Je suis entrée dans la lutte contre la dysphasie comme on entre en religion, prête à renoncer à tout. Si la lutte doit se jouer dès maintenant, je veux, je vais me battre. La dysphasie ne gagnera pas la joute. Ciel, non ! Ma première initiative consiste à pénétrer dans une librairie pour acheter quelques livres sur le sujet, puis à prendre contact avec l’Association québécoise de la dysphasie, comme on me l’a suggéré.
Là, on m’écoute religieusement et on me met immédiatement en contact avec une bénévole spécialiste de la question. Sylvie Sansfaçon, une femme intelligente, énergique et sympathique, elle-même mère de deux enfants dysphasiques. Ce dernier fait me surprend.
— Ça peut donc être héréditaire, cette affaire-là ?
— Oui, on trouve souvent plusieurs dysphasiques dans la même famille. Il faut croire que certains gènes seraient responsables.
Cette affirmation ne manque pas de raviver aussitôt dans mon esprit le souvenir amer de mes trois fausses couches. Et si c’était les gènes de cette maudite maladie qui avaient empêché mes bébés de survivre ? Non, non, je divague ! On ne meurt pas d’un trouble du langage quand on a la grosseur d’une crevette au fond du ventre de sa mère, voyons donc !
On ne meurt pas de dysphasie, point.
— Et… ils ont guéri ?
— Disons qu’ils peuvent maintenant se débrouiller.
Sans doute sensible à la tristesse qui assombrit mon visage, la jeune femme tente de me consoler.
— Pensez qu’il aurait pu arriver pire à votre fils, ma chère dame. Tous les jours, des enfants meurent de cancer, ou pire, meurent de faim. D’autres viennent au monde complètement inintelligents ou tellement handicapés physiquement qu’ils ne pourront jamais profiter de la vie. Songez aux déficiences intellectuelles majeures, aux malformations cardiaques, aux membres atrophiés ou absents, aux aveugles, aux sourds et muets…
Elle a raison. Soudain, l’image de Maxime Sigouin, mon jeune client écrivain, m’effleure l’esprit. Même paralysé, il s’est bien débrouillé, lui ! Et Julien Lecours aussi !
— Je sais tout ça, madame, mais la souffrance des autres ne suffit pas à me réconforter. J’occupe un emploi de travailleuse sociale et la misère humaine, je connais ça, voyez-vous.
— Je peux très bien comprendre. L’important est de penser positivement. Pour les dysphasiques, il existe un espoir réel d’améliorer leur sort. La preuve : mes deux enfants vont maintenant à l’école régulière. Sauf que…
— Sauf que ?
— Sauf que vous ne devez pas devenir obsédée par l’idée de transformer votre fils en un enfant totalement et parfaitement normal. Il s’agit plutôt de développer son potentiel au maximum. Seulement cela. Autrement dit, ne pas vous tracasser avec l’objectif à atteindre, mais fournir plutôt le plus d’efforts possible à chaque jour, un jour à la fois. Vous connaissez sûrement le proverbe « Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage » ? Cela dit tout !
Cette femme a raison. Je croyais avoir compris le message de Catherine Lecours, mais mon raisonnement comportait une faille. Non seulement je dois cesser de brailler sur l’Italie perdue, mais surtout, surtout, il faut m’enlever de la tête l’idée de rendre la Hollande identique à l’Italie. La Hollande restera toujours la Hollande et je dois composer avec cela. Félix aura ses limites et ne deviendra peut-être jamais tout à fait normal. En aucun moment, ne l’oublier. Lui apprendre à se développer le plus et le mieux possible selon ses réelles capacités et non celles que je m’obstine à lui imaginer. Lui donner surtout les moyens de se débrouiller dans la vie.
— Il vous faudra avant tout, ma chère madame Martin, relever la tête pour ne pas perdre de vue la petite lumière qui brille au loin. Vous savez, la lumière au bout du tunnel… Vous verrez, elle ne cessera de se préciser et de devenir plus éclatante au fur et à mesure que vous avancerez dans le temps. Avez-vous entendu parler des classes orthophoniques ou classes de langage ?
— Vaguement. Ça ne fait pas partie des trois propositions offertes dernièrement par son école où on possède une classe spéciale pour les enfants souffrant de toutes sortes de handicaps physiques ou mentaux, mais aucune pour les dysphasiques.
— Dommage, on n’en trouve pas partout.
— J’hésite à marginaliser mon fils en l’excluant d’une classe normale, vous comprenez. Ne risque-t-il pas de développer des complexes en se sentant à part des autres ?
— Comment pensez-vous qu’il se sent actuellement, dans une classe ordinaire ? Tout à fait à part des autres, car il n’arrive pas à suivre leur rythme d’apprentissage. Dans une classe de langage, au contraire, il travaillerait précisément sur son propre problème parmi d’autres enfants souffrant de la même condition. Au bout du compte, après un an ou deux, ou trois, cela dépend de chaque enfant, il serait en mesure de réintégrer sans difficulté une classe ordinaire dans n’importe quelle école publique. Il n’existe rien de mieux pour aider les dysphasiques, croyez-en mon expérience personnelle.
— S’en trouve-t-il une pas très loin de chez nous ?
— Hum, voyons voir… Donnez-moi votre adresse.
Je retiens ma respiration pendant que la femme parcourt sa liste.
— Oui, l’école Bel-Avenir, à une trentaine de kilomètres de chez vous, offre une classe spécialisée en langage. Par contre, les listes d’attente y sont habituellement très longues. Il aurait fallu réserver sa place depuis un an ou deux, déjà.
Un an ou deux, déjà ! Je fais secrètement une grimace à mon pédiatre, à toutes les éducatrices de Félix, à la psychologue au privé, à celle de l’école et même à l’orthophoniste, à l’enseignante de maternelle et à la directrice qui auraient pu me donner ce conseil depuis longtemps. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Je respecterai les limites de mon fils, certes, mais je ne baisserai pas les bras pour autant. La lumière au bout du tunnel, je veux la voir grandir et je vais la voir grandir. Et briller !
Je remercie cette femme généreuse pour ses bons conseils et la quitte en serrant sur ma poitrine ses coordonnées et celles de l’école Bel-Avenir. Désormais, je ne me sentirai plus seule. Quelqu’un, sur cette planète, a connu des problèmes substantiellement identiques aux miens et a gagné la partie. Pour une fois, je me dirige vers le centre communautaire le cœur léger.
Sur mon bureau m’attend une enveloppe de Maxime Sigouin adressée à mon nom. Son message extraordinaire achève de me donner des ailes. Il s’agit d’une carte d’invitation au lancement de son premier roman, Paysages effleurés, publié par une importante maison d’édition de la région.
Wow ! Quelle nouvelle formidable ! Maxime le paralytique, Maxime l’être démuni physiquement, l’homme incapable de bouger normalement, incapable même de parler, a accompli un miracle et remporté une incroyable victoire. Maxime Sigouin a trouvé une voix. Sa voix. Et cette voix est magnifique et me donne envie de chanter des alléluias. Je me rappelle avoir dévoré son manuscrit en quelques heures, emportée par sa poésie et cette touchante histoire d’amour entre une infirmière et son patient handicapé. Ce livre ira loin, je n’en doute pas un instant, et il prouvera que rien n’est impossible en ce bas monde.
Bravo, Maxime ! Je te souhaite tout le succès que tu mérites. Et, ne t’inquiète pas, j’irai sûrement te faire dédicacer trois exemplaires, l’un pour moi et Jean-Patrick, un autre pour mon amie Catherine Lecours, grande messagère d’espoir, et le dernier pour mon fils qui le lira plus tard, quand il aura l’âge de comprendre. Et pourquoi ne pas en offrir un à la fameuse madame Sansfaçon, la dame de l’Association québécoise de la dysphasie dont les sages conseils ont changé ma façon de voir les choses ?
Le premier client à se présenter à mon bureau est Stéphane, un jeune homme de dix-neuf ans, itinérant depuis qu’il a dû quitter le dernier des six centres d’accueil où il a habité ces dernières années. Comme d’habitude, il erre dans la salle d’attente comme un animal en cage, grand et beau, mais le regard empreint de frayeur sous la casquette crasseuse rabattue sur ses oreilles. Stéphane s’imagine que le monde entier veut l’exploiter, le tromper, le voler. Peu fiable et incapable de garder ses emplois et encore moins ses logements, il vit dans l’insécurité totale, habité d’une peur qu’il ne manque pas de noyer dans la marijuana, quand ce n’est pas dans les drogues dures si l’occasion se présente. Il semble n’avoir confiance qu’en moi. Comme à l’accoutumée, il vient chercher des billets d’autobus, se trouvant trop à court pour s’en procurer.
J’entretiens peu d’optimisme quant à l’avenir de ce jeune homme souffrant de paranoïa, sans attaches ni ancrage. Il ne peut jamais travailler de façon stable, car il se fait mettre à la porte partout où il va, ne manquant jamais de foutre le bordel tôt ou tard. Je le sais pourtant naïf et sans malice, petit arbuste sauvage ignoré, balayé par les vents du temps qui passe, et qu’un jour, une sécheresse ou une méchante rafale emportera sans doute dans l’oubli et dans la mort. Parfois, j’aurais envie de l’emmener chez moi et de le couver sous mon aile de mère. Pour qu’il apprenne au moins que l’amour existe, l’amour inconditionnel, vrai et gratuit. Pour qu’il sache surtout, malgré son visage qui n’a jamais appris à sourire, qu’il est digne d’être aimé, lui qui ne l’a jamais été. Pour qu’il devienne enfin quelqu’un pour quelqu’un.
Hélas, malgré mes élans spontanés de bienveillance, je ne peux prendre sur mon dos tous les blessés de la vie, les abandonnés, les errants, les laissés-pour-compte, tous ceux qui ne croient plus en rien, surtout pas en eux-mêmes, parce qu’il n’ont jamais rien reçu, jamais rien expérimenté, jamais rien réussi. Tous ceux-là que je vois entrer quotidiennement dans mon bureau, ceux qui sont seuls, ceux qui ont peur, et froid, ceux qui ont mal, ceux qui pleurent… Les handicapés de l’âme.
— Tiens, mon beau Stéphane, voici tes billets. Dis-moi donc comment tu vas aujourd’hui ?
— Bof… Quand j’viens vous voir, ma’ame Martin, je vas toujours mieux. Vous êtes tellement fine ! Vous, au moins, vous m’écoutez. Vous savez, dans ma vie, les seules personnes qui me parlent sont des polices. Ils me laissent pas dormir, la nuitte, su mon banc de parc, ou ben ils m’obligent à m’en aller quand je quête su’l coin d’la rue. Évidemment, y a aussi les robineux qui me demandent du fort pis les drogués qui veulent du foin. Les chauffeurs, eux autres, y me font des fingers quand j’commence à laver leur vitre d’auto su la lumière rouge. Mais personne s’intéresse à moé… pour vrai !
— Habites-tu toujours le logement que je t’avais trouvé, l’autre jour ?
Le garçon baisse les yeux en faisant non de la tête. Une fois de plus, à mon grand découragement, Stéphane est retourné à la rue.
— Le propriétaire m’a mis à porte la semaine passée parce que chus parti en laissant la porte de l’appartement grande ouverte pis que chus r’venu juste deux jours plus tard. Pis après ? C’est-tu un crime de laisser une porte ouverte ? Je l’ai oubliée, torrieux, c’est pas d’ma faute ! Me v’là su’l trottoir, astheure ! Parce qu’évidemment, le type a pas voulu me r’mettre l’argent du loyer pour le reste du mois. L’écœurant !
— Écoute-moi bien, Stéphane, je te conseille d’aller dormir à la Maison du père et de manger dans une soupe populaire jusqu’au moment où tu recevras ton chèque mensuel d’aide sociale. J’essayerai alors de te dénicher une chambre quelque part. Me promets-tu de faire ça ?
— O.K., ma’ame Martin. Marci ben, ma’ame Martin.
Il se droguera avec l’argent du chèque, je n’ai aucun doute là-dessus, si je ne l’accompagne pas, le jour où il le recevra, pour payer son loyer. Je le regarde partir en soupirant, petit oiseau blessé et irresponsable, handicapé non seulement par une tare de naissance comme mon fils, mais par la société elle-même qui l’a peut-être aidé, mais insuffisamment.
Mon fils… Avant d’appeler le client suivant, j’effectue mon premier appel téléphonique à l’école Bel-Avenir. Tel que prévu, on me demande poliment d’envoyer le dossier de Félix en me prévenant de ne pas entretenir d’espoir pour septembre prochain. Je me retiens de leur annoncer qu’ils n’ont pas fini d’entendre parler de moi, m’efforçant plutôt de rester polie. Ils ne savent pas que j’ai troqué le numéro de l’orthophoniste au privé pour le leur…
— Oui, madame, merci madame. Le dossier, j’irai vous le porter en main propre dès demain, madame. Retenez bien mon nom, madame.
La prochaine cliente entre dans mon local drapée de la tête aux pieds dans un froufrou de tissu orangé et rouge. Pour quelqu’un qui affirme craindre son ombre et désirer passer inaperçue, elle ne pourrait se vêtir de façon plus voyante ! À travers cette explosion de couleurs et son teint d’ébène, le blanc de ses yeux effarés devient quasi magnétisant. Une autre atteinte de psychose chronique.
Marabella est arrivée du Rwanda à la suite des massacres ayant eu lieu dans son pays, il y a près d’une vingtaine d’années, et elle ne s’est jamais remise de son choc post-traumatique. Réfugiée ici en solitaire, à l’époque, grâce aux services de l’immigration, elle ne se sent pas encore en sécurité, même après tout ce temps. Elle a peur de tout le monde, à l’instar de mon client précédent, appréhendant une reprise, même au Canada, du génocide qui a complètement exterminé sa famille. Elle se croit encore dans une tribu, ne fréquente que des prêtres, et ne s’adresse qu’à Dieu, convaincue qu’il lui trouvera un jour un homme dont elle pourra prendre soin. Voilà son autre obsession, en plus de sa peur du génocide.
J’ai beau la diriger vers l’aide psychologique, l’assister dans sa recherche de travail et d’un lieu où se loger, tout est toujours à recommencer. Cette fois, elle vient m’annoncer avoir retrouvé quelqu’un de sa famille par Internet. Je n’ai pas le temps de crier bravo qu’elle s’empresse de me parler d’un oncle lointain vivant à Londres. Évidemment, il n’est pas question de l’envoyer là-bas, si jamais elle en formule la demande, avant de s’informer de quoi il retourne vraiment. De la savoir en mesure d’utiliser un ordinateur me surprend d’ailleurs beaucoup. Voilà la première chose à vérifier. La suite reste à voir.
À cinq heures, je quitte allègrement mon travail pour aller me replonger dans ma réalité à moi, tout de même plus positive que celle de bien d’autres humains nés pourtant sur la même planète et durant la même période que moi.
En entrant dans la maison, une odeur de sauce à spaghetti me chatouille le nez. Jean-Patrick a pu quitter son travail plus tôt, cet après-midi, et il a pris le souper en main. Je le trouve sirotant une bière, assis par terre dans le salon, en train de jouer aux cartes avec Gabrielle. Isolé dans son coin, Félix les regarde d’un air piteux. Chaque fois, devant ce genre de situation, je prie le ciel pour que cet air minable ne reflète pas chez mon fils un sentiment de rejet ou d’exclusion.
Quelques heures plus tard, une fois les enfants couchés, je raconte à Jean-Patrick ma rencontre du matin à l’Association Québécoise de la Dysphasie avec madame Sansfaçon, et je le mets au courant de l’existence des classes de langage. Je m’attendais à plus d’intérêt de sa part, à tout le moins à davantage de questions. En tout cas, à plus d’enthousiasme. Mais il se contente de hocher la tête sans ouvrir la bouche.
— Tu ne dis rien ? Tu ne me demandes pas plus de détails ? Tu n’es pas content ?
— Si on accepte, je suppose que Félix ne pourra pas utiliser le transport scolaire usuel ?
— Euh… je ne sais pas.
— On nous offre déjà trois choix à l’école du quartier. Il me semble que transporter Félix à trente-deux kilomètres d’ici, chaque matin et chaque soir, ne s’avérerait pas une sinécure, tu te rends compte, Geneviève ?
— Si je me rends compte ? Mais voyons, mon chéri, ça n’a aucune espèce d’importance, voyons ! L’essentiel, c’est de guérir Félix le plus rapidement possible. T’en fais pas, je m’arrangerai bien pour obtenir un transport spécialisé pour les handicapés. Sinon…
— …
— Sinon, je m’en chargerai !
Ce soir, en posant ma tête sur l’oreiller, je ne ressens pas l’envie de me blottir contre mon homme, comme à l’accoutumée. Après tant d’années de vie commune, certains de mes paysages éclatent en mille fragments de solitude, et la fusion des corps ne précède plus celle des âmes. Ni celle des ambitions, des désirs, des rêves et de certains engagements.