Lorsqu’elle rentre chez elle, avant même de se préparer à dîner, Enid écrit dans son journal ceci :
“J’avais douze ans en 1982. Je collectionnais les posters de Brooke Shields, tout comme j’allais adorer Vanessa Paradis six ans plus tard.
J’étais roublarde et minaudais pour obtenir plus d’argent de poche. Grande gueule dans la cour d’école et terrorisée à l’idée de saluer les invités de mes parents, je tailladais mes shorts en jean pour laisser à nu le haut de mes cuisses et pleurais quand ma mère menaçait de jeter mon pyjama Snoopy devenu trop petit.
Je mentais avec métier et sans remords, j’imitais la signature de mon père sur mon carnet de notes, je volais des quarante-cinq tours au Prisunic, j’empruntais des romans de Danielle Steel à la bibliothèque et cornais les pages de Cosmo qui donnaient des « trucs » pour passer de « loseuse à winneuse sexuelle ». Je passais mes dimanches après-midi pelotonnée sur le canapé, abrutie d’émissions de variétés, de sucres rapides et de bulles acides.
Le lundi matin, je jurais de parvenir à la pureté d’une existence exempte de désirs, brûlais de disparaître, comptais les calories de tout ce que j’avalais et me forçais à me tenir nue devant la fenêtre ouverte de ma chambre ; j’enviais les toux sèches de ceux qui souffraient de bronchites, je sautais de murets trop hauts à pieds joints jusqu’à sentir le choc du béton dans mes chevilles. J’étais avide de souffrances tangibles.
Je pleurais la mort de Rimbaud sans jamais le lire de même que je sanglotais dès qu’un chien mourait dans un film, chavirée au quotidien. Je tanguais entre la prescience d’un temps trop court et d’années trop longues. J’attendais qu’il se passe quelque chose. Je le guettais, ce quelque chose, prête à m’y adonner. Je tombais amoureuse d’une mèche sur un front, d’un sourire dans le bus. Mes pommettes étaient écarlates comme sous l’effet d’une fièvre permanente. J’attendais. Mon journal intime renfermait des pages entières de serments, dont celui de tout faire pour vivre une vie exceptionnelle, sans aucune idée de ce qu’elle serait, sinon autre chose.
Cathy était une invitation à quitter la torpeur. J’aurai sans doute passionnément aimé Cathy, être son élue.
Je me serais rendue aux déjeuners comme à une compétition pour être l’élue la plus élue. Pour honorer la foi de Cathy en mon avenir. Mon appréhension aurait été diluée par les attentions de ces hommes, leurs questions. Ils auraient confirmé ma certitude naïve d’être remarquable, d’avoir un « destin ». Ils auraient confirmé ce dont j’étais convaincue, déjà : mes parents ne me connaissaient pas.
J’aurais prétendu connaître les règles du jeu, j’aurais cherché à être à la hauteur de cette « maturité » louée par les pseudo-jurés. L’argent aurait renforcé la sensation d’avoir un pied dans le futur : un salaire, rien qu’à moi. J’aurais fermé les yeux et n’y aurais vu que du cinéma, de ces films dont je raffolais, dans lequel la soumission à un homme avait les atours de l’audace et le visage de Kim Basinger dans Neuf semaines et demie.
Peut-être aurais-je hésité à « assister » Cathy. Mais peut-être son affection formidablement bien calculée aurait-elle eu raison de ma réticence. Peut-être ma peur d’être relâchée dans ma vie d’avant Cathy aurait-elle eu raison de mon hésitation.”