Enid et Elvire s’appellent deux ou trois fois par jour, échangent une dizaine de SMS et se retrouvent pour dîner sauf quand l’une d’elles est en déplacement.
Elles ont tout découvert ensemble : comment rédiger un CV, l’orgasme, retaper un appartement, la brève adhésion à la théorie du polyamour, les trains qu’on prend à l’aube rien que pour aller voir la mer comme dans les films des années 1960, l’échec à des concours et l’art de réussir le soufflé.
Aujourd’hui, rien ne manque à cet amour, sauf le sexe.
Leur séparation amoureuse a marqué le début de leur collaboration.
Après avoir écouté le récit de la rencontre d’Enid et de F., Elvire en est convaincue : elles tiennent leur prochain documentaire. Une affaire de prostitution de mineures en plein Paris à l’heure du déjeuner, avec des traîtresses et des victimes adolescentes… D. en sera l’héroïne. Nul doute qu’elles trouveront des financements.
Leurs différends, maintenant qu’elles n’entrent plus dans la catégorie “couple”, sont brefs et ne concernent que des détails d’organisation. Mais ce soir-là, les mots d’Elvire heurtent Enid.
Si D. a été victime du système Galatée, F. ne l’est pas moins, proteste Enid. Et ça n’est pas une affaire de prostitution. La prostitution est une transaction entre deux personnes qui se sont mises d’accord. Ces gamines n’avaient pas décidé d’échanger du sexe contre un stage ou une lettre de recommandation. Elles l’ont fait pour ne pas décevoir Cathy. Parce qu’elles l’aimaient et voulaient continuer à en être aimées. Cathy a parié que l’amour les réduirait au silence. Elle a eu raison.
Par ailleurs, cette affaire n’est pas “exceptionnelle”, elle les concerne, elle concerne tout le monde, n’importe qui.
S’en souvient-elle, Elvire, des rumeurs de harcèlement qui visaient un producteur qui s’intéressait à leurs films ? Se souvient-elle de leur joie lorsqu’elles ont reçu le mail d’invitation à sa fête d’anniversaire ? Qu’ont-elles fait ? Ont-elles brandi un digne refus ? Non, elles y sont allées, flattées d’être parmi les “happy few”. Elles se sont tues et ont contribué à faire qu’il continue. Complices.
On n’était pas certaines que ça soit vrai. Il parlait de nous produire, il était bien le seul à l’époque, murmure Elvire.
Ce soir-là, toutes deux préparent le dîner en silence, comme on tente de remettre droit un décor vacillant.