Le premier client à se présenter à l’accueil du centre de services communautaires, en ce début d’après-midi, est un homme dans la quarantaine, débraillé, la barbe hirsute et les cheveux ébouriffés. Georges, père de quatre enfants. Il dégage une forte odeur de tabac, mais c’est surtout la détresse silencieuse crispant son visage qui retient mon attention. D’une voix brisée, il me confie son histoire bouleversante. Sa femme, une alcoolique incurable, l’a quitté pour un autre type après avoir englouti tout l’argent du loyer dans le scotch. Elle est partie un bon matin sans laisser d’adresse, plaquant mari, enfants, maison, tout !
Au début, le malheureux Georges, déjà au chômage, s’en est tiré plutôt mal, car les chèques d’allocation familiale et de sécurité du revenu étaient adressés spécifiquement à madame. Dans l’attente interminable que les changements de formalités soient réglés, toutes ses maigres économies y ont passé et il a même dû s’endetter. Quand, trois mois plus tard, la femme s’est pointée de nouveau en réclamant à grands cris ses droits de mère, un juge a finalement décidé de n’accorder à la mère qu’une permission de visite hebdomadaire, la jugeant inapte à s’occuper de quatre jeunes enfants.
La femme commence à dépasser les bornes, se présentant n’importe quand et sans avertir, soûle la plupart du temps, pour revendiquer la garde de ses petits complètement traumatisés. Puis, sans crier gare, elle repart pour un laps de temps pouvant s’étirer entre deux jours et deux mois.
Bon diable et sans doute fort naïf, Georges la laisse habituellement entrer et l’accueille parfois même jusque dans son lit. Le lendemain, bien souvent, elle disparaît en emportant avec elle quelques objets de valeur, quand ce n’est pas une casserole ou un appareil électrique. Évidemment, ces visites aussi glaciales qu’impromptues perturbent encore davantage les petits. Rien pour améliorer leurs comportements déjà indésirables à l’école.
Quand elle ne vient pas, la mère continue de harceler Georges autant qu’elle le peut : lettres, appels téléphoniques incessants et même nocturnes, menaces de toutes sortes et réclamations d’argent. La situation dure depuis quelques mois.
Le père n’en peut plus et vient solliciter mon aide. La veille, son ex-femme lui a volé son argent directement dans son porte-monnaie. Elle a même emporté quelques livres de bibliothèque empruntés par les enfants ! Il ne reste plus rien à manger dans la maison et Georges n’a plus un sou. Au premier abord, il me donne l’impression d’un homme non seulement dépassé par les événements, mais s’exprimant de manière confuse, incohérent, irresponsable et naïf par surcroît. Sa femme n’éprouve sûrement pas de difficulté à le manipuler. Dans son dossier, on ne stipule nulle part qu’il souffre d’un problème d’ordre mental, mais je me demande s’il est en mesure de supporter lui-même la charge de ses enfants.
Après avoir obtenu pour lui une avance sur la prochaine allocation, je n’ai pas le choix de signaler le dossier à la DPJ afin de m’assurer des conditions de vie décentes et sécuritaires des enfants, ces malheureux petits qui ont à vivre, ou plutôt à survivre dans un milieu aussi malsain.
Je suis devenue méfiante depuis qu’une collègue de travail a été traduite en justice après avoir signé l’autorisation de retour d’une mère auprès de ses deux fillettes, à la suite de six mois d’hospitalisation dans un institut psychiatrique. Deux jours plus tard, la femme assassinait ses enfants et se tirait une balle dans la tête. On a finalement disculpé la travailleuse sociale, car elle s’était fiée au rapport du psychiatre déclarant la femme saine d’esprit et apte à reprendre la vie normale. Évidemment, cette histoire a impressionné les médias et fait la une dans le milieu de l’aide sociale. Cela a surtout suscité une profonde réflexion. Rien n’est catégoriquement blanc ou noir quand il s’agit du comportement humain. Il faut user d’une extrême prudence et ne jamais perdre de vue la défense et la protection des plus vulnérables.
Je rencontre ensuite Claudette, une mère qui élève seule ses trois enfants, dont deux garçons souffrant d’autisme. Intelligents en dépit de ce trouble envahissant du développement, le plus jeune fréquente l’école secondaire, l’autre vient d’atteindre le niveau collégial. Leur sœur, une adolescente parfaitement normale, souffre d’un manque flagrant d’attention et a déjà franchi le seuil de la délinquance, cherchant désespérément auprès d’un gang de rue et dans la consommation de drogues le plaisir et l’attention qu’elle ne trouve pas à la maison.
La femme me paraît débordée, épuisée, à la limite de la dépression. Abandonnée par son mari, il y a plusieurs années, sans amis ni famille, sans aucune vie sociale, elle vient aujourd’hui chercher de l’aide au centre local de services communautaires, car elle est rendue au bout du rouleau.
À force de négliger sa fille et de concentrer son énergie sur ses deux garçons handicapés en les couvant et les gâtant à l’extrême, elle les a rendus complètement dépendants et incapables de se suffire à eux-mêmes. Parce qu’ils se comportaient de façon trop dérangeante durant leur petite enfance, elle a, depuis près de vingt ans, systématiquement évité toute sortie non essentielle à l’extérieur de la maison avec eux. Maintenant âgés de seize et de dix-huit ans, ni l’un ni l’autre n’arrive encore à prendre seul l’autobus, car leur mère s’est toujours tapé leur transport à l’école ou ailleurs afin d’éviter les imprévus. Elle continue même d’aller chercher le cégépien, sur l’heure du midi, pour l’amener dîner à la maison !
À cause de cet isolement excessif, aucun des enfants de Claudette n’a de rapport normal avec les autres, surtout quand on sait que l’autisme consiste justement en une perception différente de la réalité et un désintérêt envers l’entourage. Ni l’un ni l’autre des fils n’a développé de relation amicale avec qui que ce soit, surtout pas avec les filles. Quant à l’adolescente, en réponse à ses instincts de rébellion plutôt justifiés, elle se trouve déjà très loin sur le chemin de la délinquance.
Si jamais il survenait un malheur à leur mère, ces jeunes-là se retrouveraient complètement déroutés et démunis. Les contradictions extrêmes et maladives de cette femme, soit la surprotection et le degré excessif de possessivité envers ses garçons, en même temps que ses négligences impardonnables à l’égard de sa fille, les ont tous conduits au bord du gouffre.
Cette famille-là a un besoin urgent d’une aide psychologique particulière et intensive. Je m’empresse de remplir des formulaires de référence afin d’obtenir des rendez-vous le plus vite possible. Je regarde partir, non sans un serrement de cœur, cette femme qui, au fond, seule au monde et dépassée par ses problèmes, s’est débrouillée comme elle a pu. Gauchement, voire stupidement. Une mère extrême… Je peux tellement la comprendre ! Trop facile de jeter la pierre à l’autre quand on ne porte pas les mêmes chaussures !
À vrai dire, le témoignage de cette Claudette me fait personnellement l’effet d’une gifle. Moi aussi, à l’instar de cette femme, je risque d’acculer mon couple et ma famille à la faillite, si je n’arrive pas à mieux contrôler mes pulsions maternelles exagérées envers Félix. Je n’en ai que pour lui, je le sais, et moi aussi, je néglige parfois ma fille et même mon mari. Rendre Félix le plus près possible de la normalité est devenu une idée fixe, et je dépasse parfois la mesure, je ne le réalise que trop !
Certains jours, cette obsession m’empêche d’entendre Gabrielle soupirer en silence. Quelle ligne de conduite devrais-je donc adopter, déchirée comme je me sens entre mes deux enfants ? M’est-il permis de solliciter de la part de ma fille autant de patience pour supporter les incohérences de son frère ? Où se trouve l’équilibre entre l’exigence et le laisser-aller, entre la sévérité et le laxisme, entre les besoins de l’un et ceux de l’autre ? S’il existe des normes, des règles pour réussir simultanément une éducation solide de deux enfants aussi différents l’un de l’autre, je voudrais bien connaître, alors, l’école où on enseigne ce code du parent parfait ! Il me faudrait consacrer davantage de temps et d’attention à Gabrielle, je le réalise soudain, elle qui n’exige jamais rien. J’en prends une conscience aiguë aujourd’hui, à la suite de la visite de cette Claudette. Il revient à moi de prêter à ma fille davantage de voix au chapitre avant qu’il ne soit trop tard. Une adolescence heureuse et paisible, ça se prépare de longue haleine, mon expérience de travailleuse sociale me l’a pourtant bien enseigné !
Avec son histoire pathétique, cette nouvelle cliente vient de faire surgir dans mon esprit l’ombre des gangs de rue. Qui sait s’ils ne constitueront pas une menace pour Gabrielle dans quelques années… Ma cousine Isabelle Guay-Deschamps y a largement goûté avec sa fille Marie-Hélène, à l’époque. Ah non ! La leçon d’aujourd’hui, je vais la retenir. Ma merveilleuse Gabrielle mérite autant d’égards que son frère. Je prends dès maintenant la résolution de lui parler et de sortir plus souvent avec elle. Avec elle seule. Je ne commettrai plus l’erreur de refuser d’inviter ses amies à la maison sous prétexte que j’en ai déjà plein les bras avec son frère. Tant pis pour mes petits moments de paix… Ça viendra dans une autre vie !
En ce vendredi morne et pluvieux, les clients du centre se succèdent à la queue leu leu, porteurs de leur mal de vivre. Je rentre tout de même le cœur léger au bercail, avec l’impression d’avoir fait un peu avancer les choses, sinon dans l’existence de ces gens-là, à tout le moins dans ma tête à moi ! Dans quelques heures, je retrouverai Jean-Patrick qui, lui, n’a jamais accepté sereinement le handicap de son fils. En dépit de ses promesses de réduire à moins d’un mois ses absences durant les jours de semaine, il a de nouveau choisi, ces derniers temps, la solution de fuir. La date fixée pour son retour à plein temps de Jolicœur est déjà dépassée de plus de deux mois…
Pas facile de prononcer les bons mots d’accueil quand ton chum rentre tout guilleret du travail, le vendredi soir, alors que toi, tu as passé la semaine à te battre contre l’ennemi, à commencer par le matin, quand ton fils se roule par terre en refusant de prendre l’autobus pour handicapés comme il le fait depuis un mois. Il faut préciser qu’en septembre, le changement d’école, de classe et de professeur a terrorisé Félix tout à fait allergique aux variations et aux changements.
J’ai même dû prendre un congé de plusieurs semaines, en ce début d’automne, pour l’aider à s’intégrer dans son nouveau milieu. Les premiers jours, je l’ai moi-même reconduit dans ma voiture matin et soir. Soixante-quatre kilomètres aller-retour, matin et soir… Puis j’ai pris le transport adapté avec lui. Je l’ai même accompagné quelques jours dans sa classe de langage, avec la permission de la prof. Rien n’y a fait jusqu’à ce que l’enseignante m’aide à trouver une solution. Solution bizarre s’il en est ! Claire Beaudry est une professeure hors pair. Célibataire et sans enfant, elle représente le prototype d’une catégorie d’institutrices en voie de disparition au Québec, soit la « vieille fille » qui reporte ses instincts maternels sur ses chats à la maison et sur ses élèves au travail et consacre exclusivement sa vie à l’enseignement. Au fil des années, elle a développé un intérêt particulier pour les enfants en difficulté de langage et a suivi une formation spéciale à cet effet. Sa classe de huit élèves jouit d’une excellente réputation fort répandue dans la région grâce à sa compétence et à celle de la technicienne en éducation spécialisée qui se présente durant quelques heures quotidiennement dans la classe.
Hélas, durant les premières semaines, Félix s’est très mal adapté. Quand j’ai réalisé que la plupart des autres enfants souffraient d’une déficience pire que la sienne, j’ai tout remis en question. N’aurait-il pas mieux valu le laisser auprès d’enfants normaux à imiter ? Et si cette petite fille qui n’arrive pas à émettre un son bien articulé ou ce garçon qui vit dans une bulle hors du réel se mettaient à l’influencer ? Et cet autre qui fait une crise de colère toutes les quinze minutes ? Sans compter mon temps perdu à le transporter si loin de chez nous. Je n’en ai pas dormi durant des nuits.
Un jour, désespérée, j’ai pris la décision de mettre les cartes sur table et d’en discuter honnêtement avec la prof. Mademoiselle Claire s’est empressée de me rassurer.
— Dans une classe normale, Félix se sentirait toujours à part des autres, il resterait bon dernier et risquerait même l’exclusion par les autres enfants. Ici, il sera parmi les meilleurs. Quoi de plus stimulant ? Et surtout, surtout, il avancera à sa propre cadence. On lui enseignera la même chose qu’en première année ordinaire, mais on avancera à son rythme et avec des moyens adaptés à ses besoins. Il apprendra à lire, il travaillera les mots et leur compréhension, on stimulera son langage, mais surtout, on fera tout ce que l’enseignante d’une classe normale n’a pas le temps de faire individuellement, soit travailler en fonction de son cas particulier.
— Mais chaque matin, c’est la même histoire : il refuse carrément de monter dans l’autobus. Je ne pourrai pas le transporter soir et matin durant toute l’année, moi !
— Devant l’effort à fournir, il arrive que certains enfants réagissent de la sorte. Hum, voyons voir… Félix possède-t-il encore une doudoune ou un toutou qu’il chérit particulièrement et pourrait apporter avec lui à l’école ?
— Il y a bien son lion de peluche, mais il s’en détache de plus en plus. Justement, son parrain et sa marraine songent à offrir prochainement un vrai chien à nos enfants, histoire de détendre un peu l’atmosphère chez nous. Ils n’attendent que notre permission. J’hésite un peu, je vous avoue.
— Un chien ? Quelle bonne idée ! Alors, voici ma suggestion. Si jamais vous avez un animal en votre possession, dépêchez-vous de prendre sa photo et demandez à Félix d’en apporter un agrandissement. Nous allons l’accrocher bien en vue sur le babillard. Le petit aura alors le sentiment que son nouveau copain l’attend dans sa classe et reconnaît sa voix. Je serais bien surprise que ça ne marche pas, car Félix va le retrouver avec plaisir et pouvoir le montrer à ses amis chaque matin.
Ça a marché ! Dès le lendemain, Simon et Fanie, maintenant parents d’une adorable petite fille, sont allés choisir un chiot dans un chenil spécialisé en Golden Retrievers. Ils sont tombés amoureux de Canelle, une petite chienne dorée déjà sensible à leurs caresses et, mine de rien et sans avertir, ils l’ont aussitôt apportée à la maison dans un mystérieux sac de papier qu’ils ont déposé au milieu du salon sans dire un mot. Jean-Patrick et moi, convertis en observateurs derrière notre journal, n’osions bouger, convaincus d’assister, quelques instants plus tard, à une scène inoubliable.
Le sac a d’abord piqué la curiosité de Gabrielle, attirée par les froissements décelés à l’intérieur. Elle s’en est rapidement approchée, suivie de son frère. Les cris de joie n’ont pas tardé à fuser quand ils ont découvert la petite bête toute grouillante qui allait de l’un à l’autre en frétillant joyeusement de la queue. Petit paquet de vie, d’amour, de tendresse, symbole d’espoir qui allait faire la joie de toute notre famille, et dont le gros plan photographique minutieusement pris et repris par Jean-Patrick a indubitablement révolutionné la vie scolaire du fils de la maison.
En effet, Félix a cessé de protester pour aller à l’école, convaincu que son chien l’attendait, perché sur le babillard de la classe de langage de l’école Bel-Avenir.
Le lendemain de ce jour mémorable, j’ai vu surgir ma mère sans crier gare. Mise au courant par mon frère de l’arrivée du chien, elle tenait à bout de bras un autre mystérieux paquet. Oh là là ! Celui-là, je ne l’avais pas prévu ! Encore une fois, Gabrielle fut la première à réagir pour y découvrir un adorable chaton tout noir qui, bien sûr, a pris le nom fort peu original de Noiraud. La chère grand-maman Nicole m’a jeté un regard coupable, appréhendant, il va de soi, ma réaction.
— Je ne voulais pas que… que l’un des enfants se sente en reste. Chacun aura maintenant son animal, tu comprends ?
Émue, j’ai sauté au cou de maman. Oui, je comprenais. En bonne grand-mère, elle a remarqué à quel point je consacre mes énergies à Félix tout en négligeant parfois Gabrielle sans trop m’en rendre compte. Maladroitement, involontairement, injustement… Bravo, maman, tu n’as pas eu besoin de la visite d’une Claudette au CLSC pour constater ce fait et réagir, toi !
— Merci pour ta délicatesse et ta générosité envers ta petite-fille… et son tannant de frère ! Maman, je t’aime.
Contre toute attente, les deux nouveaux membres de notre famille font bon ménage malgré leurs différences congénitales. Quand je les regarde se lécher l’un l’autre et s’amuser ensemble follement et sans agressivité, je rêve d’une telle tolérance entre mes enfants, tout aussi différents puissent-ils être, non seulement par leur sexe et leur âge, mais surtout par leur santé mentale et leur personnalité. Que les liens qui les attachent présentement demeurent éternels. Le soir, quand je vois Canelle et Noiraud s’endormir blottis l’un contre l’autre, je les perçois comme des symboles d’espoir. L’impossible se peut…
Au tournant d’octobre, j’ai pu enfin reprendre paisiblement mes activités normales de travailleuse sociale, trois jours par semaine, et celles de chef de famille, cinq jours sur sept. Pour les deux autres jours, j’adore retrouver mes fonctions de conjointe et de partenaire parentale. Même si Jean-Patrick a prolongé une fois de plus son séjour à Jolicœur, il se montre fidèle à rentrer au bercail toutes les fins de semaine. Par contre, je vois poindre les temps froids non sans quelques serrements de cœur. Qui sait si le mauvais temps, qui ne manquera pas de survenir bientôt, ne lui servira pas encore de prétexte pour rester là-bas, certains week-ends ?
En ce paisible vendredi soir, pas question de tempête de neige. J’accueillerai mon homme avec chaleur et tendresse. Nous prendrons tous les quatre un bon petit souper puis nous nous amuserons avec les enfants, le chat et le chien. Plus tard, quand ils seront au lit…
Plus tard, ça ne dépendra pas seulement de moi !