La police montre à D. deux portraits du fichier dont la trace numérique révèle qu’ils ont été pris en 1990 ; D. reconnaît celle qui lui a présenté Cathy : F.
F. refuse de se rendre à la convocation, elle en a le droit. Elle refuse également de rencontrer Maître Barrel, qui a décidé de constituer un dossier, il espère que des victimes plus récentes de Galatée se feront connaître.
Le frère d’Enid envoie un mail à F., il souhaiterait la rencontrer, il invoque son enquête pour un célèbre journal en ligne. F. ne répond pas.
Enid tente sa chance : à F., elle écrit qu’elle est réalisatrice de documentaires, sans lien aucun avec la police ou la justice. Elle et sa collaboratrice Elvire ont déjà obtenu une dizaine de prix dans des festivals. Le fichier Galatée les intrigue.
Sans réponse de F., trois semaines plus tard, Enid écrit à nouveau, une simple rencontre dans un café n’engage à rien, elle assure F. qu’elle ne l’enregistrera qu’avec son accord.
Si Enid ne l’enregistre pas, lui répond enfin F., elles peuvent se rencontrer. Mais elle n’a pas grand-chose à dire. Et aucunement l’intention de porter plainte.
C’est une fille de troisième qui m’a parlé de Galatée. Pour moi, ça a marché : mon juré a bien adressé une lettre de recommandation à Lagerfeld, il me l’a montrée. Personne dans mon entourage familial n’aurait pu me “recommander” pour quoi que ce soit. Je faisais le show au collège, avec mes cadeaux, ma bourse. Mais je ne l’ai pas obtenue. J’ai eu ma chance mais, comme Cathy le répétait, l’excellence n’était pas donnée à toutes. Cathy était très chic. Les déjeuners aussi. La première fois que j’ai vu des sushis, c’était là-bas, en 1990. Ils ne regardaient pas à la dépense.
Enid parle à F. de la déposition de D.
Oui… Bon. C’est une épidémie en ce moment. Le moralisme transforme les plus belles choses en boue. D. a beau jeu de se faire passer pour une victime. Elle comme moi sommes allées aux déjeuners de notre plein gré.
F. a-t-elle, comme D., été victime d’abus sexuel ?
Je n’ai été forcée à rien. Comment ces hommes auraient-ils pu résister à des jeunes filles prêtes à n’importe quoi pour se faire remarquer ? Et je ne suis pas traumatisée d’avoir sucé ce type deux trois fois. Après tout, j’ai fait ça plus tard dans ma vie, avec d’autres dont je pensais être amoureuse.
Mais tout de même, c’est difficile de croire que Cathy n’ait rien su de ce qui se déroulait pendant ces déjeuners, et F., comme D., avait treize ans…
Cathy ne savait probablement rien ; elle s’intéressait uniquement aux belles choses, à l’art. Elle m’a tout appris, elle m’a… éduquée. Je n’avais pas envie de la décevoir.
Très bien.
Pourquoi F. a-t-elle choisi de parler de la bourse à d’autres filles ? Alors qu’elle savait qu’il y aurait peu de bourses attribuées ? Et pourquoi à D. ?
Le sang frappe le clair de ses joues jusqu’au front.
On n’avait pas les agendas de ministre des gosses d’aujourd’hui. Mes parents n’avaient ni le temps ni l’argent de s’enquérir de mes rêves. Du moment que je rapportais un bulletin de notes correct, que j’aurais un métier raisonnable, ça leur suffisait. L’avenir, pour moi, c’était de chercher à attraper un garçon qui n’habiterait pas Cergy et de m’accrocher à ses rêves à lui.
D. soupirait sans cesse après ses chevaux, ils lui manquaient, elle regardait les concours hippiques à la télé… Je me suis dit qu’elle pourrait tenter le coup. Moi, de toute façon, c’était plié, je l’avais pas. Si aider est un crime…
Sa colère fait se retourner le serveur, F. fouille dans son porte-monnaie, s’oppose à ce qu’Enid règle l’addition, le marbré bordeaux de ses joues rosit avec lenteur, jusqu’à se stabiliser en corail pâle. Elles sont depuis le début de l’après-midi dans ce café, arrimées à leur table comme à un radeau, les mains de F. agrippant son sac à main.
Enid ne pose plus de questions. Elle l’écoute juste qui défend longuement Cathy, évoque de nouveau sa “chance”, des restaurants, des cadeaux. Le récit de F. s’enrichit de facettes différentes, elle évoque un déjeuner où quand même ça a été un peu loin.
Et comment, par le hasard d’un cours de rattrapage obligatoire au collège le mercredi, elle a dû renoncer à se rendre aux déjeuners.
Cathy a été très compréhensive.
F. hésite, lui redemande si Enid l’enregistre. Tout ça est un peu compliqué, souffle-t-elle.
Elles savent toutes les deux qu’à compter de ce moment, elles quittent le récit officiel : Cathy lui a bien offert de devenir son “assistante” rémunérée.
Dernièrement, ça lui est passé par la tête. Avec MeToo.
Parce que tout n’a pas été rose pendant les déjeuners. J’y ai pensé, à raconter. Mais je n’ai pas le bon… comment je dirais ça ? La bonne histoire. C’est pas la bonne histoire. Vous comprenez ? Personne ne va me plaindre avec ce que j’ai à dire. On va me juger. C’est normal, j’ai pas été toute blanche.
En sortant, Enid lui propose de marcher un moment, F. décline, préfère rentrer, elle manque se tordre la cheville au bord du trottoir, se rattrape à Enid, s’excuse, elle est un peu tourneboulée.