Dans l’agenda 1999 de Claude, l’année de leur rencontre, Cléo n’était que chiffres et couleurs : 1 m 73. 59 kilos. 87/60/86. 28 ans. Cheveux roux. Yeux noisette. En dépit de sa taille, moyenne pour une danseuse de revue, la nouvelle était très appréciée par la direction. Cléo apprenait vite et passait sans broncher d’un style à l’autre, apanage des danseurs télé.

Le jour où l’une des solistes, une Australienne, se blessa en répétition, c’est tout naturellement que Cléo fut choisie pour la remplacer au débotté, apprenant les pas à 17 heures pour danser à 20 heures. La semaine suivante, elle fut promue danseuse “swing”, un honneur harassant pour celle qui devrait désormais connaître plusieurs numéros afin d’être prête à pallier les éventuelles défections. La “swing” était toujours pour Claude une source de soucis, adapter au dernier moment le costume d’une fille à une autre nécessitait de trouver des “trucs”. Les lèvres serrées autour d’épingles, un mètre autour du cou, Claude fouillait dans des boîtes en PVC remplies d’échantillons de tissu et de bobines de fils de toutes les couleurs : l’Australienne avait les bras graciles d’une ballerine, il faudrait vêtir Cléo d’un boléro afin d’escamoter ses triceps et ses deltoïdes. Il faudrait coiffer Cléo de longues plumes grenat pour faire oublier les six centimètres qui la séparaient de Susanna, une autre blessée.

 

Lorsque Claude déposait leurs costumes aux danseuses en loge avant le spectacle, elle entendait Cléo dispenser ses “trucs” aux plus jeunes : la meilleure façon de rouler son collant à la taille et de le fixer à l’élastique du string, le film qu’il fallait absolument aller voir et en VO, elle proposait d’aider une autre à recouvrir son dos de fond de teint, laissait son numéro de téléphone à une Russe de vingt ans qui ne connaissait personne à Paris.

Elle avait même offert à Claude en mal de baby-­sitter d’aller chercher Nico à l’école à 17 heures : Cléo ressemblait à ces petits canards dodus avides de bien faire, les “Castors Juniors” des Picsou de son fils.

Un Castor Junior adorable mais doté d’une répartie aussi inattendue que réjouissante : comme ce jour où, à un technicien lumière qui se plaignait de sa musculature – les éclairages latéraux mettaient en évidence ses quadriceps – Cléo avait rétorqué qu’elle n’avait pas douze ans et que s’il aimait les petites filles, il faudrait voir ailleurs.

Cléo, qui préférait que Claude la déshabille de dos, abordait tout de face : elle n’avait aucunement l’ambition d’être soliste, sa place de “swing” lui plaisait bien. Être le calque des empêchées. Si la télé lui manquait ? Pas vraiment. À force de gros plans, on finissait par devenir un visage connu, qu’on apostrophait dans la rue. Ou plutôt, une paire de fesses célèbres.

Claude l’écoutait virevolter d’un sujet à l’autre pendant les essayages : Claude avait-elle lu, la veille, la critique de leur spectacle dans tel quotidien ? Pas même classé dans la rubrique “Spectacles”, mais dans “Divertissements” ! Et pas une ligne sur les danseuses. Rien sur les costumes. “À voir si on aime l’esbroufe” pour tout compliment. À la page “Spectacles”, on louait la “cruauté contemporaine” d’un chorégraphe belge. Cléo l’avait vu, ce ballet ; si cruauté il y avait, c’était celle du chorégraphe envers ses danseuses : elles semblaient endurer leur nudité, accroupies sous des spots blêmes accusant leurs moindres défauts. Cléo en avait souffert jusque là-dedans, son doigt indiquant la place du cœur. Si elle avait bien compris, il y avait la nudité “novatrice” qu’acclamaient des spectateurs des classes moyennes et celle de la revue, réservée aux ploucs venus en car de leur province. Du simple mépris de classe.

 

Cléo avait attendu quelques semaines avant de se risquer à des sujets plus intimes : Claude avait-elle un copain, ou peut-être… une copine ? Pour Cléo, ça n’était pas simple d’être lesbienne dans le milieu de la danse, on la soupçonnait de mater les filles dans les douches. Certaines insinuaient que Cléo devait sa place à une coucherie avec la directrice. Ou c’étaient les techniciens qui lui glissaient des remarques salaces sur une danseuse, certains qu’elle apprécierait.

Cléo était célibataire depuis Lara. Lorsqu’elle prononçait ce prénom, le “a” final n’était qu’un soupir, quelque chose d’éteint.

Avant Lara, elle n’avait été qu’un brouillon de fille. Lara se bagarrait, elle rudoyait les certitudes, ce à quoi Cléo n’était pas habituée, à l’époque. Elle avait tout compris mais trop tard. Le mot “rupture” était juste : elle avait vécu un déchirement d’elle-même. Mais personne, et encore moins une fille comme Lara, ne serait restée en couple avec un paillasson.

Lorsque Cléo s’était éclipsée, le malaise de Claude avait perduré, d’avoir été témoin de la férocité avec laquelle Cléo parlait d’elle-même.