Le dîner d’anniversaire d’Anton était un événement auquel pas un seul membre de sa famille ne dérogeait. Tous venaient célébrer celui qu’ils surnommaient “le petit prince”. On lui ébouriffait les cheveux comme si on n’était toujours pas accoutumé à sa blondeur légère ; sa mère s’était inquiétée qu’il “fonce” en grandissant mais il n’en avait rien été, heureusement ! Chaque anniversaire était l’occasion de raconter cette première fois où ils avaient vu le nourrisson Anton : mais de qui tenait-il ? Certainement pas de ses parents ni de ses oncles, bruns jusqu’aux yeux ! Il semblait à Anton que tous assistaient à sa vie comme on reste aux deux séances d’un film qu’on ne se lasse pas de revoir. Des spectateurs bruyants et aimants réunis, ce soir d’octobre, pour fêter ses quatorze ans.

Les joues cramoisies, sa grand-mère, sa mère, allaient et venaient, glissant dans son assiette un morceau de viande supplémentaire, tiens, bien grillé, comme tu aimes. Anton, lui, racontait. Ce qu’il avait lu, ce qu’il avait vu, ce sur quoi il travaillait au collège : la façon dont la presse avait rendu compte de deux affaires similaires, à dix années d’écart. En 2005, une ancienne joueuse de tennis avait révélé avoir été victime, à l’âge de quatorze ans, d’abus sexuels de la part de son entraîneur quadragénaire, l’affaire n’avait pas fait grand bruit. Aujourd’hui, les médias lui auraient consacré plusieurs pages : comme pour cette actrice trentenaire qui accusait un réalisateur d’emprise et d’abus sexuel, il lui avait offert son premier rôle à l’âge de douze ans ; dans une interview, il invoquait pour excuse la passion qu’elle lui avait inspirée.

Le professeur d’histoire qualifiait le phénomène MeToo de révolution plutôt que d’évolution. Sa sœur, Dafina, raillait l’enthousiasme d’Anton : au secours, son petit frère était féministe !

Leur grand-mère avait hoché la tête puis proposé qu’on passe au dessert et à autre chose.

Alors, une voix avait surgi, une voix de pluie, timide et tiède. Sa tante s’était tournée vers lui, une touriste égarée demandant le chemin. Pardon mais…

Comment savoir si une histoire était “MeToo” ? Y avait-il des critères ?

Sa tante s’en remettait à Anton comme à un éminent spécialiste, le col de son chemisier blanc dessinait deux ailes raides sur son pull bleu marine. Elle prononçait “mitou”, comme si elle appelait un chaton. La douceur de son visage incliné démentie par sa voix toute droite, sa tante au regard vert d’eau égrenait les questions :

Si le réalisateur affirmait avoir été amoureux de l’actrice, était-ce Mitou quand même ?

S’il avait contribué à sa carrière ? Mitou ?

Qu’en disait-il, le prof ?

Et les jeunes, au collège ?

 

Tous autour de la table, figés, semblant attendre qu’Anton décide de passer à autre chose.

Quelque chose passait, qui menaçait et chacun s’en prémunissait : Robin avait entrelacé ses doigts à ceux de sa tante. Son père se raclait la gorge comme avant un discours. Une cousine s’absorbait dans la contemplation de taches de cire sur la nappe. Un oncle s’était levé pour aller fumer à la fenêtre comme si le repas était terminé.

Avant même qu’Anton ne réponde, les voix, toutes ces voix s’élevèrent, lissant précipitamment le bleu d’un horizon troublé par le passage d’un oiseau à ailettes blanches.

Ces femmes n’avaient aucune pudeur / c’était important la pudeur / là c’était le grand déballage / on confondait tout maintenant / c’était tragique pour les vraies victimes / ça commençait à devenir ridicule ces plaintes déposées pour un oui pour un non.

L’orchestre des voix se tut. La pluie avait cessé.

À peine les bougies soufflées, Robin avait regardé sa montre, remercié pour le dîner, on se reverrait à Noël. Il avait salué la tablée d’un geste ; à Anton, il tendit la main. Quand sa tante se pencha vers lui pour l’embrasser, Anton murmura plus tard. On en reparlerait plus tard.

Le glaçage du gâteau d’anniversaire, épais et d’un rose agressif, gisait dans l’assiette de sa tante.

Celle-là, elle avait toujours fait sa princesse, rien n’était assez bon pour elle. Et comme ça depuis qu’elle était petite. Et elle n’aurait pas encore grossi ? Quand on songeait à la gamine qu’elle avait été…

La célébration nostalgique de la beauté de sa tante enfant annonçait la fin de la soirée, ces anecdotes qu’Anton connaissait par cœur : elle avait à peine douze ans et les hommes se retournaient sur son passage. Le dimanche soir, lorsque le frigo était vide, elle allait sonner chez le voisin et l’emberlificotait pour obtenir un goûter, elle n’avait pas neuf ans. Un jour où sa mère n’avait pas réglé le centre de danse, elle était allée pleurnicher dans le bureau du directeur et l’avait convaincu de lui offrir un mois de cours gratuits. Elle était gonflée, Betty. Une séductrice. Qui faisait tomber les adultes comme des mouches. Elle savait ce qu’elle voulait, ça…

À onze ans, pour payer ses cours particuliers de danse, elle se levait à 5 h 30 les dimanches, la maraîchère la payait au noir. Elle gardait les bébés des voisins. Ne se plaignait jamais de rien.

Si elle n’avait pas fait n’importe quoi, aujourd’hui, ça serait une autre histoire…

À la porte, sa grand-mère avait serré Anton dans ses bras, elle était fière de lui, ça consolait du reste.