Un arrière-goût de gras de viande mêlé à la menthe du dentifrice dans la bouche, Anton avait dormi d’un sommeil sans repos. Le réveil avait sonné, l’aube se proposait, elle s’emparait d’un fond de ciel derrière les immeubles grisâtres.

À la table du petit-déjeuner, Anton dit à son père qu’il était heureux d’avoir suscité l’intérêt de sa tante. Peut-être lui rendrait-il visite un de ces jours.

Parfois, répondit son père, il l’enviait, elle vivait comme une enfant. Pas de réveille-matin, pas d’impôts, des jobs par-ci par-là. Elle avait toujours fait ce qui lui plaisait sans se soucier des conséquences : comme ce mercredi où elle l’avait planté, lui, son petit frère de huit ans, à la sortie de l’école primaire. Il avait attendu dans le bureau de la concierge. Elle avait rappliqué deux heures plus tard, au bras de son fiancé : désolée, elle n’avait pas vu le temps passer…

 

Pouvait-on arrêter d’employer le mot “fiancé” ?

En dépit de la forme interrogative de sa phrase, sa sœur, Dafina, ne posait pas une question. La version familiale de l’histoire l’écœurait mais maintenant qu’Anton était spécialiste ès féminisme, sans doute serait-il autorisé de la questionner, cette histoire. Elle se leva brusquement, posa sa tasse dans l’évier, puis disparut dans sa chambre.

J’ai fâché ta sœur, soupira son père.

Il fallait contextualiser : dans les années 1980, une très jeune fille pouvait tomber amoureuse d’un homme mûr sans qu’on crie au scandale. Marc l’avait beaucoup soutenue. Il l’avait quasiment éduquée, lui achetait des vêtements, des livres… Toutes les jeunes filles n’avaient pas la chance de tomber sur un fiancé instruit, prévenant. Sans l’aide de Marc et cette bourse qu’il l’avait aidée à obtenir, elle n’aurait pas eu les moyens de préparer le concours européen d’Anvers. Il s’était même porté garant lorsque leur mère avait déménagé pour un appartement plus spacieux. Et puis, quand elle était adolescente, ce n’était pas une sainte, ni une tendre, Betty ! Le jour de son audition pour le théâtre de Bordeaux, au moment où elle avait vu la file de danseuses, elle avait pris pour prétexte une envie pressante d’aller aux toilettes ; une fois dans le théâtre, elle avait enfilé justaucorps, collants et pointes et s’était présentée parmi les premières devant le chorégraphe, qui l’avait engagée. Quant à cette façon qu’elle avait eue de tout balancer à la poubelle… Un caprice de princesse.

 

Anton avait entrouvert la porte de sa grande sœur, assise en tailleur sur son lit, son ordinateur portable sur les genoux.

Tu es fort en calcul mental, Anton ? Quand Papa avait huit ans, Betty en avait treize. Le type, une quarantaine. Fiancé ? Pas étonnant qu’elle soit cinglée, Betty.

Mais… peut-être Betty était-elle amoureuse de Marc ? avait tenté Anton.

Décidément, on perpétuait la tradition familiale… Parler de Betty mais pas avec Betty. Exactement ce qu’Anton et elle faisaient en ce moment. Va la voir, avait soufflé Dafina.