La prof de français avait déclenché l’enthousiasme en annonçant qu’une fois par mois, ils commenteraient à l’oral le texte d’une chanson de leur choix. Les prénoms avaient été tirés au sort : en octobre, Yonasz formerait un binôme avec Cléo.

Celle-ci semblait soumise à un emploi du temps d’adulte surmenée, mais ils finirent par se mettre d’accord pour un rendez-vous le samedi suivant, au café Le Pactole.

Les énumérations de chanteurs tinrent lieu de présentation. Yonasz proposa les Rita Mitsouko ou Higelin ? Un bon vieux Téléphone ? Côté vieilleries, ses parents possédaient l’intégrale de Barbara et de Brel.

Cléo ne connaissait pas bien Rita Mitsouko ni Higelin mais ça lui irait, elle écoutait de tout, elle lui laissait le choix.

Tout ? Impossible. Personne n’aimait tout. C’était une prise de position que d’aimer un artiste, ça disait beaucoup de soi, favoriser un style plutôt qu’un autre, c’était beaucoup plus qu’un choix esthétique. On ne pouvait pas écouter les Rita et Jeanne Mas !, s’indigna Yonasz. Parce que sinon, quoi, Neneh Cherry c’était Pia Zadora ?

D’accord, fit la jeune fille, sommée de donner un nom. Il y en avait deux qu’elle aimait mieux que les autres : Goldman. Et Mylène Farmer. Yonasz crut que Cléo plaisantait, pouffa, Cléo rougit.

Il s’apprêtait à se lancer dans une démonstration relative à l’impossibilité de leur collaboration, quand la jeune fille assise sur la banquette anthracite griffée de coups de cutter avait appliqué la paume de sa main à sa poitrine : ici. Elles lui étreignaient le cœur, ces chansons. Jean-Jacques Goldman la saisissait jusqu’ici, avec ces choses au fond de nous qui nous font veiller tard et Mylène Farmer aussi : Suspendue au lit comme une poupée qu’on a désarticulée.

Cléo voyait bien que Yonasz trouvait ça nul. Mais pourquoi ? Il avait dit aimer la poésie, pourquoi pas celle-là ?

 

Vivre des songes à trop veiller prier des ombres et tant marcher

 

Yonasz, sidéré, avait préféré acquiescer pour couper court, se retrouver coincé avec elle l’accablait, il avait hâte de s’en plaindre à sa sœur, il fallait que ça tombe sur lui. Mylène Farmer. Goldman.

Et en ce qui concernait les Anglo-Saxons, Cléo aimait surtout les CD entendus à son cours de danse : Janet Jackson, Madonna. Elles lui passaient dans le sang jusqu’aux pieds. Yonasz hocha la tête, terrassé. Il conclut d’une vague plaisanterie : ils formeraient donc un gouvernement de cohabitation, il se chargeait d’incarner Mitterrand et lui laissait Chirac.

Ils trouvèrent un accord le samedi suivant, en la personne d’Étienne Daho et de son Duel au soleil.

 

Cela faisait deux semaines, maintenant, que les mots suspendus de Cléo, cette façon qu’elle avait de l’écouter attentivement, déstabilisaient Yonasz. Son calme désamorçait les joutes verbales, le besoin de guerroyer et de vaincre. Cléo et ses pauses élargissaient l’horizon.

Yonasz se surprenait à lui confier ses peurs : ne pas être drôle, être trop drôle, un clown exaspérant, avoir une voix criarde, les inquiétudes sur son haleine, ses sourcils, ses craintes de frôler la cuisse d’une fille, sa peur de ne pas le faire et d’être traité de pédé. Il s’étonnait de s’entendre imaginer pour lui un avenir qui se déployait devant Cléo : il aurait son bac avec mention, serait avocat pénaliste ou journaliste pour ce super fanzine, Les Inrockuptibles. Il habiterait un studio en plein centre de Paris, irait au cinéma quatre fois par semaine et apprendrait à faire de la basse les week-ends.

 

Yonasz toquait à la porte de la chambre de Clara, sa grande sœur, avide d’un diagnostic : était-il amoureux ? Même s’il n’avait pas la moindre envie de voir Cléo nue ? Après dîner, il s’emparait du combiné téléphonique posé sur la table basse du salon, tirait le fil tirebouchonné jusqu’à sa chambre, refermait la porte et composait son numéro ou attendait qu’elle appelle.

Les élèves s’étaient d’abord amusés de leur proximité grandissante, on commentait leur binôme étrange, l’intello et la danseuse ; ils s’asseyaient côte à côte en cours, déjeunaient l’un en face de l’autre à la cantine et se quittaient sur un On s’appelle ce soir. Yonasz rembarrait sèchement ceux qui voulaient savoir : elle couchait pour de bon, Cléo ?

On les aurait aimés amants ou homosexuels feignant d’être en couple mais ils n’avaient même pas cette grâce ; c’était d’un ennui, leur amitié vertueuse, on se serait cru au CM2. Fin octobre, ni lui ni elle n’intéressaient plus leurs camarades de classe, Sandra et sa bande les tenaient à l’écart des fêtes et des confidences : rien à attendre de Yonasz, il bandait pour les starlettes cheap, on savait bien que les juifs étaient attirés par tout ce qui brillait. Même quand c’était du toc.