Le serveur sur lequel l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains a découvert le fichier “Galatée” était sous surveillance depuis des mois.

Les clichés les plus anciens ont été pris en argentique, sans doute au début des années 1980 ; les plus récents ont dévoilé aux enquêteurs leur trace numérique, ils datent de 1994. Sous chaque image, un lien obsolète ne mène qu’à des dossiers supprimés.

C’est un fichier aux allures de catalogue dont on ne sait ce qu’elles vendent, ces rangées d’adolescentes anonymes dont seuls quelques indices – un chouchou, une montre Casio au poignet ou un sweat-shirt Chevignon – trahissent l’époque à laquelle ces photos ont été prises.

Certaines semblent réprimer un fou rire, les yeux écarquillés, comme ébahies d’être là. D’autres empruntent aux magazines la pose archétypale des modèles : menton baissé, regard par en dessous.

Un catalogue de fins d’enfances, aux ongles rongés et vernis, aux franges tombant jusqu’aux sourcils, aux dents couvertes de bagues.

C’est un fichier dont Enid n’imagine pas, lorsqu’elle en entend parler pour la première fois par le biais de son frère, journaliste enquêteur, qu’il sera le sujet de son prochain documentaire.

Aux étudiants en cinéma, elle affirme continuellement qu’elle n’a pas de méthode à leur transmettre. Elle sait seulement ceci : il faut raconter ce qui hante. Et les sujets des documentaires comme ceux des romans sont des paravents qui masquent nos questions irrésolues. Le sujet ne se trouve ni ne se cherche, il faut s’autoriser à l’entendre, à lui laisser donner de la voix. Il est là depuis toujours, une banale écharde sous la peau qui se laisse oublier à la façon d’une dent ébréchée, jusqu’à ce qu’on passe sa langue dessus.

Les visages du fichier racontent une histoire muette, aux sous-titres enfouis, dont Enid a été lente à comprendre que celle-ci la hantait.