— À ton tour, mon garçon. Dis-nous quel est ton mets préféré et ton animal préféré.
Félix jette sur son enseignante, madame Lépine, un coup d’œil direct empreint de candeur. La beauté de mon fils me frappe de plein fouet parmi les autres jeunes visages qui l’entourent. Ses cheveux bouclés encadrant sa figure, ses grands yeux bruns transparents de pureté et son sourire, le sourire le plus innocent de la terre, m’apparaissent susceptibles de conquérir les plus endurcis. À cause de la petite fête d’aujourd’hui en maternelle, je l’ai revêtu de sa chemise bleue préférée, agrémentée d’une cravate que Jean-Patrick trouve particulièrement ridicule, aux couleurs des petites autos Flash si populaires auprès des enfants. « Voir si ça a de l’allure de faire porter une cravate à un garçon de cinq ans ! » Mon conjoint ne peut comprendre que les enfants aiment parfois jouer aux grands.
Après une ou deux secondes de réflexion, Félix, tout fier, répond à son professeur en plongeant son regard dans le sien :
— J’aime manger du lion !
Tout le monde éclate de rire. Ne réalisant pas qu’il se trouve tout à coup la cible des railleries de ses compagnons de classe parce qu’il n’a rien saisi de la question, Félix se met à rire avec eux. Naïvement, ingénument. Puis il me cherche des yeux, satisfait d’avoir provoqué une si joviale réaction.
Je sursaute. Combien de fois par jour, dans cette classe normale de maternelle, se moque-t-on ainsi de lui parce qu’il n’a pas compris ? Mon pauvre, pauvre petit garçon… Je me retiens pour ne pas me lever et aller l’entourer de mes bras protecteurs en intimant, avec une certaine rudesse, aux autres enfants de se taire. Ah ! que cette année se termine au plus vite ! Encore quelques jours et nous aurons la paix. L’urgence de l’inscrire dans une classe spéciale de langage pour septembre s’impose de toute évidence.
Je me doute bien qu’il doit également devenir un objet de moqueries durant les cours d’activité physique, car il saisit mal les consignes, l’enseignante m’a déjà mise au courant. Les enfants, à cause de leur franc-parler, peuvent parfois se montrer involontairement très cruels. Pour le moment, Félix ne s’en rend pas vraiment compte, mais un jour viendra où se sentir la risée de sa classe provoquera en lui des blessures irréparables qui vont assurément cultiver la honte et contribuer à éteindre peu à peu son estime de soi et sa joie de vivre.
Je me faisais pourtant un plaisir de participer à cette rencontre entre parents et enfants. J’en ressors bouleversée, soudainement consciente de l’ostracisme dont Félix pourrait devenir la victime à l’école, au cours des années futures, à cause de son problème invisible sur son visage mais pourtant facilement décelable. L’événement de ce matin s’avère déterminant pour moi. Je quitte l’école, plus décidée que jamais à me battre pour l’inscrire dans la fameuse classe spécialisée dont on m’a parlé à l’Association québécoise de dysphasie. À nous deux, madame la directrice de l’école Bel-Avenir. Mon fils aura un bel avenir, croyez-en ma parole !
Contre toute attente, après avoir « joué à la pute » pendant cinq semaines consécutives, je gagne finalement la partie à l’approche de la fin de l’année scolaire. Chaque jour, j’ai téléphoné inconditionnellement à l’école Bel-Avenir pour parler soit à la direction, soit à l’orthophoniste ou à la psychologue, soit à l’enseignante de la classe de langage et même à la stagiaire de cette classe dont j’ai réussi à obtenir le nom.
Je me suis présentée comme une mère plus seule et plus démunie que je ne le suis en réalité, j’ai aussi brandi la carte de l’infortunée victime de l’indifférence et de l’incompétence de tous les experts qui lui ont conseillé d’attendre, alors qu’on aurait dû prendre son fils en main dès l’âge de trois ou quatre ans. J’ai poussé des lamentations sur ce temps injustement perdu tout en faisant miroiter l’énorme potentiel d’intelligence de Félix. J’ai même exagéré injustement sur l’incompétence de l’école primaire où mes enfants se trouvent actuellement inscrits.
— Le croiriez-vous ? Ils ne m’offrent même pas l’opportunité de l’inscrire dans une classe véritablement spécialisée pour son problème de langage. Que lui servira de redoubler sa maternelle ou d’être placé dans une espèce de classe de rattrapage pour enfants souffrant d’autres handicaps ? Mon fils n’est pas déficient, madame, il est même très intelligent. Si seulement vous acceptiez de m’aider à l’aider…
Au début, on me prêtait une oreille attentive, voire compatissante.
— Oui, madame. On vous comprend, madame. Que voulez-vous, madame, nous n’avons plus de place dans la classe de dysphasie.
Petit à petit, j’ai senti les limites de leur patience et le ton a commencé à devenir moins chaleureux. Tranquillement, la condescendance a remplacé l’empathie.
— On vous appellera s’il y a des changements. Bonne chance et au revoir, madame.
Cela n’a pas réussi à m’arrêter. S’il existait une seule petite chance, elle serait pour Félix Lapierre. Ces gens-là n’oublieraient pas mon fils.
J’ai eu raison de m’acharner. Aujourd’hui, le miracle s’est produit. Est-ce grâce à ma persévérance infernale, à mes prières ou à mes arguments convaincants ? J’ai finalement reçu un appel, en ce bel après-midi ensoleillé de la fin de mai, m’annonçant qu’une place vient de se libérer dans la classe de langage et qu’on la réserve pour Félix en septembre prochain. On lui offre même des rendez-vous chaque semaine avec la spécialiste en orthophonie de cette école. Qui plus est, un autobus de transport adapté viendra le chercher à la maison chaque matin et le ramènera en fin de journée.
Wow ! Je suis folle de joie ! Au retour du travail, Jean-Patrick n’en croit pas ses oreilles en apprenant la bonne nouvelle.
— Ce que femme veut…
Je vois tout de suite qu’il hésite à terminer sa phrase, et cela m’intrigue. Pourquoi s’asseoir sur le divan en se prenant la tête à deux mains au lieu de m’embrasser et sauter en l’air ? Quelque chose d’autre le chicote, j’en ai la certitude.
— Hum… moi aussi, Geneviève, j’ai une nouvelle à t’apprendre. Mais… tu ne l’apprécieras pas tellement, je pense. Mes patrons insistent pour que je retourne à Jolicœur pour un certain temps. Cette fois, on ne me laisse pas le choix d’accepter. C’est ça ou le chômage, j’en ai bien peur.
— Quoi ? Tu m’avais promis de ne pas y retourner ! Tu avais même avisé les directeurs de ta compagnie que c’était à prendre ou à laisser ! N’avait-on pas embauché un remplaçant ? M’aurais-tu menti, Jean-Patrick Lapierre ?
— Non, non, pas du tout, voyons ! Le vent a simplement tourné. Le nouvel employé ne fait pas l’affaire, et des problèmes urgents se sont accumulés là-bas ces derniers temps, semble-t-il. Ça prend quelqu’un d’expérience pour réparer les dégâts et ramener les choses à la normale.
— Des problèmes urgents, des problèmes urgents ! Combien de temps vont-ils durer, tes problèmes urgents ? Et ton fils, lui, il n’en a pas, des problèmes urgents ? Il a besoin d’un père, ton fils ! Ta fille et ta femme aussi ! Et notre vie de famille, ça ne compte pas, non plus ?
— Il s’agit seulement d’un contrat à court terme, cette fois, et je vais revenir tous les vendredis soirs, Geneviève, je t’en fais la promesse formelle. Je m’absenterai uniquement cinq jours par semaine, pas plus.
— Pas plus, pas plus… J’ai vu ce que ça donnait, tes « pas plus », ces dernières années ! Je te connais, mon cher, tes bonnes raisons d’autrefois ne vont pas manquer de revenir pour te garder là-bas certaines fins de semaine : les prévisions atmosphériques, la fatigue, le surcroît de travail et quoi d’autre encore ? Tes enfants ont besoin de toi ici tous les jours, tu sauras ! Quant à moi…
— Là, tu exagères, ma chérie ! Gabrielle me semble assez vieille pour comprendre et se passer de son père quelques jours par semaine, voyons ! Quant à Félix, tu réussis tellement bien avec lui…
— Va au diable, Jean-Patrick Lapierre !
Je monte quatre à quatre les marches qui mènent à l’étage et m’enferme dans notre chambre en claquant la porte. « Ce que femme veut », a-t-il dit, hein ? Cet homme existe-t-il uniquement pour démolir ce que je veux ? Je ne veux pas qu’il parte au loin durant les jours ouvrables de la semaine, est-ce clair ? Jean-Patrick, ta conjointe ne le veut pas. Et que Dieu le veuille ou non, je m’en contrefiche ! MOI, JE NE LE VEUX PAS. Je sens la rage s’emparer de moi. Une rage froide, glacée, à donner le frisson. Habituellement, ce genre d’emportement me fait perdre le contrôle et me donne envie de tout casser, et seule une puissante crise de larmes réussit à réduire la pression et à évacuer ce trop-plein d’énergie négative.
Mais cette fois, je serre les dents et les poings, et contracte tous les muscles de mon corps dans l’immobilité la plus complète. Je ne me jette pas non plus sur le lit en hurlant des mots d’église et je ne lance pas les oreillers par terre. Non, cette fois, la colère me paralyse, je suis hors de moi. Je cherche placidement à m’apaiser en m’assoyant sur le fauteuil disposé en face de la fenêtre, l’œil fixé sur l’arrière de la cour, à l’endroit même où les tulipes alignent gracieusement leur robe colorée contre la clôture. En essayant de dompter les spasmes qui, malgré mes efforts, me secouent la poitrine, je cherche désespérément à l’intérieur de moi un lac aux eaux plus tranquilles. Du calme, ma vieille, du calme. Ce n’est pas en braillant que tu vas régler le problème, cette fois-ci. Parce que problème, il y a ! Oh que si !
Soudain, mon regard est attiré vers le grand pin sous lequel nous avons suspendu dernièrement la cabane à moineaux un peu cabossée, fabriquée à l’école avec maladresse par Gabrielle, dans le cadre de son cours d’arts plastiques. Évidemment, ma pensée ne s’attarde pas très longtemps sur ma petite fille heureuse et sereine, et se détourne plutôt naturellement vers Félix, le fils à problèmes. Quand il sera en quatrième année, il fabriquera lui aussi une maison d’oiseaux qu’il réussira probablement mieux que sa sœur car mon fils, s’il se montre malhabile pour comprendre et s’exprimer par le langage, manifeste de plus en plus de talents pour les activités artistiques. Non seulement ses dessins sont riches en couleurs et remarquables de précision, mais ses bricolages et particulièrement ses figurines façonnées dans la pâte à modeler défient n’importe quelle comparaison.
Un couple d’hirondelles a déjà adopté la cabane et retient mon attention. Lentement, je retrouve une certaine forme de paix et, fascinée, j’assiste au va-et-vient effréné du mâle et de la femelle se succédant dans l’orifice, insectes grouillants pincés dans leur bec, pour aller nourrir leur progéniture. De l’intérieur, à cause de la fenêtre fermée, je ne peux entendre les oisillons, mais ça doit piailler là-dedans, je n’en doute pas un instant. Des petits réclamant leurs parents… Réclamant leurs deux parents !
Hélas, ces allers et retours incessants du mâle et de la femelle ne ressemblent guère aux va-et-vient de chez les Lapierre ! Chez nous, seule la femelle assume les soins de la nichée entre l’école et la maison, le travail, les courses, les rendez-vous, les activités des enfants. Par contre, si chez les oiseaux, le père participe autant que la mère à la survie des petits, le lion, lui, une fois la lionne fécondée, ne se fait plus de souci pour sa famille, sinon celui de la défendre contre d’éventuels prédateurs, rien de plus. Le roi des animaux ne se donne même pas pour fonction de chasser pour nourrir ses petits, il s’en remet à madame qui se tape tout le travail. Des caprices de la nature, des imprévus, des attaques sournoises, des intempéries, des accidents, des anomalies, des besoins naturels des petits, il n’en a rien à foutre et préfère aller dormir bien tranquille dans quelque coin reculé de sa jungle.
Me serais-je accouplée à un lion ? Ou plutôt à un homme qui se prend pour un roi ? Un grand seigneur indifférent, davantage préoccupé par la survie de sa cristi de compagnie de produits pharmaceutiques que par celle de son enfant… Un géniteur digne de ce nom qui démissionne devant la première embûche ou qui n’envisage la survie que sous forme de toit au-dessus de la tête des siens et de pain quotidien sur la table… Et la survie mentale, la quête de l’autonomie, l’apprentissage des valeurs, l’estime de soi, le développement intellectuel, la culture des talents, les moyens de survie pour l’avenir, il en fait quoi, le grand mâle Lapierre ?
Le beau monsieur veut-il encore remettre tout ça entièrement sur le dos de sa femme ? Puissante femme, en apparence, mais combien fragile et vulnérable au plus profond d’elle-même… Et tellement désarmée pour faire face à l’ennemi inconnu. Tellement seule, aussi. Rien d’une lionne, à la vérité ! Ne le devine-t-il pas du haut de sa grandeur, ce roi qui prochainement n’en aura rien à foutre des problèmes journaliers de la famille Lapierre, durant les cinq septièmes de la semaine, du mois, de l’année ?
D’une main leste, je referme les rideaux. Je ne veux pas me laisser narguer par ces hirondelles, leur leçon de vie ne s’adresse pas à moi. Leur démonstration, je la connais déjà d’instinct : je sais ce qui doit, ce qui devrait se passer chez nous, les humains. Parce que l’instinct, je le possède, moi aussi ! Je déteste ces oiseaux car ils réussissent à mieux gérer leur existence que Jean-Patrick et moi. La tête entre les mains, je me mets à verser des larmes silencieuses qui me vident de ce qui fait trop mal. Des larmes dans lesquelles je voudrais me dissoudre.
Aujourd’hui, je déteste aussi les lions.
Même si j’entends la porte s’entrouvrir doucement et des pas frôler le tapis en s’approchant de moi, je refuse de bouger. Au moins, laisse-moi pleurer en paix, Jean-Patrick Lapierre !
— M… man ?
En relevant la tête, je croise le regard de Félix qui gesticule abondamment de sa main libre pour me faire comprendre ce qu’il n’arrive pas à verbaliser. Spontanément, je l’attire tout contre moi quand j’aperçois son autre main blottie dans une autre, plus grande. Une main géante et protectrice. Une main d’homme. La main royale de son père.
Lui aussi m’examine sans prononcer une parole, réfugié comme son fils dans le silence parce qu’incapable de trouver les mots, les mots qui consolent et qui rassurent. Les mots qui promettent.
Et moi, je regarde ces deux mains agrippées l’une à l’autre, puis ces deux bouches muettes, et ces yeux porteurs de la même détresse, de la même désolation, mais aussi de la même dévotion. Deux regards bruns si semblables, deux regards que j’adore. Mes deux hommes, mes deux mâles à moi, le roi et le prince, le grand et le petit, le fort et le faible, le lion et le lionceau, l’hirondelle et son oisillon. Félix n’a-t-il pas dit, l’autre jour, qu’il aimait manger du lion ? Et si c’était l’inverse ?
Ma raison de vivre se tient là, en grande partie, debout devant moi et en silence, sans mise en scène et sans artifice, et je la contemple à travers mes larmes. À moi de la trouver belle ou épouvantable. Ou plutôt, à moi de la rendre belle ou épouvantable. À moi de l’accepter telle qu’elle est, avec ses hauts et ses bas. J’ouvre tout grand les bras et mes deux hommes viennent s’y blottir comme deux âmes en peine.
Sur les entrefaites, Gabrielle vient nous rejoindre.
— Ah ! vous êtes ici ? Je vous cherchais !
Notre fille comprend-elle la signification du tableau dressé devant elle, sa mère entourant son père et son frère ? Elle s’y introduit instinctivement. Le paysage est maintenant complet. Il restera à jamais gravé dans les replis les plus profonds de mon cœur, ce tableau dressé devant ma fenêtre derrière laquelle une heureuse famille d’hirondelles prend ses ébats.
Le même soir, sur l’oreiller, Jean-Patrick avoue son manque de patience et d’habileté avec son fils qu’il adore pourtant, mais il jure que là ne réside pas la véritable raison de ses futures absences.
— Geneviève, je t’assure que, cette fois, ce nouveau séjour à Jolicœur ne représente pas une fuite de ma part comme la première fois. Je n’y resterai que le temps de dénicher un autre remplaçant et de l’entraîner pour son travail là-bas, je t’en fais le serment solennel. Au risque de perdre mon emploi, je me donne un mois, pas un jour de plus. Tant pis si on me congédie par la suite, je me trouverai autre chose. Après tout, mes diplômes et mon expérience existent toujours. Je ne t’abandonnerai plus, mon amour. Me crois-tu, au moins ?
Le croire une fois de plus, espérer une fois de plus, attendre une fois de plus… Quelle autre source que l’amour pourrait amorcer encore un nouveau recommencement ? Je bascule quand il me lance d’une voix chevrotante les mots magiques que j’ai prononcés tant et tant de fois au sujet de notre fils, durant cette dernière année, sans qu’il le sache :
— S’il te plaît, Geneviève, aide-moi à l’aider.