur. Et là maman, il s’est mis à m’accuser. Mais tu peux pas savoir, maman, comment il m’a parlé. Il m’a dit qu’on fermait pas la porte soi-même, quand on n’était pas chez soi. Que ça se faisait pas. Que, quand on était chez les gens, c’était grossier. Que c’était impoli. Que je n’avais pas à faire ça, que je n’étais pas chez moi. Tu te rends compte ? Tu te rends compte maman comme c’est dégoûtant de me dire ça, de me dire ça à moi ! Il me parlait comme si j’étais du poisson pourri. C’était horrible. Ça a duré tout l’après-midi. Il m’a hurlé dessus, tout l’après-midi. Tu peux pas savoir maman, c’était affreux.
— C’était pas de ta faute enfin ! Tu pouvais pas deviner qu’il avait pas pris ses clés.
— Oui. Mais lui il disait que c’était de ma faute. Parce que…
— Ne pleure pas Christine, c’est fini. Raconte-moi calmement.
J’ai repris.
— Ben il disait que… que quand on est chez les gens… Eh ben… Qu’on sort pas en premier. Voilà. Voilà, c’est tout. Mais en deuxième. Après le propriétaire. Moi je disais « oui, mais t’étais sur le palier ». Il me répondait que ça avait rien à voir. Que le fait qu’il soit sur le palier changeait rien. Que c’était un principe. Qu’on fermait pas la porte quand on n’était pas chez soi. Il a dit ça je sais pas combien de fois Maman. Que c’était une question de politesse, d’éducation, que j’aurais dû le savoir. Que ça fait partir des règles. Et tout ça. Que je devais sortir en deuxième. Après lui. Parce qu’on était chez lui. Et pas refermer la porte, comme si j’étais chez moi. Combien de fois il m’a dit ça. Tu te rends compte. Tu te rends compte maman comme c’est méchant de m’avoir dit ça ? C’est difficile quand même… D’entendre ça. Pour moi.
— Oui. Très difficile. Et comment ça s’est terminé ?
— Ben il a fait venir un serrurier, et ça a coûté très cher. Il a dit que c’était de ma faute. Et la journée a été gâchée.
— Et après ? Ç’a été mieux ? Ou ç’a été comme ça toute la semaine ?
— C’était pas tellement agréable maman comme semaine.
— C’était trop long peut-être. Non ?…
— Oui. Peut-être. Et puis lui il allait travailler. Alors moi je restais à la maison toute la journée, et je m’ennuyais.
— Oui c’était trop long.
— Et puis même, c’était pas bien. Et il s’est passé autre chose.
— Quoi ?
— Ben…
— Dis-moi.
— Ben… Tu vois. Le matin, lui il partait tôt. Je prenais mon petit-déjeuner après son départ. Et à midi, il rentrait. Un midi il est rentré, et j’avais oublié de ranger la bouteille de lait dans le frigidaire, après mon petit-déjeuner. Quand il a vu que le lait était encore sur la table, tu peux pas savoir comme il m’a parlé maman !!!
— À cause d’une bouteille de lait que t’avais pas rangée ?
— Oui. Il m’a parlé comme si j’étais du poisson pourri. Comme s’il me détestait. En hurlant. Il disait : « Tu sais pas que le lait ça tourne ! ? » Et il criait. « Tu sais pas ça. »« Comment tu ne sais pas ça à ton âge ? » Il me parlait sur un ton maman, mais sur un ton. C’était horrible. C’était horrible maman. Il m’a dit des choses, des choses, mais des choses, horribles. Horribles. C’étaient des choses horribles, maman. En criant fort. Fort, fort. Tellement fort. Tu peux pas savoir. Tu peux même pas imaginer. Tu peux même pas imaginer comme il criait fort. « Le lait ça tourne, si on ne le range pas, à ton âge tu ne sais pas ça ? ». Et moi : « Si je le sais, mais j’ai oublié. J’y ai pas pensé. J’ai pas fait exprès. Pardon. J’ai pas fait attention. » Et lui : « Arrête de pleurer comme une toute petite fille. » Parce que je pleurais. J’en peux plus maman. J’en peux plus. C’était dur comme semaine. C’était trop dur. Ça s’est vraiment pas bien passé. Vraiment pas. Ça s’est pas bien passé du tout. Du tout du tout.
— T’auras quand même envie d’y retourner, ou pas ?
— Je sais pas. Si. Peut-être.
— En tout cas il faudra sûrement pas rester aussi longtemps.
— Ah ça non, je veux plus.
— Il a un caractère terrible. Il y a eu des bons moments quand même ? Ou ç’a été comme ça tout le temps.
— Si. Il y a eu quand même quelques bons moments. Si. Quand même. Mais pas beaucoup. Au début. Au tout début de la semaine. Il est en train d’écrire un livre sur la langue ibère… Alors il m’en a parlé. Et c’était intéressant.
— Et sinon, l’appartement est agréable ?
— Oui. C’est joli. C’est très confortable. C’est bien arrangé. Il y a plein de petits trucs, plein de petits détails, qui sont jolis.
— C’est quel genre ? Plutôt ancien ? Plutôt moderne ?
— Plutôt ancien. Il y a des meubles anciens, qui viennent de sa famille je crois. Il y a des tableaux au mur, des gravures. Et puis j’ai bien aimé la salle de bain. Elle est très jolie. Il y a plein de pots en verre, avec des colliers à l’intérieur. C’est très gai, très coloré. Et dans le salon aussi, il y a plein de petits objets, c’est mignon…
— Moi j’aime pas ce qui est mignon.
— Mais c’est pas que mignon. Il y a des très beaux meubles qui viennent de sa famille, qui sont très beaux. Et ils habitent tout près du parc de l’Orangerie, dans un duplex. C’est grand. Il y a une immense bibliothèque qui fait la hauteur des deux étages. Et, au niveau de la mezzanine il y a un deuxième petit salon, un petit salon de lecture. Ou tu peux aussi regarder la télévision. Et dans la bibliothèque, il y a toute une partie avec que des films… Il y a tous les grands films de tous les grands cinéastes. J’aurais bien voulu avoir le temps de tous les voir. C’était impossible tellement il y en avait. Il y a tout un pan de mur. Ils ont un magnétoscope. Alors, quand des films passent à la télé le soir tard, ils les enregistrent. Et avec la cassette il met l’article du Monde ou de Télérama qui correspond. Comme ça tu peux voir l’année où ç’a été réalisé, le nom de l’auteur, tout. Et puis par les fenêtres, tu vois l’Orangerie. C’est magnifique.
L’été approchait. Une de mes anciennes copines de Châteauroux m’invitait trois semaines au bord de la mer, en Vendée. Ce n’était pas encore certain, il y avait des travaux dans leur maison. Elle se trouvait sur la côte Atlantique. À Saint-Jean-de-Monts face à la plage. Pour aller se baigner, il n’y aurait que la rue à traverser.
« Chère Rachel,
Que tu sois curieuse de ma recherche sur l’ibère me fait plaisir, malheureusement le temps m’a manqué ces derniers jours pour jouer de mon violon d’Ingres. Quant aux chapitres terminés, il me suffit de les relire pour vouloir ajouter ou retrancher quelque chose. Pourtant, puisque tu m’y invites si gentiment, je trouverai la force de renoncer à la perfection, et t’enverrai bientôt quelques chapitres.
Tu sais que j’ai réservé le mois de juillet à des vacances au Canada, dont je rêve depuis des années, il est temps que je me débarrasse de mon obsession. Un doute paraît assombrir le projet de séjour de Christine au bord de la mer. J’espère de tout mon cœur que l’invitation qu’on lui a faite sera confirmée. Quant à toi, j’hésite encore, parce que j’en éprouve de la peine, à te ranger parmi “ les Français qui ne partiront pas en vacances cette année ”. C’est pourquoi j’aimerais que tu répondes à cette question : Où voudrais-tu partir si Christine te laisse seule ? Espagne, Tunisie, côte Atlantique près de notre petite fille ? Si mes finances ne s’y opposent pas, je pourrais grouper en une seule fois les sommes que je compte te faire parvenir en plusieurs mois. Tu devras sonder tes propres désirs et peut-être les offres des agences de voyage.
Tiens-moi au courant des projets de Christine, de tes intentions et aussi de ta santé, dont tu ne souffles mot dans ta lettre.
Je pense à toi
Pierre »
Au début du mois de juin, mon oncle, ma tante et mes cousines sont venus nous voir. On a visité la cathédrale. On est allés place d’Erlon. Mon oncle marchait derrière nous en levant les yeux vers les façades. Ma tante, serrée dans une longue veste ceinturée, tenait un paquet de gâteaux qui se balançait au bout d’une ficelle. La boulangère lui avait rendu la monnaie sans la regarder, en parlant à quelqu’un d’autre. Ma mère lui expliquait la mentalité des gens de la région, leur froideur. Je marchais entre elles, et pour les amuser j’imitais l’accent rémois.
— Ah ben j’n’sais po !
En fin d’après-midi, mon père a téléphoné. Il était en Belgique et proposait, plutôt que de rentrer directement chez lui, de faire un crochet par la Champagne. Le lendemain, vers une heure, on a sonné. Je suis allée ouvrir, j’ai fait les présentations. Pendant le déjeuner il s’est montré curieux, il leur a posé des questions, au moment du dessert il s’est rendu compte qu’il avait oublié ses cigarettes dans sa voiture, il est descendu. Mon oncle a dit :
— Il est très gentil.
Je suis allée dans ma chambre chercher la photo de mon demi-frère et de ma demi-sœur, mon oncle l’a mise au niveau de mon visage, il a constaté des ressemblances. Mon père est remonté. Il a proposé de m’emmener faire un tour, le soir il m’a ramenée. Toute la famille était groupée autour de la télévision, dans le canapé et sur deux fauteuils qui en avaient été approchés. Ma tante s’est levée :
— C’est ce que vous avez été manger au restaurant ?
— Oui dans le restaurant de son hôtel.
— C’est qu’il va toujours au même hôtel ?...
— Oui, tu sais, celui dont le restaurant a une volière, je vous en ai parlé, hier on est passé devant, place d’Erlon.
— D’accord.
Après les vacances d’été, Marc a téléphoné, j’étais seule à la maison. Le lendemain, il est venu me chercher à l’école. Quelques jours après il m’a emmenée chez lui. Un samedi soir j’y suis restée la nuit entière. Et le lendemain matin, de façon à ce que la situation soit claire, il m’a raccompagnée, sachant qu’elle serait là.
Quelques mois plus tard, il l’a appelée à la Caisse :
— Il faut qu’on se voie Rachel.
Il lui a proposé de passer la chercher le soir-même.
Elle a tout de suite vu la Ford Taunus garée le long du trottoir, de l’intérieur il lui tenait la porte ouverte. Là, ç’a été très rapide. Elle s’est assise à côté de lui. Et, dans la voiture à l’arrêt, ils ont parlé.
— J’ai des choses à te dire en ce qui concerne Christine et son père. Il ne faut absolument pas qu’elle aille à Paris ce week-end. Ce serait catastrophique pour elle. Car il la sodomise depuis des années.
Elle a mis un temps avant de comprendre de quoi il s’agissait. Puis, elle a reçu un coup sur la tête.
Au cours de la nuit qui a suivi, elle a eu une violente poussée de fièvre. La température est montée jusqu’à 41 degrés. Elle faisait une infection des trompes. Elle a été hospitalisée, elle est restée dix jours à l’hôpital. Elle tombait des nues. En même temps… elle n’était pas surprise.