CHAPITRE 12

— Non, Félix, j’ai dit non ! Tu choisis seulement une chose, pas deux !

Félix se roulait par terre parce que je lui refusais un autre bonbon parmi les centaines de friandises étalées sur le présentoir. Comme toujours, j’ai jeté un œil épouvanté dans le magasin. À mon soulagement, cet après-midi-là, il ne se trouvait personne d’autre pour assister à la scène répétée pour la cinquième journée d’affilée. Les autres jours, le silence se faisait parmi la clientèle et tous se retournaient vers moi avec l’air de dire : « Quelle emmerdeuse, cette femme, et quelle imbécile ! Qu’est-ce qu’elle attend pour le remettre à sa place, son petit démon ? »

Toujours en attente d’une évaluation chez l’orthophoniste, je suis retournée consulter la psychologue pour enfants avec Félix dans l’espoir, non seulement d’apprendre des façons de mâter le fameux petit démon, mais aussi pour enrayer les effets négatifs sur moi-même d’une remise en question qui ne manque pas de remonter à la surface, certains soirs.

Félix souffre-t-il d’autre chose que d’un problème de langage ou bien suis-je simplement une mauvaise mère ? Je songe au spectre de l’autisme, éventualité dont elle a fait mention, l’autre jour, et cela me fait frémir. Jusqu’où le comportement de cet enfant résulte-t-il d’un trouble envahissant du développement, et jusqu’où est-il le fruit de trop de tolérance de ma part, comme le prétend Jean-Patrick ? Pour quelle raison ne puis-je pas l’élever comme sa sœur, en dépit de ses difficultés à comprendre mes mots ? À vrai dire, j’ai surtout besoin de trucs pour garder mon sang-froid et contrer mes maladresses.

La psy m’a conseillé d’emmener Félix au dépanneur tous les jours pour l’entraîner au « oui » et au « non ». Je dois alors l’habituer à se conformer à la règle de ne choisir qu’une seule et unique gâterie et non pas de s’emparer, comme un petit fou, de tout ce qu’il a sous les yeux. Malgré mon acharnement et ma rigueur, les crises se répètent inlassablement de jour en jour au beau milieu du magasin, sans véritable signe de progrès. C’est à désespérer, Félix ne comprend strictement rien.

Ce jour-là, donc, pour la millième fois depuis sa naissance, je me suis retenue de lui donner une puissante tape sur les fesses entre deux étalages de friandises. De retour à la maison, vaincue et découragée, je l’ai confiné dans sa chambre en refermant la porte avec exaspération.

— Tu veux brailler, mon gars ? Eh bien, braille ! Moi, je démissionne, je ne suis plus capable. Plus capable ! Je vais craquer, je le sens, et là, je ne pourrai plus répondre de moi-même. C’est sur mon cas et sur le tien que ma cousine détective va devoir enquêter avant longtemps ! Tu es en train de me rendre folle, comprends-tu, Félix ? COMPLÈTEMENT FOLLE !

C’est une mère éplorée, gémissant sur le coin de la table de cuisine et parlant toute seule à voix haute, que Gabrielle a trouvée au retour de l’école.

— Pourquoi tu pleures, maman ?

— Je suis juste fatiguée, mon amour.

— Il est où, Félix ?

— Dans sa chambre.

— Je vais le chercher.

Dans ma détresse, je n’avais pas réalisé que le frérot avait cessé de se lamenter depuis un certain temps. Dès l’ouverture de la porte, l’odeur nauséabonde n’a pas mis une seconde pour m’atteindre. Le bout du bout, la cerise sur le sundae, ou plutôt le tas de merde sur mon existence ! N’eût été la présence de Gabrielle, j’aurais étripé mon fils. Je suppose qu’il existe quelque part, au fond de l’âme des mères, une réserve de forces insoupçonnées puisées aux sources mêmes de leur amour maternel, car je n’ai pas perdu la tête comme j’aurais pu le faire.

Avec une patience que je ne me connaissais pas, j’ai doucement lavé Félix, nettoyé sa chambre, pris moi-même une douche et, avec l’aide de ma petite fille si raisonnable, j’ai préparé le souper pendant que Félix actionnait, à rendre fou le plus sage des moines tibétains, le klaxon de son auto de course. Le plus difficile a été de ne pas raconter l’incident à Jean-Patrick, le soir au téléphone. Et seule ma ferme résolution de servir à mon fils la fessée du siècle devant tout le monde s’il adoptait encore le même comportement, lors de notre prochaine visite au dépanneur, m’a permis de trouver le sommeil aux petites heures du matin. Comme je m’y attendais, ma détermination a été vertement mise à l’épreuve dès le lendemain. Cette fois, je n’ai pu résister et me suis mise à rudoyer Félix et à le secouer furieusement. Me voyant hors de moi, la caissière a fait office d’ange et s’est approchée pour poser silencieusement une main amicale sur mon bras dans le but de me calmer. Le petit en a été quitte pour une costaude séance de secouage et une solide enfilade de bonnes tapes sur le derrière.

Dieu bénisse les anges. Sans la caissière, je pense que là, devant tout le monde, j’aurais pu assassiner mon enfant innocent, tant la rage trop longtemps et trop souvent contenue et endiguée menaçait d’exploser. Une rage nourrie par de multiples sorties infaisables au cinéma, au restaurant, chez des amis ou dans la parenté, par d’inévitables et pénibles matinées à l’épicerie avec un petit qui hurle à côté du panier, par des séances à n’en plus finir au salon de coiffure ou à la pesée chez l’infirmière où il ne cesse de se trémousser. Une rage alimentée de raisonnements déficients et d’entêtements stupides, de phrases incomprises par Félix et de mots prononcés à la diable ou, pire, qu’il refuse de répéter.

Me voyant retrouver mon calme, j’ai senti la pression diminuer parmi les clients du magasin. Enfin une femme qui sait éduquer son enfant ! Surpris par un tel emportement public chez sa mère et paralysé de frayeur, Félix, lui, s’est tu. Il n’a même pas protesté, tournant vers moi, dans son beau visage mouillé, un regard surpris, naïf et pitoyable. Un regard désemparé que je n’oublierai jamais, pour le reste de mes jours. Un regard de pauvre garçon démuni qui ne possède pas les moyens pour s’exprimer, encore moins pour se comporter en enfant normal. Un regard de petit gars perdu dont le cerveau fonctionne mal et comporte une zone sinistrée, détraquée, dysfonctionnelle. Le sourire réconfortant de la caissière m’a fait l’effet d’une bouffée d’air frais.

— Bravo, madame Martin ! Ce petit-là méritait une rude correction. Mais attention, il ne faut pas exagérer. Au fond, je vous admire, vous savez. Je ne sais pas comment vous faites pour user de tant de patience avec lui.

— « Tant de patience avec lui » ? Mais voyons, ne me parlez pas de patience ! Je viens de manquer perdre le nord, il y a juste un moment ! Mon garçon est malade, vous savez…

— Je le sais, ça se voit ! J’ignore de quelle manière je réagirais moi-même, à votre place. Ne vous gênez pas pour revenir l’entraîner ici chaque jour, s’il le faut. À la longue, il finira bien par comprendre, ce joli garçon. Il peut se montrer si gentil quand il le veut !

Si la femme du dépanneur a pu dire « Je le sais, ça se voit ! », pourquoi son père ne le voit-il pas, alors ? Et comment expliquer les conseils du médecin d’attendre encore et toujours plus de maturation chez l’enfant, au lieu de le soigner dès maintenant ? Même au Centre de la petite enfance où il se fait maintenant garder, on admet ses problèmes particuliers, mais, à l’instar du pédiatre, on parle d’une prise en charge seulement à la maternelle, pas avant. Pas avant, pas avant… Toujours le même discours ! Ils en ont de bonnes ! En tout cas, moi, sa mère, je n’aurai jamais cessé d’essayer d’aider mon fils ! Si seulement on pouvait rencontrer cette satanée orthophoniste…

Je suis revenue du dépanneur penaude et repentante d’avoir sauté une coche, remerciant le ciel qu’une pure étrangère ait réussi à refréner mes élans. Ce soir-là, écrasée de remords, j’ai cajolé mon petit plus qu’à l’accoutumée et lui ai servi du dessert deux fois plutôt qu’une. En le mettant au lit, je lui ai raconté une histoire qu’il n’a probablement pas comprise et lui ai dit cent fois « Je t’aime » en l’embrassant. Gabrielle m’a imitée et nous avons fait une « attaque de becs » à un Félix qui se tordait de plaisir.

Une demi-heure plus tard, ma fille a eu droit, elle aussi, à une attaque de becs de la part de sa mère et à une longue histoire, celle d’un petit agneau malade qu’une fée bienveillante guérissait d’un simple coup de baguette magique.

Le lendemain, au dépanneur, ô miracle, Félix n’a nullement poussé de hauts cris quand j’ai refusé de lui acheter la deuxième auto miniature de plastique qu’il convoitait. Ravie, la caissière m’a lancé un clin d’œil complice et a offert spontanément des petits cœurs en chocolat à mon fils et à sa mère.

— Pour votre belle victoire, madame Martin. Et surtout pour la tienne, mon garçon ! Toutes mes félicitations !

C’est fou, je me suis mise à pleurer au beau milieu du magasin, sous le regard curieux d’une nouvelle cliente qui n’y comprenait rien. Cette fois, c’était de joie.

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Dure, dure semaine… Ce soir, vendredi, j’attends mon homme avec fébrilité. Je ne lui raconterai pas mes histoires de dépanneur, je ne lui mentionnerai pas non plus les deux lavements purgatifs donnés cette semaine à Félix maintenant devenu obsédé par la propreté qu’il observe chez ses petits amis de la garderie et qu’il s’avère incapable d’imiter. Au lieu de faire ses besoins quotidiennement dans la toilette, il préfère se laisser constiper. Sans parler des fois où il confond un simple gaz avec une réelle envie de déféquer ! Il fait alors dans sa couche et devient la risée des autres enfants. Premières expérimentations, pour mon pauvre petit, du phénomène de rejet par les autres enfants que j’appréhende au-delà de tout…

Non, ce soir, quand Jean-Patrick se pointera, les enfants dormiront, la table sera dressée, les bougies allumées et l’apéritif prêt à servir. Une odeur de rôti de porc lui chatouillera les narines et sa femme, parfumée, maquillée, coiffée et vêtue de sa robe d’intérieur la plus sexée, lui ouvrira les bras et le couvrira de baisers. Le couple tombera à la renverse sur le divan du salon devant les braises ardentes de la cheminée, et l’homme lui fera l’amour comme un déchaîné.

Je dois lire trop de romans à l’eau de rose ! Et pourtant, j’en ai besoin, je veux tellement le voir se réaliser, ce fantasme ! La pensée de cette scène m’a tenue en haleine et m’a aidée à me rendre jusqu’à ce soir, huit heures, l’heure habituelle à laquelle l’homme de ma vie revient de Jolicœur.

Mais rien ne se passe comme prévu. La table est pourtant dressée, et le rôti presque cuit. Et moi, impatiente, je réchauffe mes épaules à moitié nues auprès de l’âtre. Mais Jean-Patrick n’arrive toujours pas. De l’autre côté des grandes fenêtres du salon, la tempête de neige fait rage. C’est à peine si je peux deviner les lumières de la rue. Ah ! mon Dieu, faites que tout se passe bien sur la route. S’il fallait qu’un accident survienne ! Huit heures, neuf heures, neuf heures trente… Je ne tiens plus en place. Et son téléphone portable qui ne répond pas ! À presque dix heures, pendant que je fais les cent pas devant la fenêtre, la sonnerie stridente du téléphone brise enfin le silence. C’est lui, enfin !

— Geneviève ? Écoute, je ne suis rendu qu’à mi-chemin. Les routes sont impraticables et la visibilité nulle. Je vais prendre une chambre de motel près d’ici et je rentrerai seulement demain, au cours de la journée.

— Bien, mon amour. L’important, c’est de te savoir sain et sauf. Mieux vaut user de prudence, n’est-ce pas ?

— T’en fais pas. À demain donc !

Le clic brutal résonne à mes oreilles comme le retentissement d’une gifle. Cette sécheresse, ce ton détaché, glacial comme la neige, cette absence évidente de regrets… Pourquoi ne pas m’avoir avertie plus tôt, mon chéri ? Un court appel de deux minutes sur ton portable, vers sept ou huit heures, m’aurait évité tous ces tourments. Tu me connais pourtant, Jean-Patrick Lapierre ! Et pourquoi ne pas te montrer désolé pour notre souper d’amoureux raté ? Je t’en avais pourtant parlé hier, au téléphone ! Est-ce donc si difficile de dire « Je t’aime, je pense à toi, j’ai hâte de te serrer contre moi. Je regrette tellement de ne pouvoir arriver ce soir, je me sens aussi frustré que toi, mon amour, tu m’as tant manqué, cette semaine » ?

Non. Rien. Il ne m’a dit rien d’autre que ce « À demain donc ! » C’est ça, à demain donc, mon chéri, à l’heure qui te conviendra. Comme il est devenu lointain, le beau gars qui m’avait offert des boucles d’oreilles en me parlant de mariage, il y a déjà si longtemps… Lointain et méconnaissable, le beau gars ! Et non seulement lointain mais… absent, même quand il est là !

Quelle est donc cette ville qui semble avoir avalé mon homme ? Jolicœur. Et pourquoi pas « Jolis cœurs », hein ? Peut-être s’en trouve-t-il de très nombreux là-bas, des jolis cœurs ? Je n’ose laisser libre cours à cette évocation. Qui sait si… Non, non, je refuse de songer à ça !

Rageusement, je range les aliments dans le réfrigérateur après avoir enfilé mon gros pyjama de flanelle. Pour le souper, je me contente de pain et de fromage, copieusement arrosés de vin. Trop délicieux, ce clos d’Alsace… Je vois presque le fond de la bouteille quand je décide d’aller me coucher, les idées confuses, les yeux secs et mon « joli cœur » à moi fermé à clé.

Au fond, le destin fait parfois bien les choses. Jean-Patrick ne saura jamais qu’en ce samedi matin radieux de lendemain de tempête, le parrain et la marraine de Félix ont formulé le désir d’emmener les deux enfants visiter le père Noël au centre commercial. Ils les ramèneront à la maison après le dîner. Bien entendu, Gabrielle ne croit plus au père Noël, mais la perspective de recevoir un petit cadeau des mains du vieux bonhomme, une friandise ou un petit livre, je ne sais trop, soulève son excitation. Et son frère, fasciné par le mot cadeau, partage cette effervescence, lui qui, pourtant, ne comprend absolument rien au personnage du père Noël.

— Adeau ! Adeau !

Au moins, Félix a saisi le concept de cadeau, car il a bien vu dernièrement, à l’anniversaire de ma mère, qu’un cadeau renfermait une gâterie dans une boîte emballée et enrubannée. Et s’il se souvenait encore de la tonne de cadeaux reçus lors de sa fête, l’été dernier ? J’aime à le croire.

Au cours de l’avant-midi, j’ai profité de l’absence des enfants pour me remettre de ma cuite de la veille et vaquer à de menues occupations en attendant le retour de mon homme dont aucun appel téléphonique ne me précise l’heure d’arrivée. Cependant, pour une fois, j’apprécierai son retard d’aujourd’hui, pourtant inexplicable et inexpliqué, car en tout début d’après-midi, Simon et Fanie, la mine renfrognée, me ramènent un petit garçon hurlant et sa sœur déçue de sa promenade.

Mon frère ne se gêne pas pour me dévoiler crûment la vérité.

— Dis donc, Geneviève, Félix nous en a fait voir de toutes les couleurs. Oh là là ! Je n’en reviens pas encore !

— Comment ça ?

J’appréhende le pire et courbe les épaules. De quelle frasque de mon gars s’agit-il encore ?

— Imagine-toi que nous attendions notre tour dans la file d’attente pour voir le père Noël quand Félix nous a échappé et est allé démolir une partie du décor en sautant dans le chariot du père Noël afin de s’emparer des grosses boîtes de cadeaux ornementales. Il criait comme un perdu : « Adeau ! Adeau ! » Évidemment, le tout s’est renversé sous les regards réprobateurs de la foule. Même le père Noël a eu l’air fâché. Un gardien a surgi et nous a demandé de nous éloigner. Je n’ai jamais été aussi mal à l’aise.

— Ah ! Quelle affaire ! Je ne sais que vous dire.

Gabrielle, du haut de ses sept ans, croit bien faire en renchérissant.

— Et au restaurant, maman, Félix a renversé son assiette par terre parce qu’il n’aimait pas la nourriture.

Déconfite, je jette un regard de suppliciée au jeune couple. Rien de tout cela ne peut encourager ma belle-sœur Fanie enceinte de six mois. Je la vois porter discrètement les mains sur son ventre, en souhaitant probablement ne pas mettre au monde une telle petite peste. Je la comprends tellement, mais comment le lui démontrer ?

— T’en fais pas, la belle-sœur ! Les enfants ne sont pas tous pareils, et un comme le mien par famille, cela suffit !

Je n’ai pas vraiment envie de les retenir, mais leur offre tout de même un café qu’ils s’empressent de refuser poliment. Je me sens ébranlée, déstabilisée, écœurée. Cet enfer va-t-il finir, un jour ?

Il finit momentanément au cours du même après-midi, sous un soleil éclatant et dans un décor féerique, grâce à la proposition de Jean-Patrick arrivé enfin, tout fringuant et de fort belle humeur. Nous allons glisser, toute la famille, sur la colline du parc voisin aménagée en une immense glissoire pour les enfants. Ma colère se dégonfle alors d’un trait, miraculeusement. Je regarde le père et ses petits s’amuser comme des fous et je les entends rire en se roulant dans la neige. Ils sont beaux, ils sont purs, ils sont pleins de vie, ils sont mes trois amours, ma raison de vivre. Je donnerais ma vie pour eux, tant je les aime. La joie de vivre vient d’exploser à nouveau. Je voudrais voir cette fin d’après-midi durer cent heures.

Je prends alors des dizaines de photos afin d’immortaliser ces instants. Pour fixer à jamais la mine réjouie de Jean-Patrick remontant la pente, le traîneau derrière lui et en tenant ses deux bouts de chou par la main, pour me souvenir de leurs visages rougis par le froid et de leurs yeux brillants de lumière.

Pour ne pas oublier que le bonheur existe encore et finit toujours par revenir, d’une manière ou d’une autre. Ah ! ne jamais l’oublier…

Merci mon Dieu !