Cette arrogance des agendas quand on n’en a plus l’usage, qui exhibent le vide de leurs pages. Depuis qu’elle est à la retraite, c’est par pure forme que Claude y note encore : Médecin 14 heures. Lire article Le Monde. Acheter tomates-fromage.
Et, inscrite à la date du 19 novembre, chaque année : “Envoyer mail anniversaire à Cléo.” Tâche rendue impossible en ce 19 novembre 2019, par la faute d’un écran d’ordinateur qui regimbe à afficher autre chose qu’une inquiétante étendue turquoise.
Lorsqu’elle a appelé son fils à la rescousse, Nico a maugréé que tout le monde n’est pas à la retraite, il ne peut pas quitter son boulot dès que sa mère est prise d’une panique numérique, il passera ce soir.
Nico s’adresse à elle avec la lassitude d’un professeur usé par la médiocrité d’une élève obtuse, il le lui a expliqué mille fois : il ne faut toucher à rien si l’ordinateur bugge. À quel moment un fils se transforme-t-il en père soupçonneux auquel on ment ? Claude a préféré passer sous silence ses tapotements effrénés sur le clavier.
Sans quitter des yeux l’écran, Nico entame la ronde rituelle de ses “tu pourrais” : tu pourrais faire des randonnées entre seniors, tu pourrais apprendre à dessiner, faire de la poterie, de la gym suédoise.
Il dépose régulièrement sur la table de la cuisine de Claude des magazines santé, un album de coloriages antistress, des gélules de millepertuis, souverain contre la dépression et sans accoutumance. Autant d’offrandes à des journées dont il semble craindre qu’elles ne la dévorent. Celle à qui s’adressent ces attentions ne ressemble en rien à Claude. À quel moment un fils perd-il de vue la femme qui a été sa mère pour lui substituer une silhouette de fiction : grand-mère-confitures, vieille dame-caddie, satisfaite de mener une vie ralentie.
Lorsque Claude évoque les années passées à inciser le temps pour en extraire des minutes supplémentaires, son passé d’habilleuse au Diamantelles, Nico s’agace : quarante-cinq ans à faire la bonniche, c’est bien assez, elle peut profiter de son temps.
Bonniche ?
Habilleuse, c’est beaucoup de métiers à la fois, mais pas bonniche : elle a été cette blanchisseuse à qui revenaient les lessives et le repassage, sans oublier de vaporiser chaque jour les soixante strings des danseuses de spray antibactérien. Elle s’est muée en urgentiste capable, en trente secondes, le temps d’un changement de décor, de recoudre l’entrejambe d’un lycra déchiré.
Elle s’est improvisée psychologue, affichant une sérénité factice pour accourir au chevet de ceux et celles qui la hélaient, clauuude, une demi-heure avant le lever de rideau.
Elle a eu la chance royale de partager sa vie avec tant de personnes au savoir-faire précieux : brodeuses, plumassiers, chausseurs… Sans oublier ses filles, bien sûr.
Son fils l’écoute avec une patience donnant l’impression à Claude qu’elle n’a plus toute sa tête. Sans doute son psy lui a-t-il conseillé de “prendre de la distance avec les symptômes de sa mère”.
Claude préfère encore l’agacement du jeune homme lorsqu’il la prend en flagrant délit de répétition, la précipitation avec laquelle il s’écrie : “Ça, maman, tu me l’as déjà dit.” Cet empressement inquiet à lui signaler sa faiblesse la bouleverse. Nico est toujours son enfant apeuré, un homme terrorisé par le déclin, la mort à venir de sa maman : Tu l’as déjà dit.
Nico éteint et rallume une fois encore l’ordinateur, ça ne fonctionne pas ; de toute façon, Claude n’a pas vraiment besoin de ses mails.
Elle pointe du doigt l’agenda, c’est l’anniversaire de Cléo. Elle aurait bien aimé lui envoyer un mail aujourd’hui, tente-t-elle, vaguement honteuse de laisser apparaître la persistance, en elle, d’un quelconque désir, comme une entorse à la sérénité de sa retraite. Le dernier message de Cléo, la semaine dernière, l’inquiète un peu…
Cette douceur avec laquelle son fils s’adresse à elle, cette onctuosité : c’est gentil de sa part. Néanmoins, cette pseudo-amitié à laquelle sa mère tremble de déroger repose sur un sentiment de culpabilité vieux de vingt ans. Combien de temps encore va-t-elle ressasser cette histoire, s’agace Nico. À l’époque, Claude a fait ce que n’importe quelle divorcée avec un enfant aurait fait : elle a cherché à conserver son travail. Alors, Cléo, la passionaria de cabaret, elle peut se les garder, ses reproches.
Cléo ne lui a jamais fait le moindre reproche, bredouille Claude. Justement.
Nico jette un œil à son portable, le temps imparti à sa visite achevé, impatient de clore, la vieillesse de sa mère le met de mauvaise humeur et en retard, Claude n’a qu’à lui écrire une carte de vœux, à sa Cléo. End of the discussion.
Claude referme la porte sur son fils. Sur la table du salon, la boîte numérique noire reste placidement muette. À Nico qui ne cesse d’agiter devant elle le mot “retraitée”, Claude a lu un jour la définition du Larousse :
retraite : action de se retirer de la vie active, d’abandonner ses fonctions ; état de quelqu’un qui a cessé ses activités professionnelles : prendre sa retraite. Prestation sociale servie à quelqu’un qui a pris sa retraite : toucher sa retraite. Éloignement où l’on se tient des préoccupations profanes pendant quelques jours pour se recueillir ; lieu où se déroulent ces exercices. Lieu où quelqu’un se retire pour vivre dans le calme, la solitude, ou pour se cacher : un appartement qui a servi de retraite à un fugitif. Marche en arrière d’une armée qui ne peut se maintenir sur ses positions.
Claude, elle, a “marché en arrière”.
Dans le miroir, celle qui pleure la fait sourire, vieille jeune femme butée, la mère d’une centaine de “filles”, dont celle qui fêtera ses quarante-huit ans aujourd’hui : Cléo.