nom : *si vous ne souhaitez pas répondre à cette question, passez à la suivante.
prénom : *si vous ne souhaitez pas répondre à cette question, passez à la suivante.
Anton fait aller et venir le curseur de l’ordinateur sur la page, indécis.
en quoi pensez-vous que votre témoignage pourrait nous aider ?
Le curseur oscillant sur la page, l’aiguille d’une balance impuissante à attribuer un poids à la décision d’Anton. Dans sa boîte mail, un mail de sa tante, intitulé “mercredi ?”.
*
Jusque très récemment, Anton ne la voyait qu’aux anniversaires, à Noël et à Pâques. Sa tante aux cuisses larges et au teint bistre qu’elle ne rosissait pas de blush, si peu semblable aux autres femmes de la famille, uniformément redessinées, des sourcils aux soutiens-gorges ampliformes que leurs tee-shirts laissaient deviner. Sa tante au vaste corps, présente à chacune des réunions de famille mais absente des conversations les plus anodines. Sa tante, plus enfantine qu’une enfant, dont il avait parfois l’impression qu’elle lui volait son âge. Si Anton était félicité pour ce qu’il accomplissait, sa tante, elle, se signalait par ce qu’elle n’accomplissait pas dans une famille qui portait aux nues la maternité et les apparences : pour elle, ni enfant ni régime ou coiffeur, pas plus que de plan de carrière. Elle avait été vendeuse chez un fleuriste, secrétaire à l’accueil d’un cabinet vétérinaire, s’était inscrite à des cours par correspondance en psycho et sciences sociales. Chaque épisode s’achevant sans qu’on sache qui avait choisi d’y mettre fin, elle ou un employeur lassé de ses absences. Car elle “attrapait tout” : microbes, virus et lumbagos.
Lorsque Anton était enfant, la famille se retrouvait une semaine au mois d’août dans une location au bord d’un lac ; elle s’emparait des clés de la voiture comme des dés d’un jeu et disparaissait pour la journée entière. À l’heure du dîner, elle était de retour : on l’entendait ouvrir le réfrigérateur, couper une tranche de pain, après quoi, déclinant l’invitation de prendre place à la table familiale, elle regagnait sa chambre, une assiette de tartines beurrées à la main. Lorsque Anton se rendait aux toilettes au milieu de la nuit, il la trouvait pelotonnée sur le canapé, qui lisait, une théière à ses pieds. Tandis qu’il s’extrayait lentement de l’enfance, sa tante flottait entre l’adolescence et l’âge mûr.
Sept ans auparavant, elle avait quarante ans, sa tante avait fait renaître l’espoir : elle avait trouvé “quelqu’un” ! Si ce Robin et elle s’y mettaient tout de suite, elle avait encore une petite chance de tomber enceinte. Puis, ne voyant rien venir, la famille avait loué l’abnégation de Robin : rester aux côtés d’une femme qui ne lui donnait pas d’enfant, ne gagnait pas, ou mal, sa vie et ne “s’entretenait” pas, c’était une sacrée preuve d’amour.
Mais Robin repoussait ces éloges : des gosses, il en voyait assez au collège où il était conseiller d’éducation. Et il était fier que sa compagne soit responsable bénévole de l’association Animalêtre-Île-de-France sur Facebook, répondant aux messages à toute heure.
Sa tante : l’accroc voyant sur une robe, la tache qui perdurait. Celle d’une histoire. Toutes les familles étaient tissées d’histoires, qu’un chœur de vies perpétuait. Les histoires-sédiments cimentaient le clan plus sûrement que les naissances et les anniversaires, ces évocations du jour où, de la fois où…
Mais la famille d’Anton était tressée d’une histoire qu’on n’évoquait pas. Pas parce qu’on l’avait oubliée, mais parce que tous la connaissaient. L’histoire était un élément du décor, on savait ne pas s’y cogner. Une histoire trouée de silences embarrassés, dont sa tante était l’actrice principale, même si le rôle qu’elle y tenait était flou, presque effacé.
Anton en connaissait le prologue et la conclusion : sa tante, fillette brune au teint de noisette avait modestement commencé la danse classique dans une MJC puis, à l’adolescence, à force de travail, avait remporté deux médailles de bronze dans divers concours. Trente ans plus tard, la famille n’en revenait toujours pas : un matin, l’année de ses dix-huit ans, elle avait annoncé que tout était terminé : la danse et le fiancé quadragénaire en costume invité à chacun des déjeuners dominicaux.
Tous ces efforts, et pour finir comme ça. Le “comme ça” désignait un corps en grève qu’Anton, enfant, observait à la dérobée, tentant d’y déceler les traces de la danseuse qu’elle avait été : cette façon de poser les pieds en ouverture. La finesse des poignets contrastant avec le haut des bras charnus. Cette façon fluide qu’elle avait de se déplacer, un glissement.
Il y avait quelque chose d’obscène à scruter ainsi sa tante, quelque chose de brutal à vouloir attifer d’un tutu blanc ce corps ample en la défaisant des chemisiers à col clair et des jupes courtes qu’elle portait en toute saison. Quelque chose d’une traîtrise, aussi, à imiter les adultes et à, comme eux, faire précéder d’un soupir inquiet le prénom de sa tante. Quand Anton la trouvait si belle. Mais appartenir à une famille était faire allégeance au fonctionnement d’un clan, perpétuer ce qui était.
Jusqu’au 13 octobre 2019.