Le nom de l’expéditeur, verylucie@free.fr, lui est inconnu et l’objet sibyllin du mail, “fêter un beau souvenir / 1987” assorti d’une image en pièce jointe, lui donne envie de reléguer le message dans le dossier “spam”.
Yonasz pose tout de même l’index sur la pièce jointe, un cliquetis mat.
“Beau souvenir 1987” se tient au centre de la photo, elle fixe l’objectif, assise entre un Yonasz de quinze ans et son père, tous deux figés en apnée souriante. Les mains posées à plat sur la nappe blanche, “beau souvenir 1987” : une Cléo de seize ans.
*
À l’automne 1987, Yonasz entrait en seconde.
Il lambinait en enfance comme on traîne à sortir de chez soi un dimanche, à l’inverse de celles qui, le 5 septembre au matin, franchirent la grille bleue du lycée Berlioz, ces filles qu’il connaissait pour la plupart depuis le primaire.
Oubliés les sweat-shirts jusqu’aux fesses et la frange grasse qu’elles écartaient d’une main aux doigts tachés d’encre : pendant l’été elles avaient changé de démarche comme de sourcils, épilés en un fin tracé ascendant. L’eye-liner s’étirant jusqu’aux tempes, à la frontière du blush rose tyrien. Sous le tee-shirt, le renflement offensif de leurs seins immobilisés dans un soutien-gorge à armatures tendait le tissu jusqu’au plexus solaire. Leur ventre était laissé à découvert sous le tee-shirt noué serré au-dessus du nombril.
Elles se retrouvaient après deux mois de vacances, excitées, la houle de leurs voix ricochant sur le sol carrelé du couloir, s’arrachant la parole, pressées de se plaindre de leurs vacances : marcher des bornes dans des forêts trop chiantes, genre la nature, quelle merveille, côtoyer les couilles fripées de vieux babos sur des plages naturistes. Mais ça valait mieux que passer l’été dans un Paris plein d’Anglais rougeauds et de pervers dont la femme était en vacances.
Yonasz se dirigeait vers la cantine quand un attroupement attira son attention ; quelques élèves accroupis autour de l’une d’entre eux, assise, qui venait de trébucher dans l’escalier.
Qui tâtait de l’index la malléole de sa cheville découverte, se pinçant le tendon d’Achille avant de décréter, avec une autorité toute médicale : ça ne gonfle pas. Qui, claudicante, déclinait ensuite l’offre d’une fille revenue de l’infirmerie munie d’un sac en plastique rempli de glaçons : elle n’avait besoin de rien.
Sa queue de cheval tressautait au rythme de son boitillement, Yonasz lui trouva une mise quelconque, ce tee-shirt gris sans logo et des cils de petite fille, nus. Le foulard d’une soie rouge sombre noué autour de son cou semblait appartenir à sa mère.
Lorsque le prof de français lut à haute voix leurs fiches de renseignements, nom prénom, profession des parents, Cléo expliqua que si elle était plus âgée que la plupart d’entre eux, c’était parce qu’elle avait redoublé sa quatrième. Elle n’avait pas vraiment de livres favoris, leur préférait des films, Yonasz n’en avait vu aucun : Marche à l’ombre, Chorus Line et La Femme publique.
Sur son bureau étaient alignés un crayon, une gomme et une paire de ciseaux ; Yonasz la trouva enfantine : on n’allait pas faire des découpages.
Sandra, que Yonasz connaissait depuis le collège, tenait salon sous le préau. Elle rentrait ses jeans dans des santiags blanches et découpait l’encolure de ses tee-shirts, elle caressait les garçons d’allusions parfumées : ici – elle pointait son cou blond – c’était Loulou de Cacharel mais là, au creux du dos, elle était plus Dior, Poison.
Elle exsudait tout le savoir d’une professionnelle de la féminité quand Yonasz chérissait les filles qui hurlaient de joie si elles marquaient un but au handball, les râleuses, mauvaises joueuses des parties de Risk du mercredi après-midi, celles qui parlaient la bouche pleine et haïssaient Phil Collins avec la même ferveur que lui.
Toute l’année de troisième, Sandra avait surnommé Yonasz “Rabbi Jacob”, esquissant quelques pas d’une danse censément folklorique dès qu’elle le croisait. Il avait feint l’indifférence : la jeune fille avait tendance à serrer les mâchoires sur ceux qui se débattaient.
Tout à sa joie d’être dans les bonnes grâces de Sandra cette année – elle avait apparemment oublié les rabbins – Yonasz avait souri avec les autres de son imitation de la démarche altière de Cléo. À croire qu’elle les gratifiait de sa présence… Sa cousine avait été élève dans le même collège que celui de Cléo : elle avait baladé tout le monde avec une histoire de concours, se vantant de pouvoir faire rencontrer des gens importants à celles que ça intéresserait. Mlle Showbiz. Évidemment c’était bidon. Et son père était au chômedu depuis toujours.