CHAPITRE 19

— Dis donc, toi, t’as pas l’air dans ton assiette !

— Bof, ça pourrait aller mieux.

Mon amie Catherine Lecours n’est pas arrivée au restaurant depuis dix minutes que déjà elle taponne nerveusement la nappe du bout des doigts. À peine si elle a ouvert la bouche depuis qu’elle s’est assise en face de moi. Passablement amaigrie, cheveux mal coiffés, vêtements aux couleurs mal assorties. Je retrouve soudain la femme déprimée venue chercher de l’aide à mon bureau du centre communautaire, il y a quelques années, et avec laquelle je me suis liée d’amitié. Ces derniers temps, je ne sais trop pourquoi, nos rencontres se sont espacées sans raison valable. J’aurais dû me douter que quelque chose ne tournait pas rond et lui téléphoner.

— Que se passe-t-il donc, Catherine ? Tu peux tout me raconter, tu le sais bien. Je reste toujours ton amie.

— Justement ! Je croyais qu’on laissait nos tracas à la maison et venait au restaurant pour se changer les idées, toi et moi.

— On ne peut pas apprécier une visite au restaurant quand on souffre d’un gros mal de dents. Il faut d’abord régler le mal de dents, tu comprends ?

Ma compagne baisse la tête et se bute dans son mutisme. Je n’ose insister et me réfugie dans la carte du menu. L’approche de la serveuse pour prendre les commandes réussit quelque peu à détendre l’atmosphère. Rapidement, je lui dicte mes choix.

— Coq au vin et soupe du jour comme entrée. Et un verre de vin rouge, s’il vous plaît.

— Pour moi, ce sera un café seulement.

— Trop mal aux dents, Catherine ?

Il n’en fallait pas plus pour la faire exploser. L’abcès allait peut-être crever, je le souhaitai ardemment.

— La semaine dernière, pour la première fois de ma vie, j’ai composé le 9-1-1 pour faire venir la police chez nous à cause de Julien.

— Ah ! Seigneur ! Que s’est-il passé ? Il n’a pas sauté sur toi, j’espère ?

— Non, non, cette histoire d’érection en ma présence n’aura été qu’une simple passade. Il n’y pense même plus ! Non, il s’agit de tout autre chose. Mardi dernier, Julien s’en est pris subitement à son père qui lui imposait d’avaler tous les aliments de son assiette comme s’il avait encore cinq ans. Le coquin s’obstine toujours à ne pas manger ses légumes, et les jette parfois par terre. Comme Raymond ne travaille plus dans les chantiers depuis un certain temps, le père et le fils se côtoient plus souvent. Malheureusement, ils ne se tolèrent pas davantage. Au contraire ! Même s’il semble avoir oublié le sexe, Julien croit toujours et encore que je n’appartiens qu’à lui seul et que lui n’appartient qu’à moi. Les ordres de Raymond ont aussitôt fait sauter la vapeur comme le couvercle d’une marmite à pression. Insulté, mon gars s’est levé brusquement, l’écume lui coulant sur le menton, et il s’est fait basculer sur son père en l’écrasant de tout son poids. Puis, il a commencé à lui assener des coups sur la tête avec un ustensile, tout en tirant sur la nappe. Tout ce qui se trouvait sur la table a éclaté par terre, les assiettes, les tasses, le beurrier, la nourriture, tout ! Tu aurais dû voir les dégâts ! Il y avait des éclats de verre partout. T’as pas idée comme j’ai eu peur ! Il aurait pu crever un œil à son père, tu sais !

— Et tes deux autres enfants, comment ont-ils réagi ?

— Heureusement, ils se trouvaient chez ma sœur, ce soir-là. Pris au dépourvu, Raymond a bien essayé de maîtriser Julien, mais le petit a eu le temps de lui arracher son linge et de lui griffer le dos. À vrai dire, le fils dépasse maintenant le père de quelques centimètres et il est certainement devenu plus costaud.

J’écoute religieusement la description du drame sans faire de commentaires. Catherine parle encore de son grand fils de vingt ans, aîné de la famille par surcroît, en le nommant « le petit », s’en rend-elle compte ? Mais, emportée par son élan, elle ne prend même pas le temps de reprendre son souffle avant de poursuivre son terrible récit.

— J’ai dû m’en mêler, Geneviève, croirais-tu ça ? J’ai dû me jeter sur Julien pour l’immobiliser en le suppliant de se calmer, car il ne se possédait plus ! Mon petit garçon était devenu complètement fou ! Raymond et moi avons finalement réussi à le tirer par terre jusque dans sa chambre et à refermer la porte derrière lui. Évidemment, il a continué de casser tout ce qui lui tombait sous la main. Seule la vue des policiers a réussi à l’apaiser et le ramener à la réalité. Nous l’avons alors transporté à l’hôpital où on lui a administré un puissant calmant.

— Va-t-on le traiter sur une base régulière au moins ?

— Le médecin lui a prescrit des anxiolytiques. Mais ils ne sont pas assez puissants, je pense, car hier soir, Julien a fait une récidive devant mon neveu et ma nièce. Sans raison. À croire qu’on ne s’occupait pas assez de lui ! Cette fois, son frère et sa sœur étaient présents et ça les a impressionnés. S’il fallait qu’ils se mettent à avoir peur de lui, ou pire, que Julien entreprenne de les agresser… Ah, mon Dieu, je n’ose y penser ! Cette fois, Raymond a réussi à le remettre à sa place avant qu’il ne recommence à faire du grabuge et à tout casser. L’avenir me fait peur, Geneviève, si tu savais !

— Si Julien est dangereux, Catherine, il va falloir y voir sérieusement. Désolée de te dire ça, mais ça urge !

— Je le sais, je le sais… Je me sens découragée. Raymond refuse d’en parler, il se défoule dans le travail. Soixante-cinq heures par semaine qu’il travaille, mon mari, à son nouvel emploi. Ça ne règle pas facilement les problèmes de famille, ça ! Sans compter que mes deux autres ados souffrent de l’absence de leur père. À croire que les difficultés de la famille et surtout de Julien ne concernent que moi, la mère, uniquement moi ! Moi, prise à la gorge vingt-quatre heures par jour, sept jours par semaine. Moi, incapable d’exécuter un autre travail que celui de mère d’un handicapé. Moi, qui n’en peux plus, Geneviève…

Catherine se met à trembler, de toute évidence dépassée par l’ampleur de son casse-tête familial. Elle non plus ne semble pas connaître l’école du parent parfait !

— À ce que je vois, depuis notre première rencontre, bien des choses ont changé à la longue, et pas toujours pour le mieux !

Sans donner suite à mes constatations, Catherine poursuit sa complainte sur le même ton pathétique.

— Tu sais, Geneviève, Julien exige une surveillance constante et il m’est impossible de le laisser seul à la maison. Alors, il me suit partout dans sa chaise roulante à moteur, à l’épicerie, à la banque, au dépanneur, partout ! Peux-tu imaginer ce qu’est devenue ma vie ? Un enfer ! Même dans la cuisine, il touche à tout et je l’ai perpétuellement dans les jambes. Je ne suis plus capable, plus capable…

— Ma pauvre, pauvre amie. Il n’existe pas beaucoup de solutions pour ce genre de problèmes. Julien ne part-il pas trois jours par semaine pour travailler dans une usine où on embauche certaines personnes souffrant d’une déficience intellectuelle ?

— Ah, ça, ma chère, depuis quelques mois, il refuse carrément d’y aller. En vieillissant, mon fils se rend de plus en plus compte de sa marginalité et il possède suffisamment d’intelligence pour s’apercevoir qu’à cet endroit, il est à part des autres.

À mon tour de garder le silence. Mon questionnement de l’autre jour sur l’attitude à adopter pour une mère d’enfant handicapé remonte à la surface : exigence ou laisser-aller ? Sévérité ou laxisme ? De toute évidence, mon amie a besoin de l’aide d’un psychologue afin de prendre conscience et surtout d’analyser tous les éléments de sa situation, on ne peut plus dramatique, de femme déchirée entre un mari, sur le point d’exploser, et ses trois enfants dont un fils violent et quelque peu manipulateur qui aurait besoin d’aide et de suivi, lui aussi.

Le temps semble venu pour elle, ou plutôt pour elle et son mari, de prendre une décision définitive et de l’assumer. La situation actuelle, trop génératrice de tensions, ne peut plus durer. De deux choses l’une : ou le père prend ses responsabilités, ou leur couple s’en va vers le divorce. Ils doivent déterminer un choix, soit placer Julien en institution à temps plein ou à temps partiel, soit le garder à la maison pour le reste de ses jours en le faisant soigner pour ses crises d’anxiété et ses menaçantes sautes d’humeur. Un auxiliaire ou éducateur spécialisé d’un organisme communautaire pourrait alors venir le garder, quelques jours par semaine, afin de libérer la mère. De toute évidence, le couple doit réagir de façon urgente, sinon Catherine s’en va directement vers une dépression majeure, et cela ne fera qu’envenimer le problème. Il ne faut pas non plus oublier les deux autres ados. Mon amie doit bien le comprendre : les décisions incombent à elle et à son homme, et non à Julien et ses humeurs.

Pour le moment, je n’ai pas envie de jouer à la psy. Cependant, les problèmes de Catherine Lecours me reconnectent forcément avec les miens pourtant moins graves. Ne venait-on pas au resto pour se changer les idées ? Moi aussi, j’en ai sérieusement besoin… Et si j’avais une dent malade, moi aussi ? Et si j’avais besoin de visites régulières chez une psy, moi aussi, à l’instar de mon amie ? À bien y songer, je me demande toujours pour quelles raisons les réponses aux problèmes familiaux résident trop souvent du côté des femmes. Et les pères, eux ?

Comment aider Catherine à s’en sortir ? Malgré moi, je sens des réactions de professionnelle prendre le pas sur mes sentiments d’amitié. C’est un regard de travailleuse sociale que je jette sur ma copine.

— Catherine, mon amie, vois-tu un psychologue présentement ?

— Non, depuis que je ne travaille plus, je n’ai plus les moyens de m’en payer un. D’ailleurs, mon mari en aurait besoin plus que moi ! Et Julien, donc ! Besoin des soins d’un psychiatre, même ! À cet effet, j’ai d’ailleurs fait appel à un organisme de soutien pour les handicapés intellectuels de la région, appelé Intellectaide. Tu dois certainement connaître ça, Geneviève.

— Oui, oui, j’allais justement t’en parler. Et alors ?

— Alors, après un très long laps de temps, Raymond et moi avons fini par obtenir, de cet organisme, un meeting de groupe avec une infirmière, un psy et une travailleuse sociale, pour parler de Julien, sans même qu’ils ne l’aient jamais vu, croirais-tu ça ? On s’est contenté de nous interroger sur sa condition, rien de plus. La semaine suivante, nous avons reçu par la poste un compte rendu officiel de cette rencontre avec une proposition de rendez-vous avec un psychiatre pour… onze mois plus tard ! Julien y est allé dernièrement et le cher spécialiste nous a rappelé simplement pour nous annoncer que notre garçon souffre d’un TOC8, de ci, de ça… Rien de plus, croirais-tu ça ? Son appel s’est limité à nous donner le diagnostic officiel. Le nom des maladies de Julien, on s’en fiche, on les sait depuis des années ! Nous, on veut apprendre des moyens pour améliorer le sort de notre enfant et le nôtre. Est-ce donc si difficile à comprendre ?

— Catherine, je connais une bonne psychologue qui pourrait sans doute aider Julien. Et ton couple aussi. Surtout ton couple. Tu te rends compte que ça presse, n’est-ce pas ? Viens au bureau, lundi, tu pourras rencontrer une de mes consœurs. Elle va essayer de t’organiser un rendez-vous, et ça ne va pas prendre onze mois, je te le garantis !

— Comment ça, une de tes consœurs ? Pourquoi pas toi ?

— Je ne peux plus m’occuper de toi à cause de notre amitié. La déontologie, ma chère !

— Bon. Puisque tu le dis… Mais tu as raison, ma famille et moi vivons actuellement dans un marécage en train de se transformer en cloaque, je le sens bien. Je dirais même plus, en sables mouvants, tiens ! Alors je me présenterai lundi, c’est certain.

La serveuse revient remplir nos verres d’eau et demande à Catherine si elle n’a pas changé d’idée au sujet du menu.

— Ben coudon… Apportez-moi un coq au vin à moi aussi, ça a l’air bon. Et n’oubliez pas le p’tit rouge. La vie doit continuer, hein, mon amie ?

— À qui le dis-tu !

Soudain, une idée m’effleure l’esprit. Une brillante idée, je crois.

— Dis donc, si tu arrivais à te libérer ce soir, tu pourrais m’accompagner au lancement du livre de quelqu’un que j’admire beaucoup. Cela te remonterait probablement le moral.

— Ah oui ? Comment cela ?

— Il s’agit de la publication d’un roman écrit par quelqu’un de très spécial. À mes yeux, ce livre représente la preuve que rien n’est impossible. Une œuvre d’espoir, intitulée Paysages effleurés.

— Paysages effleurés… Tiens ! Ça me fait penser à ma vie, ça ! Tellement pognée que je dois sans cesse me contenter d’effleurer les choses, les paysages comme le reste. Paysages sur le point d’éclater, je le crains, si ça continue comme c’est parti.

— Alors ? Penses-tu pouvoir venir ?

— Pas certaine de pouvoir me libérer…

../Images/separateur.svg

Ni Catherine Lecours ni Jean-Patrick ne m’accompagnent dans la librairie où a lieu le lancement du roman de Maxime Sigouin. Étrange et merveilleux lancement où l’auteur en chaise roulante s’avère tout à fait incapable d’écrire fièrement son nom à la main et encore moins de rédiger une dédicace en première page de son livre, comme le font tous les auteurs de l’univers.

En pénétrant dans les lieux, j’entends Maxime tonitruer bien avant de l’apercevoir dans un recoin du magasin, tentant d’expliquer, baguettes en l’air, je ne sais quoi à une interlocutrice. Une foule assez nombreuse est présente, verre de vin à la main. Non seulement l’hebdomadaire et le magazine pour lesquels Maxime rédige ses chroniques lui ont fait une publicité monstre, mais sa condition de handicapé a attiré les médias. La curiosité se lit, d’ailleurs, sur tous les visages qui jettent des regards en catimini sur le mystérieux auteur. « Quoi ? Celui dont je lis les articles chaque semaine est à ce point amoché ? Quoi ? Ce gars-là a vraiment écrit ce livre ? Quoi ? Il est à ce point intelligent malgré son allure ? Quoi ? Quoi ? »

Oui, mesdames et messieurs, ce gars-là se bat héroïquement tous les jours pour accomplir le centième, voire le millième de ce que vous, vous accomplissez machinalement sans même y songer. Ce gars-là, mesdames et messieurs, est un héros. Un héros authentique, un vrai, le plus grand des héros. Il n’a pas vaincu l’Everest, il n’a pas changé le cours de l’Histoire, il n’a inventé ni les mathématiques ni les ordinateurs. Il n’a pas, non plus, les yeux « bleu-couchette » du plus grand acteur de la planète. Non, Maxime Sigouin est un héros de la vie, de la vraie vie. Un merveilleux héros.

Quand il me voit m’approcher de lui, Maxime lance un cri rauque qui se voudrait un cri de joie. Émue, je ne peux m’empêcher de le serrer dans mes bras.

— Maxime, tu as toute mon admiration. Je t’apprécie ben gros !

— Ouâ… si… fous… zaime !

Derrière lui, Anne, sa copine bénévole, affiche un visage rayonnant de fierté. Jamais je ne l’ai vue aussi belle.

— Il s’agit d’un grand jour pour vous aussi, n’est-ce pas, Anne ? Ce livre est un peu votre bébé aussi, car sans vous, sa secrétaire, il n’aurait jamais existé.

La jeune fille m’interrompt en prenant un air mystérieux qui n’arrive pas à masquer son sourire difficilement retenu.

— Madame Martin, Maxime et moi avons une grande nouvelle à vous annoncer, et vous avez la primeur : lui et moi allons nous marier l’été prochain.

Il n’en faut pas plus pour que je lance un cri de joie. Surtout quand je vois la jeune fille introduire un crayon dans la main de Maxime, un crayon qu’il tient le poing fermé. Avec précaution, elle tient ouverte la première page du roman afin de lui permettre d’y esquisser un barbouillage. À ma grande surprise, je le vois se concentrer, yeux plissés et dents serrés, et tracer d’une main à peine maîtrisée, la vague forme d’un cœur. Un grand cœur maladroit, trop large et mal formé. Un cœur à peine reconnaissable, mais un cœur.

La signature d’un héros.

Je rentre chez moi lentement, en biglant sur les livres étrangement dédicacés placés sur le siège du passager, l’un pour moi et l’un pour mon fils, et deux autres pour Catherine Lecours et la bénévole de l’Association québécoise de la dysphasie. Dans mon esprit, une image se superpose à celle de Maxime Sigouin en train de dédicacer ses livres : je vois Julien jouant habilement de la flûte à bec pour mon fils.

Une étoile brille toujours quelque part, même pour les handicapés.