– Cette nuit, j’ai rêvé que je me trouvais dans un gigantesque bateau qui, en réalité, était un aigle immense vêtu d’un grand manteau avec des décorations et serrant un képi dans son bec. Il heurtait un iceberg. C’était la nuit, j’allais me noyer ; mais l’aigle se transformait en radeau et une partie de lui s’envolait tandis que l’autre restait avec moi pour que je ne coule pas. Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Ce rêve reprend de nombreux éléments de notre dialogue. J’ai comparé l’inconscient à un oiseau de nuit et tu le transformes en aigle. J’ai évoqué l’iceberg, cette maison blanche dont la partie la plus dangereuse est dissimulée par la mer. Ensuite, j’ai comparé l’inconscience à une barque qui erre au milieu des flots. Je t’ai parlé aussi de Descartes et du sujet coupé en deux. Et toi tu rêves que la moitié d’un aigle
te sauve de la noyade en te protégeant et que l’autre s’envole et t’abandonne.
Cela veut dire que tout ce dont nous avons parlé s’est imprimé dans ta mémoire avec des images fortes. En tout cas, tu as compris que l’inconscient était à la fois quelque chose de mystérieux, de nocturne et de redoutable, mais aussi de plus intime et de bienveillant. On peut l’étudier et savoir qu’il existe sans avoir peur de se noyer et sans avoir besoin de le mesurer ou de le peser.
– J’ai fait ce rêve après avoir vu à la télévision un film formidable sur le naufrage du Titanic. J’avais l’impression de regarder un rêve. J’étais tout seul à la maison.
– Tu as regardé à la fois un rêve, une histoire d’amour romantique, une réalité reconstruite grâce à la magie du cinéma et enfin une épopée sur la puissance et la défaillance des hommes qui s’achève dans un cauchemar. Et puis, tu as entendu prononcer le nom de Freud.
– Tu veux dire quoi ?
– Le film s’est inspiré d’un événement réel, survenu en avril 1912, et qui a marqué tous les esprits : le naufrage du plus beau paquebot de ce
qu’on appelle la Belle Époque. Il devait son nom aux titans, divinités géantes de l’ancienne Grèce qui, malgré leur force, avaient été vaincues par d’autres dieux plus intelligents : les Olympiens. Symbole de la toute-puissance d’une époque, marquée par les progrès de la navigation, le
Titanic, celui du film, emporte avec lui, dans son voyage à travers l’océan Atlantique, deux mille cinq cents personnes, hommes, femmes et enfants de quarante nationalités différentes et de plusieurs classes sociales : des plus riches aux plus pauvres. Parmi eux, une communauté de grands bourgeois puritains issus de la haute société anglo-américaine, fascinés par eux-mêmes, engoncés dans leur cynisme et leur ignorance. Ils se bercent d’illusions sur leur destin. Ils sont le jouet de leur inconscient. Le bateau n’est pas ce qu’ils croient : il a un gouvernail trop petit pour son poids et pas assez de canots de sauvetage. C’est un titan en proie à de multiples défaillances, invisibles pour les uns, qui ne veulent rien voir, perceptibles pour d’autres qui sont capables de s’aventurer au-delà des apparences trompeuses.
– C’est cela, le cauchemar ?
– Oui. Le paquebot va trop vite. Durant
la nuit, il heurte un iceberg et il coule à pic, entraînant avec lui mille cinq cents passagers. Deux ans plus tard, la brillante société européenne de cette époque, arrogante et raffinée, sombrera elle aussi dans une guerre au cours de laquelle ton aïeul sera tué, comme des millions de civils et de soldats, victimes d’un conflit meurtrier qui opposera les nations européennes les plus évoluées du monde. On a célébré l’année dernière le centenaire de cette guerre dont les derniers témoins sont morts.
– Tu veux dire que dans ce rêve, des souvenirs se mélangent : nos conversations sur l’inconscient, les prêtres, les voyants, les dieux et les psychiatres et le souvenir de mon ancêtre qui aurait pu se trouver sur le Titanic ?
– Oui, ton ancêtre aurait pu être un passager du Titanic, comme mon père qui a survécu à la Grande Guerre et dont je t’ai parlé plusieurs fois. Je t’ai montré des photos de lui dans les tranchées et, souviens-toi, nous avons regardé ensemble un film qui t’avait frappé : La Grande Illusion. Tu m’avais dit que le film ressemblait à un rêve, que Jean Gabin était comme ton aïeul et Pierre Fresnay comme mon père.
– Oui, c’est vrai. Mais alors, le rêve est une prédiction ? – Le rêve ne prédit rien, il exprime quelque chose qui vient de l’inconscient de chacun mais il mélange les époques, les morts et les vivants, les objets et les animaux, le ciel, la terre, la mer. Il met en scène des fables qui n’existent pas dans la réalité. Dans un rêve, on voit des monstres, des anges, des personnages avec des yeux à la place des pieds, un sexe à la place d’un bras, des paysages avec des chapeaux sur la tête, des arbres où poussent des ciseaux, des becs d’oiseau plantés sur des éléphants, des villes suspendues dans l’espace, des robots qui ressemblent à des humains, des humains avec des têtes de poisson.
– Et mon rêve, il signifie quoi ?
– Ton rêve au sujet de l’aigle qui te sauve d’un naufrage te sert à exprimer ta peur et la manière de la conjurer, de l’apprivoiser : il est à la fois la peur et le remède à la peur. Mais l’aigle, c’est aussi ton aïeul et mon père. Tous deux portaient un képi et un manteau pendant la Grande Guerre. L’un est mort et l’autre a survécu comme dans La Grande Illusion.
– Tous les êtres humains rêvent, et tous les peuples ont attribué une signification aux rêves : il y a les bons rêves et les mauvais rêves (les cauchemars). Le rêve est un phénomène universel, qui se produit pendant le sommeil. Il est constitué d’une série d’images qui échappent à tout contrôle. Quand tu as vu Titanic, tu as été frappé comme moi par les images d’un film qui ressemble autant à un rêve qu’à la réalité. Le cinéma est toujours une machine à inventer des rêves.
– Les rêves sont-ils une partie de la réalité ?
– Oui, en effet, ils sont la réalité de celui qui dort. Pendant des millénaires, dans toutes les sociétés, on a pensé que les rêves étaient des prédictions ou des mauvais présages qui annonçaient le plus souvent des catastrophes et des tragédies. On utilisait d’ailleurs le mot songe pour désigner le rêve. L’onirologie était l’art d’interpréter les songes – c’est-à-dire ce qui est onirique – comme autant de messages envoyés par Dieu ou par les dieux. Dans le judaïsme et le christianisme, Dieu s’adresse aux hommes en leur « envoyant » des songes.
– Donne-moi quelques exemples… – On pourrait raconter à l’infini des histoires de songes et de divinations. Mais voici celle du roi Nabuchodonosor, personnage de la Bible, qui a donné naissance à l’expression « colosse aux pieds d’argile » qu’on emploie souvent. Dans son sommeil, il y a deux mille six cents ans, le roi aperçoit une statue composée de divers métaux, la tête en or, la poitrine d’argent, le ventre et les cuisses d’airain, les jambes de fer et les pieds moitié de fer et moitié d’argile. Une petite pierre, détachée de la montagne, se niche au pied de la statue puis elle finit par envahir toute la terre. Inquiet, le roi fait venir ses devins qui se montrent incapables d’interpréter ce songe. Il les condamne à mort. Alerté, le prophète Daniel s’adresse à Dieu qui, pendant la nuit, lui révèle la signification du songe.
– Que fait le prophète ?
– Le prophète explique au roi que ses mages n’ont pas le pouvoir d’interpréter ce songe et que seul Dieu détient la vérité. Vous êtes le roi des rois, lui dit-il, c’est-à-dire la tête d’or de la statue, un homme puissant et vénéré. Mais après vous, viendront d’autres empires de plus en plus médiocres et le dernier s’écroulera pour
laisser place au royaume de Dieu, représenté par la pierre devenue montagne.
– Mais c’est la même histoire que celle du Titanic ?
– En effet, il s’agit d’une prophétie qui annonce la décadence des empires et la venue d’un nouveau royaume plus juste, susceptible de détruire ceux qui se pensaient les plus puissants du monde. Tu n’as pas besoin de croire en Dieu pour comprendre cette fable du colosse aux pieds d’argile. Elle signifie, comme dans l’histoire du Titanic et comme dans l’histoire de tous les hommes, que si l’on se croit trop puissant, on est vite atteint de démesure et on finit par perdre de vue la réalité. On est alors vaincu par quelque chose de plus fort qu’un empire : une idée, une aspiration, en apparence aussi faible que l’argile. En bref, une utopie, c’est-à-dire quelque chose d’impossible qui deviendrait quand même possible. Un rêve devenu réalité.
– Y a-t-il une différence entre le songe et le rêve ?
– Le songe, c’est un spectacle qui se déroule pendant la nuit. C’est quelque chose de purement nocturne qui s’exprime dans le sommeil. La vie nocturne s’oppose à la vie diurne, à la vie réelle, celle de tous les jours. Mais elle peut
aussi être regardée comme la continuité de la vie réelle.
– À quoi tu penses ?
– Tu as vu avec moi, à la Comédie-Française, la pièce du grand poète anglais William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, écrite il y a cinq cents ans, quand les hommes commençaient à douter sérieusement de la toute-puissance divine. Elle met en scène quatre couples d’amoureux qui se disputent : un roi et une reine du jour, un roi et une reine de la nuit (des Elfes), divinités invisibles et féeriques, vivant dans des forêts, deux jeunes garçons et deux jeunes filles qui ne parviennent pas à s’aimer. À quoi s’ajoute un bouffon qui se transforme en âne. Ici la vie nocturne permet d’effacer les frontières entre l’humain et le surnaturel, d’abolir les conflits inutiles afin que chaque personnage puisse aimer celui qu’il désire.
Dans cette rêverie éveillée, le songe est un hymne à la vie humaine, à la joie, à la liberté et au désir érotique. Il n’est en rien une prédiction et aucun dieu ne règne dans ce royaume de la nuit. Le songe de cette nuit d’été permet de réaliser un rêve, c’est-à-dire un désir amoureux et sexuel interdit durant le jour et refoulé dans
l’inconscient. Le songe est un rêve raconté comme une fable.
– J’ai trouvé sur internet des dizaines de sites qui proposent de classer les songes. Il y a aussi des tas de dictionnaires des rêves. Comment ne pas s’embrouiller ?
– En fait, tous ces dictionnaires et autres traités de vulgarisation s’inspirent d’un livre très amusant et que tu peux lire facilement : La Clef des songes (Oneirokritika). Il a été écrit il y a mille huit cents ans par un philosophe grec de l’Empire romain, Artémidore de Daldis. Ce grand voyageur avait visité tous les pays de la Méditerranée à la manière d’un enquêteur ou d’un journaliste, dans le seul but de récolter des quantités de rêves auprès des populations et des devins qu’il rencontrait. Il avait exploré toutes les bibliothèques et lu des centaines de livres sur les songes.
– Je n’ai jamais entendu parler de cet Artémidore…
– Et pourtant, quand tu parles des songes, tu es comme Artémidore. Il a effectué une véritable exploration de toutes les productions oniriques reprises aujourd’hui dans les manuels sur
La Clef des songes que l’on trouve facilement sur internet. Il a dressé un inventaire et rédigé
des listes, mais, surtout, il est le premier à avoir distingué les songes, qui sont des prédictions, et les rêves qui sont l’expression d’un désir personnel. Il a aussi été le premier à établir des différences entre les rêveurs à partir du récit d’un même rêve. Artémidore parle de la vie privée, de la naissance, de la famille, de la sexualité, de la mort, du travail, des relations entre hommes et femmes, entre parents et enfants.
– Quel était le but de cette Clef des songes ?
– Elle avait un but pédagogique et une portée révolutionnaire. Il s’agissait en effet d’expliquer aux lecteurs issus de tous les milieux sociaux qu’ils n’avaient pas besoin d’avoir recours à des devins, des mages ou des oracles pour interpréter leurs rêves. Grâce à un enseignement rigoureux, fondé sur l’enquête et l’expérience, et à travers des classifications logiques, ils pouvaient les comprendre eux-mêmes, ne pas les redouter et du même coup donner une signification à leur double existence : celle du jour (diurne) et celle de la nuit (nocturne).
– Mais tu as dit que les gens aujourd’hui consultent beaucoup de mages, de voyants, de devins et de charlatans. Cela veut-il dire qu’ils ont peur, comme autrefois, que de mauvaises prédictions se réalisent ? – En effet. Artémidore cherchait comme d’autres pédagogues ou philosophes à domestiquer les peurs d’une époque. Et son livre a eu un grand rayonnement.
– Mais peut-on domestiquer les peurs ?
– Pas vraiment. Aujourd’hui, nous sommes tous un peu superstitieux, même si nous ne croyons plus ni aux prédictions ni aux manières de les apprivoiser, et même si nous sommes rationnels.
Par exemple, on a beau savoir que l’avion – qui a remplacé le paquebot – est le moyen de transport le moins dangereux, on a beau lire des quantités d’articles à ce sujet, on a quand même peur de tomber du ciel. Et cette peur s’amplifie quand les voyages sont longs ou quand des catastrophes arrivent. Nous avons tous des Titanic dans la tête et nous avons tous besoin d’un Artémidore pour nous protéger. Artémidore, c’est comme l’aigle de ton rêve.
– Tu as dit que j’avais entendu dans ce film le nom de Freud. Je n’en ai aucun souvenir…
– Regarde une deuxième fois le film, notamment le début.