CHAPITRE 22

Dans ma boîte aux lettres, ce matin, je découvre une autre enveloppe marquée d’une écriture aux caractères amples et inclinés. Enfin ! Qui sait si cet envoi ne m’apporte pas de vraies nouvelles du père de mes enfants après presque quatre semaines d’absence et, pire, de silence total à part un généreux chèque entré par la poste la semaine dernière, sans aucun commentaire. Si Gabrielle s’était fait frapper par une voiture, si Félix avait déboulé un escalier ou si moi, j’étais tombée malade ou faisais une dépression majeure comme le père de l’enfant secouée, si notre maison avait brûlé, Jean-Patrick Lapierre n’en aurait jamais rien su, compte tenu que, mystérieusement absent de son travail, il ne m’a pas indiqué comment le joindre en cas d’urgence.

Encore une fois, la rage et la tendresse se font la guerre en moi quand je déchire l’enveloppe d’une main fébrile. Un à un, je dévore à travers mes yeux effarés, les mots qui me chavirent l’âme.

Ma chère Geneviève,

Pardonne-moi ce long silence. J’en avais besoin pour faire le vide, sinon, c’était le péril assuré. Le croirais-tu, au retour d’une semaine de repos dans le Sud, toujours aussi dérouté, je me suis réfugié pendant quelques jours dans un monastère afin de chercher la lumière et surtout la force de continuer. J’imagine que tu qualifieras probablement cela de fuite. Tu auras raison.

Je n’ai pas encore trouvé cette force de tout accepter, mais je sens que ça viendra avec le temps. Je t’en prie, si tu m’aimes encore, laisse-moi le temps de prendre le temps.

Je cherche actuellement un nouvel emploi. Je ne retournerai plus à Jolicœur et je viens de remettre ma démission. Un changement s’impose et me fera du bien, je le sens. J’ai passé une entrevue ce matin et, encore une fois, une autre compagnie de produits pharmaceutiques m’offre un travail dans son laboratoire de recherche situé dans une ville tout aussi éloignée que Jolicœur. Je ne sais si je vais l’accepter ou non. Ce travail ne susciterait pas de grands changements à notre vie commune de ces dernières années, advenant le cas où je déciderais de revenir à la maison. On ne se verrait encore que les fins de semaine, et cela ne te convient pas du tout, je le sais. Ne t’inquiète pas, j’en tiens compte.

Je suis actuellement en période de réflexion et, crois-moi, jamais de mon existence, je ne me suis senti aussi désorienté, aussi perdu dans mes valeurs, mes aspirations, mes attentes, mes engagements envers toi et les enfants mais aussi ceux envers moi-même. Je ne sais plus où j’en suis, Geneviève, et à partir de demain, j’entreprends une sérieuse thérapie dans le but de voir plus clair en moi. Pardonne-moi tout le mal que je vous fais sans doute, à tous les trois.

Je te demande encore un peu de patience, le temps finira bien par me ramener vers toi, je le sens. Mais cette fois, si je rentre au bercail, ce sera pour de bon, tu comprends ? Je ne veux plus jouer avec ton cœur comme je l’ai fait cruellement ces dernières années, j’en ai pleinement conscience.

En attendant d’établir définitivement mes certitudes, que dirais-tu d’une journée en famille, dimanche prochain ? Je n’ai pas vu les enfants depuis si longtemps et je m’en ennuie. Et de Félix tout autant, quoique tu en penses ! Serais-tu d’accord si j’arrivais en début d’après-midi et repartais après le souper ? Connaissant ton grand cœur, tu vas accepter, je le sais ! D’ici là, porte-toi bien et embrasse les petits pour moi.

Je t’aime toujours,
Jean-Patrick.

Embrasser les enfants pour lui, je veux bien, mais je me garde, par contre, de les informer de cette visite pour le moins incertaine. Avec ses tâtonnements et ses réactions impulsives, je crois plus ou moins aux belles paroles et aux promesses de mon conjoint — ou s’agit-il de mon ex-conjoint ? Au fil du temps, je me sens de plus en plus confuse quant à mon amour pour lui. Ma confiance s’est effritée et un scepticisme inquiet s’est installé. L’autodéfense, sans doute… Je ne veux plus souffrir.

« La force de continuer »… Il a le front de m’écrire ça ! La force, la force… Et ma force à moi, il en fait quoi ? Comme si notre vie de famille était devenue un enfer alors que je consacre toutes mes énergies, depuis des années, à la rendre agréable en dépit des difficultés. Et elles ne mènent quand même pas à la fin du monde, ces difficultés ! Quand je fais des comparaisons avec mon amie Catherine et son Julien devenu dangereusement agressif envers son père… Quand je songe à Charles Beauchemin… Lui, il en affronte, des difficultés majeures, avec sa fille. Pas nous ! Surtout que Félix semble de plus en plus sur la bonne voie.

Si Jean-Patrick s’attend à une réception avec des fleurs et, sur la table, ses petits plats préférés amoureusement fricotés, il se trompe. On commandera de la pizza si jamais il se pointe. Si jamais… car je ne le crois plus ! N’avait-il pas promis de venir chercher Gabrielle la fin de semaine suivant son départ ? Dimanche prochain, s’il sonne à la porte, les enfants vont se montrer surpris. Tout comme moi, d’ailleurs ! Et pourtant, je ne peux m’empêcher d’imaginer déjà leurs cris de joie.

Et moi, vais-je sauter de joie aussi ? Je ne sais pas, je ne sais plus.

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La semaine m’a paru à la fois trop courte et interminable. J’ai vu venir ce dimanche matin avec effarement. Jean-Patrick viendra-t-il ?

Cette semaine, la fête de l’Halloween, entre autres, m’a laissé un goût amer. Comme convenu, Félix, n’ayant pas d’ami, devait parcourir le quartier avec sa sœur, sous ma supervision. Ma fille et moi avons donc choisi au magasin deux costumes allant de pair. Quand est venu le temps de s’habiller, le soir tant attendu, Gabrielle a expliqué leur déguisement pour la xième fois à son frère.

— Moi, je porterai un costume d’infirmière et toi…

— De fermière ?

— Non, Félix, d’infirmière. Regarde.

Lui, le grand amoureux des animaux, s’est montré fort déçu de devoir déambuler auprès d’une garde-malade au lieu d’une fermière comme celles qui s’occupent des animaux sur la ferme.

— Et toi, Félix, tu seras un docteur.

— Un aviateur ?

Qu’à cela ne tienne, l’idée de devenir un pilote d’avion lui seyait bien. Avant même de le laisser exploser de bonheur, Gabrielle lui a présenté son costume, genre de sarrau vert porté par les chirurgiens en salle d’opération. Cela a déclenché la crise. Félix a lancé au loin le stéthoscope de plastique qu’il devait s’enrouler autour du cou et a obstinément refusé de coiffer le bonnet, vert lui aussi, et de porter le masque.

À la vérité, il ne comprenait pas grand-chose à cette fête. Au lieu de m’acharner à le lui expliquer, je me disais à tort qu’en voyant, dans la rue, les autres enfants déguisés en train de sonner aux portes pour recevoir des bonbons, il saisirait vite le sens fort agréable du jeu.

Les choses ne se sont nullement passées de la sorte. Dès la première récolte, il a voulu manger immédiatement toutes les friandises contenues dans le petit sac remis gentiment par la voisine d’en face. Je l’ai laissé faire. Après tout, les bonbons lui appartenaient ! Mais quand, rendu à la quatrième adresse, il reproduisait toujours le même scénario avec les mêmes cris et les mêmes coups de pied, j’ai décidé que c’en était fait de l’Halloween pour Félix Lapierre. Je l’ai saisi furieusement par le bras et me suis dirigée vers la maison d’un pas résolu jusqu’à ce qu’une petite voix timide ne vienne interrompre ma course.

— Et moi, maman ? Tu me laisses toute seule à la noirceur ? Est-ce que je dois rentrer moi aussi ?

Une gifle en pleine figure ne m’aurait pas fait plus de mal. Gabrielle ! Comment ai-je pu l’oublier, ma belle douce, ma chérie, mon amour, ma trop bonne ? C’est elle qui, à ce moment-là, aurait eu le droit de piquer un crise pour réclamer mon attention injustement détournée et faire valoir son droit bien légitime à la fête, elle dont l’enfance se trouve perpétuellement perturbée à cause des folies et des caprices de son frère déficient.

Mon adorable petite… C’est elle, bien plus que moi et mille fois plus que son père, qui supporte Félix à la journée longue, le console, le cajole, fait ses quatre volontés, s’oublie pour lui. Tu es un ange, ma fille, et moi ta mère, femme mature dans la fleur de l’âge, j’ai tout à apprendre de toi, de ton effacement, de ta générosité, de ta belle âme.

— Non, non, Gabrielle, ne t’en fais pas. Je ne vais pas t’abandonner platement sur le coin de la rue, voyons ! Nous allons plutôt poursuivre ensemble notre promenade, et ton frère restera bien sagement auprès de moi au lieu de se présenter aux portes. Et s’il hurle, ce sera tant pis ! On prétendra qu’un petit monstre s’est déguisé en docteur ! Après tout, c’est l’Halloween !

Il a hurlé, en effet, il a vociféré, s’est roulé par terre, est devenu l’objet de curiosité du quartier. Mais, cette fois, il n’a pas gagné. L’image de Jean-Patrick n’a pas manqué de m’effleurer à quelques reprises. Si au moins son père se trouvait là pour partager la tâche, hein ? D’un autre côté, s’il avait été là justement, l’histoire aurait pu tourner de façon encore plus dramatique. Alors, j’ai relevé la tête et maintenu ma fermeté jusqu’à ce que Gabrielle me secoue le bras.

— J’ai une idée, maman. Donne-moi son sac, je vais le présenter aux gens et dire que c’est pour mon petit frère très malade. Ainsi, Félix aura quand même des bonbons.

Son « petit frère très malade »… Ne l’est-il pas, de toute évidence ? Si je me réjouissais de son amélioration à l’école, je réalise qu’il a encore un long bout de chemin à parcourir, le frérot ! Quelle famille insolite que la mienne : un ange, un petit frère très malade, un père absent et une mère malhabile ! Cette évidence tristement réaliste m’a frappée de plein fouet en ce soir où les sorcières étaient reines. Pour quelle raison, alors, jeter la pierre au père et le blâmer pour sa débandade si notre famille s’avère si tordue ?

Non, en dépit de tout, je n’approuverai jamais la fuite de mon conjoint. Un chef qui se désiste ne mérite pas le titre de chef, fût-il chef de tribu, chef de police ou chef de famille. Fût-il l’époux de la pire des sorcières… Après tout, Jean-Patrick, simple humain normal aux attentes normales, a bien le droit de se sentir déçu et dépassé par certaines responsabilités, non ?

Deux jours plus tard, un autre événement est venu tout autant altérer ma sérénité. Vendredi, en fin d’après-midi, juste au moment où je m’apprêtais à quitter le bureau, s’est de nouveau présenté Charles Beauchemin, le père de l’enfant secouée. L’homme m’a paru toujours aussi sympathique, toujours aussi séduisant avec ses tempes prématurément striées de fils d’argent et son regard franc. Il tenait à bout de bras une jolie rose de bois déposée dans une petite boîte de carton.

— J’ai moi-même sculpté cette fleur pour vous, ma chère dame, afin de vous remercier pour votre bon travail. Depuis quelques semaines, grâce à votre influence, on a accepté de prendre temporairement Marie-Soleil dans une pension spécialisée en attendant de lui redonner sa place dans le même établissement où elle se trouvait et d’où j’ai tant regretté de l’avoir retirée. Tout rentre tranquillement dans l’ordre, maintenant, et je retrouve enfin la paix et la joie de vivre. J’ai même commencé à me chercher un emploi. Je ne vous remercierai jamais assez, madame.

— Tant mieux si les choses se remettent en place. J’ai simplement fait mon travail, mon bon monsieur. Cette rose est vraiment magnifique.

Pourquoi me regardait-il ainsi, au fond des yeux, en insistant ? Il semblait hésiter à repartir. Devinait-il mon trouble ? Je me sentais littéralement en train de fondre. D’où me venait cet affolement soudain ? Sans doute mal à l’aise lui aussi, il s’est empressé de briser le silence avec la dernière déclaration à laquelle je me serais attendue.

— C’est fou… Pour tout l’or du monde, je souhaite ardemment ne plus vous rencontrer ici, madame Martin, car revenir au centre local de services communautaires signifierait l’apparition de nouveaux ennuis. Mais vous revoir ailleurs, en dehors de ces murs, me ferait grandement plaisir, vous savez. Si jamais…

— …

Grands dieux ! Que lui répondre ? Bien entendu, les familiarités ne sont pas de mise avec les clients, même si certains manifestent parfois une attirance parce qu’on s’occupe d’eux. Bien entendu, de retrouver cet homme pour mieux le connaître ne me déplairait guère, quoique… Étais-je une femme libre, moi ? Professionnellement, certainement pas. Toujours cette satanée déontologie… Mais socialement ? Affectivement ?

— Ne soyez pas troublée. Je ne sais même pas si vous êtes une femme libre !

— Moi non plus !

— Faites-moi signe si jamais…

Il est parti sans terminer sa phrase, se contentant de me serrer la main poliment et de disparaître derrière la porte avant même d’entendre ma réplique qui ne venait pas. Je n’aurais jamais dû lui laisser entrevoir ma confusion. Quelle étourderie, tout de même !

Je me suis dépêchée d’ouvrir la petite enveloppe accompagnant la rose. La carte, ornée de deux cœurs rouges, portait un message pour le moins troublant :

Il faut parfois aider le destin.
Charles Beauchemin 555 743-2597

Bouleversée, j’ai rangé la carte au fond du tiroir de ma table de chevet en espérant oublier ce numéro de téléphone clignotant dans ma mémoire comme un phare dans la nuit. Puis, j’ai installé la rose bien à la vue sur le buffet de la salle à dîner. Après tout, j’ai bien le droit de recevoir des cadeaux de remerciement, n’est-ce pas ?

Hier après-midi, samedi, pendant que Félix jouait dehors avec le chien, malgré moi, oh ! combien malgré moi, j’ai sorti mes casseroles et mon rouleau à pâte et j’ai cuisiné, avec l’aide de Gabrielle mais sans lui dire à qui ils étaient destinés, un pâté à la dinde, le mets préféré de Jean-Patrick, ainsi qu’un énorme gâteau au chocolat. Ça lui fera plaisir… si jamais il vient !

Parce que… c’est plus fort que moi, je l’attends ! Voilà pourquoi, en ce dimanche matin, je me retrouve assise devant la fenêtre du salon, savamment coiffée et vêtue de ma plus jolie robe, le regard fixé sur la rue comme si rien d’autre au monde n’importait davantage que la vue d’une certaine voiture bleue tournant le coin.