CHAPITRE 11

Malgré mes prières, la gardienne de Félix m’a enjointe, avant-hier, de chercher une autre garderie. Je m’y attendais. La pauvre n’en peut plus de le changer de couche et de tolérer ses crises parmi les autres enfants, et je peux très bien la comprendre. Dieu merci, — tiens, tiens, me voilà en train de le remercier maintenant ! — par l’entremise d’une personne de ma connaissance à la direction, j’attends pour très bientôt la réponse positive d’un Centre de la petite enfance où Félix prendra la place d’un enfant sur le point de partir à cause d’un déménagement.

Le fait de contourner la longue liste d’attente grâce à mes contacts va à l’encontre de mes principes, mais au point où j’en suis, plus rien ne peut m’arrêter pour aider mon fils à mieux se développer. La secrétaire de l’orthophoniste, qui reçoit mes appels suppliants chaque semaine, en sait quelque chose ! Dommage que mes tours de passe-passe ne fonctionnent pas aussi bien de ce côté-là. Dieu me pardonnera d’essayer. Quoi ? Encore Dieu ? Au moins, pour sa dernière année précédant son admission à la maternelle, Félix va se trouver, dans un CPE7, davantage en contact avec des enfants de son âge. Cela ne pourra que s’avérer plus stimulant pour lui.

En ce petit matin gris où je pénètre dans mon bureau du centre de services communautaires, la tête basse et déjà fatiguée avant de commencer, je découvre un manuscrit d’environ deux cents pages déposé sur un coin de ma table de travail, accompagné d’une carte et d’une jolie violette africaine mauve. À ma grande surprise, Maxime Sigouin, le jeune homme auteur d’un conte de Noël pour ma fille, a signé la carte et le manuscrit d’un incompréhensible barbouillage au-dessus de l’étiquette portant son nom. La carte présente un court message rédigé à l’encre au-dessus de la signature :

À vous l’honneur, madame Martin !
Vous serez la première à me lire.

Ça alors ! Maxime aurait-il écrit un roman ? Tu parles ! Je n’en reviens pas ! Même le titre me surprend : Paysages effleurés. Quel superbe titre ! Mais de quels paysages peut-il s’agir, pour lui qui n’a jamais quitté son patelin et n’en a effleuré aucun ? Et comment a-t-il pu arriver à taper en si peu de temps tous ces mots à l’ordinateur, une voyelle et une consonne à la fois ?

En dépit de la lourde tâche qui m’attend aujourd’hui, la curiosité l’emporte et je ne résiste pas à l’envie de prendre un peu de temps pour feuilleter quelques pages. Les lignes parcourues au hasard ne mettent pas de temps à me serrer le cœur et à m’embrouiller la vue.

Dans quelques minutes, le soleil allait se lever.

Sur sa chaise roulante, le garçon regardait la mer en furie éclater avec un grondement sourd sur la paroi des rochers. La mer immense, infinie, grise de colère, baveuse d’écume. Elle frappait, frappait inlassablement, impitoyablement, et des trombes d’eau explosaient dans les airs, l’espace d’une seconde, pour retomber avec le fracas du tonnerre.

Alors, comme la mer, avec elle et en elle, il laissa monter sa propre colère, cette monstrueuse révolte refoulée, refrénée, réprimée, endiguée depuis toujours et qui lui donnait la nausée à chaque instant de son existence. Il se mit à hurler d’une voix rauque et étranglée, la seule qu’il possédait. Et le vent emporta ses cris au rythme de chaque lame et de chaque ressac. Pendant un temps hors du temps, l’homme se vida de son âme jusqu’à en perdre l’haleine. Jusqu’à en perdre la notion du temps. Il cria son refus d’être ce qu’il était et n’avait jamais demandé à être.

Puis, le soleil jaillit et, doucement, l’inonda de lumière. Alors, il se calma.

Ah ! mon cher Maxime, comme je peux comprendre tes mots ! Ils proviennent bien plus de ton cœur que de ton imagination, je le sais bien, toi l’immobile qui n’as jamais vu la mer, toi qui n’as pu qu’effleurer les paysages, toi en qui la révolte possède tous les droits. Toi qui es ce que tu es, mais n’as jamais demandé à l’être.

Vivement, je saute une trentaine de pages et m’attarde à la description d’un couple émerveillé en train d’accomplir pour la première fois les gestes de l’amour, des gestes de feu tellement touchants et émouvants, tellement remplis de tendresse que l’évidence me saute aux yeux : il faut les avoir expérimentés pour réussir à les décrire avec autant d’intensité et de réalisme. S’il est vrai que les auteurs se trahissent à travers leur premier roman, ou bien Maxime Sigouin possède une imagination exceptionnellement débordante et est habité de fantasmes grandioses, ou bien il vit concrètement une véritable histoire d’amour. Mais avec qui, grands dieux, et comment ?

Merci, Maxime, de partager avec moi ces pages bouleversantes, merci de m’entraîner amicalement avec toi vers les paysages effleurés mais prodigieux de ton âme, moi qui les croyais éclatés à jamais. Tu sais profiter de la vie à ta manière et cette certitude allume un grand sourire sur mon visage. Grâce à toi, cette journée me paraîtra magnifique, quoiqu’il arrive. Et je lirai ton manuscrit d’un bout à l’autre, je te le promets.

Ma longue liste de rendez-vous me ramène vite à mon programme du jour où je verrai défiler devant moi quelques têtes connues, dont celle de Denis, « l’homme à la fibre optique » d’il y a quelques années. Cette fois, le bonhomme se croit poursuivi et surveillé jour et nuit par des agents de la mafia. À l’entendre, on le traque sans relâche dans le métro. Même les mouvements du policier dirigeant le trafic au coin de sa rue représentent sans contredit des signes de menace dirigés contre lui. J’ai beau lui expliquer que les agents de sécurité du métro ne lui en veulent aucunement et que leur fonction consiste au contraire à le protéger, lui et tous les autres citoyens, rien n’y fait. Le raisonnement ne constitue pas le point fort du malheureux Denis.

— Oui, mais la mafia s’infiltre partout, madame, même dans la police.

— Et pourquoi la mafia s’en prendrait-elle à toi ? Tu ne possèdes pas un sou et tu ne détiens aucun pouvoir. Et je te sais sans malice. Alors ?

— Ces types-là se servent toujours de plus faibles qu’eux, vous savez. Ils ont caché quelque chose chez nous, madame Martin, je suis prêt à vous le parier, mais j’ai beau fouiller partout, je ne trouve rien.

Je pousse un léger soupir d’impatience. Rien ne sert d’essayer de raisonner un schizophrène. Je ne peux que rassurer simplement ce pauvre type et voir à ce qu’il ne manque de rien.

— Dis-moi, Denis, prends-tu toujours tes médicaments anxiolytiques ?

— Euh… non. Il m’en reste plus depuis un bout de temps.

— Tu les reçois pourtant gratuitement ! Écoute-moi bien, je vais faire un marché avec toi : tu vas immédiatement renouveler ton ordonnance à ta pharmacie et tu reviens aussitôt ici pour me montrer tes pilules en me promettant de les reprendre plus régulièrement. Au retour, je te payerai un café. Tu pourras alors choisir un petit gâteau dans les machines du corridor.

— Oh ! yes ! Vous êtes un amour, madame Martin ! Et… allez-vous avertir la police ?

— On verra. Va d’abord chercher tes pilules. On avisera par la suite.

Eh bien, la madame Martin d’amour n’en mène pas trop large lorsqu’elle rencontre sa prochaine cliente, une fois le paranoïaque ayant débarrassé les lieux. Natasha, la jeune toxicomane, maintenant mère célibataire d’un bébé de vingt mois, entre sur la pointe des pieds pour venir se lamenter dans mon bureau. À cause de sa dépendance persistante, la DPJ a refusé de lui remettre l’enfant après sa naissance, préférant confier la petite fille à un foyer nourricier avec droit de visite pour la mère. Natasha n’a usé de ce droit qu’à une ou deux occasions, évitant sans doute instinctivement l’attachement au bébé en même temps que les regrets de la séparation et les remords qui ne manqueraient pas de l’étouffer. En deux ans, la malheureuse n’a pas réussi à mettre un terme à ses trips de drogue de plus en plus nombreux et de plus en plus heavy.

Écourtichée, la poitrine décolletée et le visage abondamment grimé sous la tignasse blond platine, la jeune fille brandit sous mon nez, en lançant de hauts cris de protestation, la lettre lui demandant de signer, à quelques semaines de la date d’échéance émise par la loi, un formulaire de renoncement à ses droits sur l’enfant afin de le confier dès maintenant à l’adoption.

— La travailleuse sociale de la DPJ a-t-elle soumis ton cas à un juge ? A-t-il émis une ordonnance ?

— Oui, il a insisté pour que je retourne encore une fois en thérapie.

— Et alors ?

— Alors… euh… J’y suis allée quelques jours et me suis finalement sauvée du centre. Des thérapies, j’en ai assez, moi ! Ils ont pas le droit, ils ont pas le droit de m’enlever mon bébé ! Cette petite-là, elle m’appartient !

— Natasha, ta fille a besoin d’une vraie maman pour s’occuper d’elle. Et plus le temps passe, plus ça devient urgent.

— Sa vraie maman, c’est moi, O.K. !

— Mais tu ne la connais pas, cette enfant-là, tu ne vas même pas la visiter !

— Pas de ma faute si j’ai pas le temps. Faut bien que je gagne ma vie, moi ! J’aimerais bien ça vous voir vous coucher à quatre heures du matin après une nuit dans un bar, et vous relever le lendemain matin pour faire des guili-guili à un bébé ! Mais un jour, je m’en occuperai. Arrêtez donc de vous inquiéter, ça va venir, vous le savez bien !

— Quand, Natasha, quand ? Ta fille aura bientôt deux ans et rien ne change.

De plus en plus, je vois son maquillage se dissoudre dans les larmes et rouler sur ses joues en de longues traînées noires. Des larmes sales et passagères d’un accès passager de sentiments maternels sans fondements qui ne dureront que quelques minutes. Des larmes qui iront allègrement s’assécher au fond d’une piquerie dans l’heure qui suit, j’en gagerais ma chemise.

Si je ne me retenais pas, je prendrais cette mère dénaturée par les deux bras et je la secouerais en lui criant par la tête : « Tais-toi, tu as toujours préféré la drogue à ta petite fille et tu ne la connais même pas ! Tu es indigne du titre de mère et ton bébé mérite mieux que toi ! Quelle vie veux-tu lui offrir, à ton enfant, hein ? Une pareille à la tienne ? »

Mais je me retiens de prononcer ces mots blessants et humiliants et tente plutôt de les chasser de mon esprit. L’infortunée Natasha porte déjà en elle suffisamment de souffrance. Lui crier des bêtises ne ferait qu’envenimer la situation. Et une travailleuse sociale, ça ne porte pas de jugements et ça ne crie pas de bêtises !

Je tourne donc ma langue dix fois plutôt que sept. Puis, après un soupir pour reprendre mon calme, je pose mes mains sur ses épaules pour la rapprocher de moi et plonger mon regard directement dans le sien. Un regard que je voudrais maternel et non celui d’une assistante professionnelle. Un regard affectueux de mère que la pauvre fille n’a probablement jamais pu scruter de toute sa misérable existence.

— Écoute-moi bien, ma belle Natasha. Pour une fois dans ta vie, pour une seule et unique petite fois, je vais te demander d’agir comme une vraie mère et de laisser jaillir de ton cœur un élan d’amour envers ton enfant. Tu sais, l’amour, ça demande parfois de s’oublier soi-même. Je voudrais te voir accepter avec générosité de lui donner ce que toi, tu n’as jamais reçu : une maman et un papa stables qui l’aimeront et l’élèveront normalement dans un milieu favorable à son plein épanouissement, tu comprends ? Donne-lui une chance de bonheur, Natasha. Fais au moins ça pour elle, donne-lui une famille en signant ce papier.

Blottie contre mon épaule, l’adolescente sanglote comme une enfant. Je me permets d’insister.

— Ce que je te demande est difficile à accepter, je le concède. Et ta petite fille ne connaîtra peut-être jamais le sacrifice que toi, sa mère biologique, accomplira aujourd’hui et que personne ne lui racontera vraisemblablement jamais. Mais toi, Natasha, toi, dans le secret de ton cœur, tu sauras. Car ton enfant pourra mener une vie saine et heureuse, comprends-tu ? Et le secret de ton geste grandiose t’habitera pour le reste de tes jours, crois-moi ! Quand, certains soirs, tu atteindras le bas-fond et te sentiras peu fière de toi, tu pourras toujours songer qu’un jour, tu as commis une grande et belle action, une action difficile mais merveilleuse, en donnant les meilleures chances au monde à ton enfant. Grâce au renoncement généreux de sa mère, une petite fille grandira heureuse quelque part sur la planète.

— Arrêtez, madame Martin, arrêtez !

— Pour le moment, ma grande, admets que tu n’es pas et ne seras pas en mesure de prendre soin d’un bébé avant très longtemps. Cependant, il n’est jamais trop tard pour te rattraper et repartir à zéro. Mais pour cela, tu devras retourner en thérapie, tu comprends ?

En retenant mon souffle, je réitère ma question.

— Tu comprends ? Repartir à zéro… et définitivement. Une fois pour toutes. Tu le peux si tu le veux, mais tu dois le désirer sincèrement, cette fois. Très fort et pour de vrai. Il faudra y mettre toute ta volonté et y consacrer toutes tes forces et tes énergies. Alors, ton sacrifice ne servira pas seulement à ton enfant, mais à toi aussi. À toi… Tu me comprends bien ? Tu te dois bien ça, ma belle Natasha…

Le signe affirmatif et silencieux à peine perceptible ressenti contre ma poitrine me chavire.

— Dans ce cas, on va contacter la travailleuse sociale de la DPJ pour une autre thérapie, tu es bien d’accord ? En faisant tout ce qu’il faut pour que cette fois, ce soit la bonne, la définitive, la vraie. Et on l’appelle ensemble, là, dès maintenant.

Je la presse de nouveau tout doucement contre moi, mais avant de m’occuper de la thérapie, je lui désigne d’abord le fameux papier déposé sur mon bureau.

— Je ne peux t’obliger à rien, Natasha, car tu as maintenant dix-huit ans et tu es désormais entièrement responsable de tes actes. Libre à toi d’y apposer ou non ta signature. C’est ta décision à toi, pas la mienne.

— Vous avez raison, je vais vous le signer votre satané papier et ensuite, j’espère que vous ne m’en parlerez plus jamais !

D’une main mal assurée, je la vois tracer d’une écriture presque illisible les lettres de son nom, mettant ainsi un point final à cette sordide histoire. Impressionnée, je sais que ce barbouillage, s’il représente un drame pour la mère, n’en constitue pas moins le sceau garantissant une vie probablement normale pour une petite fille innocente et sans voix. Et qui sait, peut-être cela représente-t-il une leçon de vie et un nouvel espoir pour Natasha ? Je pousse un imperceptible soupir de soulagement.

Au plus profond de tout être humain, fût-il le plus monstrueux des personnages, existe toujours secrètement une fibre d’amour et de bonne volonté, enfouie sous des tonnes de frustrations, de préjugés, de révolte ou de sentiments de mal-être. Il suffit parfois de creuser au bon endroit et avec une certaine habileté pour découvrir, sous les détritus, l’existence de précieuses fibres de bonté, preuve que l’on ne doit jamais renoncer à l’espoir. En soupirant, je la regarde partir la tête basse. Vers quel autre paysage s’acheminera-t-elle, cette enfant qui n’a pas plus demandé à vivre ce qu’elle a vécu depuis l’enfance que le quadriplégique Maxime a demandé à être ce qu’il est ?

Hélas, ma foi en l’espoir en prend un dur coup après cette difficile matinée lorsque, en début d’après-midi, j’accompagne la représentante de la DPJ pour une première visite dans une petite rue du centre-ville. Plusieurs plaintes ont été portées de la part des autorités scolaires au sujet de trois enfants d’une même famille souffrant de malnutrition. Les petits paraissent chétifs, se présentent à l’école sales et mal vêtus, sans avoir déjeuné. Souvent, ils n’ont ni apporté de lunch pour le midi ni fait leurs devoirs. La mère, qui les élève seule, a été convoquée à plusieurs reprises, mais elle ne s’est jamais présentée à ses rendez-vous.

Aujourd’hui, nous nous présentons à sa porte de façon imprévue, avec un mandat en main. Hélas, ce que nous y découvrons nous jette par terre : la femme qui, à travers la fenêtre, a crié d’une voix chevrotante d’entrer après nos trois tentatives sur la sonnette, est étendue sur le divan d’un salon délabré et encombré d’un bout à l’autre de traîneries de toutes sortes, vêtements, vaisselle sale, jouets, serviettes et, dans un coin, un aspirateur débranché.

Marie-Anick Therrien ne paye pas de mine : maigre à faire peur, le teint terreux et la tête complètement chauve, la jeune femme soulève à peine la tête en nous apercevant.

— Entrez. Excusez-moi, je n’avais pas la force de me lever pour aller répondre.

— Madame, vous avez l’air malade.

— Oui, j’achève.

— Vous achevez ? Comment ça ?

— D’après les médecins, il ne me reste que quelques mois à vivre, sinon quelques semaines. J’en suis à mon troisième cancer et cette fois-ci, il n’existe plus d’espoir, les métastases me rongent partout. À moins d’un miracle, je vais mourir très bientôt.

— Ah, Seigneur ! Mais avez-vous réclamé de l’aide pour vous et vos enfants ? Il existe des ressources pour s’occuper de vous et trouver quelqu’un pour vous dépanner.

— Non, pas encore. Je préfère me rendre à la limite, j’ai trop peur qu’on m’envoie à l’hôpital. Vous comprenez, je n’accepte pas de perdre mes petits, mes amours. Je ne veux pas me les faire enlever, je veux les garder auprès de moi le plus longtemps possible. Chaque jour, chaque instant me sont tellement précieux, comprenez-vous cela ? Avant longtemps, je… je…

La femme se met à geindre faiblement, comme si elle ne trouvait même plus la force de pleurer.

— Vous n’avez pas de mari, pas de famille, pas d’amis ?

— Non. Le père a disparu sans laisser d’adresse, il y a plusieurs années, et toute ma parenté réside au Nouveau-Brunswick. J’habite ici depuis deux ans seulement.

— Ma pauvre, pauvre dame ! D’après ce que je vois, le temps de vous séparer de vos enfants pour mieux vous faire soigner arrive à grands pas. Est-ce que je me trompe ? Par contre, avec davantage d’aide, peut-être arriveriez-vous à survivre un peu plus longtemps ? Je vais tâcher de vous en trouver, mais…

— …

— Et vos petits aussi ont besoin de plus de soins. Tôt ou tard, cela doit arriver. Je suis tellement désolée, croyez-moi, tellement désolée…

Un peu plus et je me mettrais à gémir plus fort qu’elle, car je me sens comme l’agent du diable. J’ai beau croire en l’espoir, certaines vérités à faire frémir restent sans appel. Devant de telles horreurs incontrôlables, les pitoyables humains que nous sommes n’ont pas le choix de s’incliner, vaincus. Il faut se rendre à l’évidence : la foi ne peut pas déplacer certaines montagnes, et la mort se montre injuste quand elle s’empare d’une mère de famille de trente-deux ans. Je jette un œil à la travailleuse sociale de la DPJ. Elle ne semble pas en mener plus large que moi, mais réussit à se ressaisir plus rapidement.

— Bon, puisqu’il faut prendre des décisions, nous allons regarder ensemble les avenues qui se présentent.

Des avenues ? Quand on sait que la dernière avenue de cette femme deviendra sous peu celle du cimetière et que, dès maintenant, il nous faut déjà diriger trois futurs orphelins vers de nouvelles avenues inconnues où n’existe aucune garantie de bonheur, je me demande parfois à quoi rime le grand jeu de la vie. Espérons que l’avenir ménagera tout de même de belles et bonnes surprises à ces enfants-là.

Si La Faucheuse ne lésine pas pour arracher scandaleusement une mère à ses jeunes enfants, la visite suivante ne me remonte pas davantage le moral. Cette fois, j’y vais seule. Il s’agit d’évaluer la situation d’un vieux couple qui s’obstine à conserver son logement malgré son incapacité de plus en plus évidente de se débrouiller seul.

Évidemment, je me suis bien gardée d’annoncer ma visite. Depuis quelques semaines, l’homme de quatre-vingt-dix ans a pris le lit à cause d’une infection urinaire chronique en train de s’aggraver. Sa femme, dévorée par les rhumatismes et se déplaçant péniblement à l’aide d’une canne, persiste à vouloir le soigner à la maison, se doutant bien qu’une hospitalisation risquerait de signifier un départ définitif et sans retour de son homme. En dépit de l’aide fournie par le centre, elle semble, de toute évidence, dépassée par la situation. Même sans la présence d’un mari malade, je doute qu’elle soit suffisamment autonome pour se tirer d’affaire toute seule. L’appartement m’apparaît sens dessus dessous, il n’y a presque plus rien dans le réfrigérateur et le vieil homme râle dans sa chambre, couché dans sa vomissure.

Il m’incombe donc, malgré moi, de sonner le glas pour ces amoureux liés, soudés l’un à l’autre depuis près de soixante-dix ans. Aussi bien leur annoncer la fin du monde. La leur, à tout le moins ! Je tente néanmoins de leur laisser une lueur d’espoir.

— Votre mari doit s’en aller à l’hôpital, je le crains, madame. Quant à vous, nous allons essayer de vous fournir davantage de soutien. Si votre homme guérit rapidement et ne requiert pas trop de soins, il pourra revenir ici. Sinon, il pourra aller vous rejoindre dans la résidence où vous serez transférée.

Comme la vie se montre cruelle parfois… Si seulement je possédais encore la foi toute-puissante de mon enfance, peut-être accepterais-je mieux les incompréhensibles caprices du destin…

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Ce soir, Jean-Patrick arrive plus tôt qu’à l’accoutumée, un gros bouquet de roses à la main. Ah ? Mon homme s’imagine-t-il qu’un bouquet de roses sur le coin de la table peut suffire à lui obtenir le pardon pour son absence auprès des siens, certaines fins de semaine ? Ou aurait-il deviné mon immense besoin de me jeter dans ses bras, après cette journée éprouvante au bureau ? Avec un large sourire, il m’annonce pouvoir rester parmi nous au moins quatre ou cinq jours en remplacement de ses absences passées de plus en plus nombreuses. Je ne résiste pas à lui sauter au cou.

Comble de bonheur, Gabrielle s’amène aussitôt, son bulletin scolaire plus que satisfaisant en main, pour se jeter en même temps que moi dans les bras de son père, suivie de Félix qui s’avance d’un pas hésitant pour rejoindre notre groupe en prononçant pour la première fois, nettement, clairement et d’une voix précise, un mot qui nous arrache tous des larmes :

— Papa !

Soudain, j’aperçois la violette posée à côté du manuscrit de Maxime sur la table à l’entrée du salon. Je voulais cette journée magnifique, eh bien ! elle se terminera magnifiquement.

Surtout, ne jamais renoncer à l’espoir.