Sa fille savait tant de choses auxquelles Cléo n’avait jamais réfléchi. Elle semblait munie d’un compas géant à l’aide duquel elle traçait les frontières entre bien, nul, positif, toxique, tout était molécules disséquées jusqu’à leur structure. Lucie organisait son existence comme on orchestre une symphonie, à l’affût de la plus minuscule dissonance. Elle testait tout d’un orteil précautionneux, ne s’aventurant pas dans un restaurant avant de s’être assurée qu’il soit bien noté et ce, sur plusieurs sites.
Elle venait de fêter ses dix-neuf ans mais s’amusait encore, les dimanches après-midi de désœuvrement, des traces laissées par Cléo sur YouTube : sa mère avait des fans, les vidéos “spécial Malko” comptabilisaient des milliers de vues récentes ! Comme lorsqu’elle était enfant, à cette différence qu’il y avait, maintenant, de l’acidité dans le rire de Lucie lorsqu’elle pointait du doigt sa mère sur l’écran. Cette tenue qu’elle portait, c’est d’un kitsch ! Les danseuses, qu’elles enfilent un tutu pour attendre un prince ou qu’elles se trémoussent en mini-short en satin, étaient des corps à louer qui n’avaient jamais leur mot à dire et ne s’en formalisaient pas.
Cléo opinait, peut-être, ma chérie. Peut-être sa fille avait-elle raison.
Cléo songeait à l’atelier de Claude, aux strass cousus sur les tissus, plus un strass avait de faces, plus il brillait dans différentes directions, un faisceau de questions ouvertes. Cléo n’avait pas de réponses.
Sa fille ne serait jamais à louer. Elle aurait éclaté de rire si on lui avait fait miroiter une bourse d’excellence à treize ans. Elle aurait passé son chemin.
Sa fille devant laquelle il serait inutile d’argumenter lorsqu’elle saurait : le récit de Cléo ne ressemblerait en rien à celles qui faisaient précéder leur témoignage d’un dièse, #MeToo.
Celui d’une mauvaise victime, 0.1.
*
Après-demain, elle aura quarante-huit ans. Lucie et Adrien s’affairent depuis des semaines à lui préparer une surprise pour son anniversaire. Une grande surprise, a précisé sa fille.
Dans le salon, l’ordinateur est toujours allumé.
Un numéro vert ainsi qu’une adresse mail : temoignagegalatee-ocrteh@interieur.gouv.fr sont à disposition. Parallèlement à l’enquête, un autre appel à témoins a été lancé sur la page Facebook de la maison de production ELVENID qui s’apprête à réaliser un documentaire sur le sujet.