CHAPITRE 25

Lundi se présente, un peu plus lumineux qu’à l’accoutumée, mais il traîne avec lui son cortège de tâches et d’obligations en même temps que de précieuses occasions de cultiver mon sentiment d’utilité. Ce matin, j’en ai rudement besoin !

Hier, après le départ quelque peu précipité de Charles Beauchemin, je n’ai pu rejoindre Jean-Patrick, malgré mes nombreuses tentatives. Les enfants, rentrés tout contents après le souper, m’ont raconté être allés au cinéma avec leur père, puis chez McDonald’s. Nul n’a fait mention de l’appel téléphonique resté sans réponse de samedi après-midi. Jean-Patrick, quant à lui, a préféré ne pas descendre de sa voiture pour venir me saluer, et ce geste, plus que n’importe quoi, a jeté mon moral par terre. Se moque-t-il de moi ?

Je m’achemine donc, d’un pas allègre, vers le centre communautaire, mais n’ai pas encore franchi la porte d’entrée que j’entends déjà, à travers la salle d’attente, les pleurs d’une jeune femme en train de sangloter entre les bras d’une autre plus âgée, sans doute sa mère. Le voile porté par les deux femmes et la djellaba de la mère trahissent une nationalité étrangère d’allégeance musulmane. En levant les yeux au ciel, la secrétaire m’indique à voix basse qu’elles sont arrivées depuis plus d’une heure, se lamentant à tue-tête sous le regard outré des autres clients.

Je m’empresse de les accueillir avec mon plus beau sourire dans l’espoir de disposer de suffisamment de pouvoirs pour apaiser un tel déploiement de douleur. En pénétrant dans mon bureau, la plus âgée se jette pratiquement sur moi et baragouine un discours dans une langue inconnue que la plus jeune, se ressaisissant avec peine, se dépêche de me traduire en français.

— Il a volé mon petit ! Azan a volé mon petit Jamid !

— Qui a volé votre petit, madame ?

— Son père. Euh… mon mari… c’est-à-dire… Azan, mon ex-mari. Il me faisait des menaces et je ne le croyais pas. Jamais je n’aurais pensé qu’il irait jusque-là pour se venger de moi. Il me détestait, il me déteste.

— Expliquez-vous, ma chère dame. Pour quelle raison, dites-vous, aurait-il volé votre enfant s’il est son père ?

— Azan a emmené mon fils Jamid à Téhéran, et cette fois, il ne reviendra plus, je le sais, je le sens.

— Il aurait fallu vous rendre au bureau de la police, pas ici !

La mère et la grand-mère se remettent à pleurer de plus belle, en dépit de mes efforts pour voir clair dans cette affaire. Au bout d’un certain temps, je finis par comprendre que Fayal, citoyenne canadienne depuis son enfance, a été plaquée par son mari, il y a deux ans. Elle a alors obtenu des tribunaux la garde de son fils de dix-huit mois. Le père, Azan, à cause de ses mœurs plutôt dissolues, avait le droit de recevoir l’enfant chez lui un jour par semaine seulement.

Les premiers temps, cela s’est bien passé, mais un jour, Azan a décidé, sans avertissement, d’emmener son fils en voyage en Iran. Fayal, morte d’inquiétude, a pensé devenir folle. Le père, rentré seulement trois semaines plus tard, a remis le garçon à sa mère sans donner d’explications, puis il s’en est retourné vivre dans son pays d’origine. Maintenant, Fayal ne fait plus confiance à cet homme, surtout depuis qu’elle a appris, par l’entremise d’une ex-belle-sœur avec laquelle elle a gardé contact, qu’il s’est remarié là-bas.

Pendant près de deux ans, lors de chacun de ses nombreux retours au Québec pour raisons d’affaires, Azan n’a cessé de revendiquer à grands cris ses droits à la paternité. Sous la menace et sans moyens pour protester et se défendre, Fayal l’a, à regret, laissé partir à plusieurs reprises avec le bambin hurlant et tendant désespérément les bras vers sa mère. La dernière fois, l’homme n’a pas ramené l’enfant tel qu’entendu. Fayal se trouve maintenant sans nouvelles de son fils depuis soixante-seize jours. Un appel téléphonique, hier, à son ex-belle-sœur de Téhéran, lui a dressé les cheveux sur la tête : Azan n’habite plus l’Iran mais l’Arabie Saoudite où il s’est enfui avec le garçon sans laisser d’adresse, après une dispute majeure avec sa famille. Disparu, l’Iranien et disparu, le petit Jamid…

— Je ne sais plus quoi faire, madame. Je vous en prie, aidez-moi à retrouver mon enfant !

De désespoir, les deux femmes se lèvent et retombent dans les bras l’une de l’autre. Au moins, Fayal ne reste pas seule dans son épreuve. Mais cela n’arrange pas vraiment les choses.

— Mesdames, je peux comprendre votre détresse. Il faut absolument contacter l’organisme Enfant-Retour. Eux vont aviser le corps policier et le ministère des Affaires étrangères, de même que les consulats de ces deux pays.

— Mon ex-belle-sœur m’a affirmé qu’Azan leur a montré des papiers soi-disant signés par moi l’autorisant à s’expatrier avec l’enfant. Madame, je vous jure n’avoir jamais signé de tels papiers. Ce sont des faux.

— S’il s’agit de faux, un tribunal international finira bien par le prouver. Vous devez leur faire confiance. Bien sûr, on ne retrouve pas tous les enfants disparus, mais il ne faut pas perdre espoir. Tous ensemble, nous allons travailler pour récupérer votre petit garçon. Qui sait si Azan ne sonnera pas à votre porte, un bon matin, tenant Jamid par la main…

— Je n’y crois plus. Cela fait trop longtemps. Je serais prête à partir dès demain pour aller le chercher moi-même. Je ne possède pas d’argent mais je quêterai au coin de la rue, s’il le faut. Et puis, j’ai le soutien de ma famille. Mais où aller ?

Je voudrais lui faire des promesses, lui donner des moyens, l’assurer que tout va bien se passer, mais je mentirais. Le dénouement de cette histoire reste des plus aléatoires. Les murs des bureaux d’Enfant-Retour sont tapissés d’avis de recherche et de portraits d’enfants jamais retrouvés. Innocente Fayal, écrasée par le malheur parce qu’elle s’est montrée trop soumise et pas assez méfiante. Je lui fixe immédiatement un rendez-vous à l’Aide juridique et lui remets l’adresse d’Enfant-Retour. Je l’envoie également pour un suivi avec une travailleuse sociale d’une équipe jeunesse pour un soutien psychosocial dans ses démarches. Puis, je lui serre la main en lui souhaitant la meilleure chance du monde.

Je la regarde partir en soupirant, me demandant bien de quoi, moi, j’ai à me plaindre.

À ma grande surprise, ma deuxième cliente est Catherine Lecours que je n’ai pas vue depuis un certain temps.

— Catherine ? Que viens-tu faire ici ? Je ne peux plus faire office de travailleuse sociale auprès de toi à cause de nos liens amicaux, tu le sais bien…

— Oui, oui, je le sais ! Je venais seulement jaser quelques minutes avec toi, en passant. Question de voir comment tu vas.

Je me retiens de lui raconter ma fin de semaine avec Charles Beauchemin, mais elle ne cesse de me questionner sur mes états d’âme et l’évolution de ma situation familiale.

— Ton Jean-Patrick n’est donc pas encore revenu chez toi ?

Pas encore revenu… Non, le père de mes enfants n’est pas encore revenu après six mois d’absence. Catherine parle du retour de mon conjoint comme si cela s’avérait une certitude. Moi, ce dernier dimanche, j’y ai cru durant une demi-journée. Maintenant, je le croirai quand, non seulement il aura réintégré mon lit, mais quand ses chandails et ses bobettes rempliront de nouveau ses tiroirs et que ses bas pendront sur ma corde à linge chaque semaine !

— Non, Jean-Patrick a encore besoin de solitude et soigne toujours sa dépression depuis septembre à coups de médicaments et de visites chez une psychologue. Mais j’en ai marre, je t’avoue.

Si elle savait ce que j’ai vécu en fin de semaine ! Je me sens soudainement mal à l’aise de ne pas lui révéler la vérité. Surtout ici, dans mon bureau. « Notre secret » a dit Charles… On a beau parler d’amitié, Catherine et moi, je me trouve en ce moment en mauvaise position devant une cliente qui, avec ses questions insistantes, semble vouloir renverser les rôles. Même assise de l’autre côté du bureau, elle donne l’impression d’animer une séance de thérapie pour sa travailleuse sociale. Le monde à l’envers, quoi ! Nous ne nous trouvons pas au restaurant mais dans un bureau du CLSC, et il m’incombe, à moi, de poser les questions même si je ne peux plus considérer Catherine comme une cliente.

Secoue-toi, ma vieille, et reprends vite les rênes de l’entretien ! Cesse donc de te leurrer. Catherine n’est certainement pas venue ici pour te parler de toi-même mais bien plus d’elle et de ses difficultés. Je lui trouve pourtant bonne mine, à ma copine. Elle paraît même élégante dans ce chandail vert qui l’avantage. Hé ! Hé ! J’espère que son Raymond l’a remarqué, ce matin ! Je me demande bien pour quelle raison elle ne m’a pas donné rendez-vous ailleurs.

— Et toi, Catherine, quel bon vent t’amène ? Parle-moi de toi.

— Moi… Bof, tout ne roule pas sur des roulettes. Toutefois, depuis que, grâce à toi, Julien part tout content, trois matins par semaine, pour aller travailler dans cette nouvelle usine subventionnée pour insertion sociale, je me sens vraiment mieux. Enfin, je peux respirer ! Le médecin a aussi changé sa dose de médicaments et mon fils se montre maintenant plus docile et conciliant. Ses crises agressives s’estompent et deviennent petit à petit une histoire du passé. Il faut dire que les occasions de se rencontrer se font de plus en plus rares entre le père et le fils, car Raymond a encore accepté un surplus d’heures de travail. On le voit si peu ! Mais les trois enfants et moi n’avons pas le choix d’accepter cette situation. Tu me comprends, n’est-ce pas, Geneviève ?

— Oui, ma chère, je te comprends ! La fuite, je connais ça !

— Sauf que je m’ennuie, seule toute la journée à la maison. Je me demandais si je ne devrais pas retourner travailler.

Je pousse un soupir. Je viens de comprendre : Catherine est venue chercher de l’aide pour se trouver un emploi.

— Ça adonne bien, j’ai quelque chose pour toi ! On a justement placardé une annonce sur le babillard du centre, ce matin. Le secrétariat se cherche une nouvelle employée pour trois jours par semaine. Je te recommande de postuler dès maintenant si ça t’intéresse. De toute manière, tu n’as rien à perdre. Je pourrais même écrire un petit mot de recommandation pour toi, si tu veux. Ça te ferait du bien de te changer les idées de temps en temps, tu ne penses pas ? Et en plus, ça te rapporterait des sous. Tiens, voici le formulaire. Dépêche-toi de le remplir. Il faut parfois aider le destin…

Catherine saute sur ses pieds, déjà prête à partir après un furtif baiser sur ma joue au-dessus du bureau et une promesse de nous revoir très bientôt.

— Je vais faire bien mieux que ça, Geneviève, je vais me rendre de ce pas proposer ma candidature à la direction. C’est au deuxième étage, si je ne me trompe pas. Merci pour le renseignement. Merci pour tout. Salut, on s’appelle !

— N’oublie pas de m’en donner des nouvelles, mais… dans un autre endroit qu’ici !

Je lui offre mon plus beau sourire en lui souhaitant bonne chance. Quand un simple petit emploi à temps partiel constitue une planche de salut, un tremplin pour un saut vers l’équilibre, il ne faut pas le manquer.

Lui succède une jeune immigrée baragouinant un français rudimentaire fortement teinté d’espagnol. Heureusement, l’accompagne une Québécoise pure laine qui s’occupera de la traduction. Lola Pontas dépose sur mon bureau un tas de paperasse en tentant de m’expliquer tant bien que mal qu’arrivée ici depuis quelque deux ans, elle vient de recevoir de la Cour fédérale un ultime refus pour sa demande de sursis afin de prolonger son séjour au Canada.

L’accompagnatrice m’explique alors qu’un soir, dans son pays, au Nicaragua, Lola et son frère aîné ont été kidnappés par des trafiquants de drogue, membres d’une bande organisée, connue et secrètement tolérée par les autorités du pays. Son frère faisait partie de ce gang, mais Lola n’en savait rien. Il avait commis, semble-t-il, plusieurs actes de trahison envers la bande.

Une fois arrêtés, on a torturé le jeune homme par vengeance, sous les yeux horrifiés de sa sœur, pour le décapiter par la suite. Une heure plus tard, elle-même a dû subir un viol collectif par une dizaine de ces voyous, suivi d’une volée de coups de bâton sur tout le corps afin de lui rompre les os. Puis on l’a laissée à demi-morte au fond d’un fossé. Le lendemain, des paysans l’ont trouvée, inconsciente et sur le point de rendre l’âme. Sans le crier sur les toits, car ils craignaient pour sa vie et la leur, ils l’ont ramenée chez eux pour la ranimer et la soigner. Une fois remise sur pied, au bout de deux mois et demi, ils l’ont aidée à fuir vers le Canada où elle a demandé asile.

Mais le gouvernement canadien a toujours refusé sa requête. Cette fois, on lui intime l’ordre formel de quitter immédiatement le pays, alléguant le peu de crédibilité de son témoignage sur les raisons de sa demande de statut de réfugiée. On lui reproche de confondre les dates de l’agression, de n’avoir pas porté plainte à la police de son pays, une fois rétablie de ses blessures, et de n’avoir pas tenté de contacter sa famille de là-bas durant tout ce temps, même si elle se trouvait ici en parfaite sécurité. Elle a eu beau brandir devant la Commission de l’immigration sa peur de se faire assassiner, elle a eu beau protester de son innocence et crier sur tous les toits qu’elle n’a rien à voir avec la bande de bandits infiltrés partout et à laquelle appartenait son frère, rien n’y a fait. On a persisté à rejeter ses appels, même si elle occupe maintenant un emploi, s’est trouvé un amoureux québécois et se comporte en citoyenne honnête en train de s’intégrer parfaitement.

La jeune femme s’agrippe sur le bord de mon bureau et prend un ton suppliant.

— Yé vous lé joure, m’dame, tout céla, il est vrai ! Ils vont mé touer si moi yé rétourne dans mi païsse. Aidez-moi, yé vous en soupplie…

Par l’entremise de sa traductrice, elle se dit dépassée par les événements et affirme toujours souffrir d’un puissant choc post-traumatique. Je lui donne d’abord l’adresse de l’Aide juridique. Son problème relève de la loi, et un avocat pourra la conseiller, voire défendre son point de vue auprès d’Immigration Canada. Je la dirige ensuite vers un centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel. Là, au moins, elle trouvera support moral et compréhension.

Comment les autorités peuvent-elles supposer qu’une telle jeune femme, violée et jetée mourante au fond d’un fossé, aurait réagi normalement et appelé les policiers pour témoigner contre ses agresseurs quand elle sait que ces trafiquants disséminés dans la bonne société de son pays n’hésiteraient pas à se venger sur ses proches comme ils l’ont fait pour son frère ? Allons donc ! Et pourquoi mentirait-elle devant la Commission ? Pour répondre à un désir d’émigrer au Canada ? Il existe des moyens beaucoup plus simples pour arriver à obtenir le statut d’immigrée avec permis de résidence permanente, il me semble !

Je jette un regard inquisiteur sur la jeune Nicaraguayenne qui n’a pas versé une larme depuis le début de l’entretien. Ouais… Et elle trouve malgré tout le moyen de porter une savante coiffure impeccablement platine, un maquillage outrageux qui ne me dit rien qui vaille, des bijoux de prix et des vêtements de bonne coupe. La pauvreté n’est pas son fait, de toute évidence.

Et si elle mentait ? Sait-on jamais ! Il faut envisager toutes les possibilités, le gouvernement ne la refuse pas pour rien, après tout. Si elle était entrée précipitamment au Canada afin de créer des contacts et instaurer une plus large clientèle pour les trafiquants de drogue de son pays ? Plus aisé de rentrer rapidement ici en demandant le statut de réfugiée… Mais alors, que viendrait-elle faire ici, dans mon bureau ?

Je secoue la tête. Tout cela ne relève pas de mes fonctions mais plutôt du travail d’enquêteurs spécialisés. Et ce travail, ils ont bien dû l’exécuter.

— Mademoiselle, je ne possède pas de grands pouvoirs dans cette affaire. Si un juge a déjà statué que vous devez repartir et vous a envoyé un ultimatum, je doute qu’on puisse le faire changer d’idée. Dépêchez-vous de consulter un conseiller juridique à l’adresse que je vous ai remise. Il saura mieux que moi vous informer des derniers recours possibles. Vous pourriez aussi aviser un journaliste d’un grand journal. Votre histoire pourrait l’intéresser et il pourrait la divulguer sur la place publique. La sympathie et même la pression des citoyens pourraient peut-être amener le Tribunal à reconsidérer sa décision. Quoique si vous avez peur et désirez conserver l’anonymat… À vous de décider. Mais n’oubliez pas, surtout, de consulter le centre d’aide pour viol. Je pourrais également vous recommander à une travailleuse sociale qui vous accompagnerait dans vos démarches. Cela vous intéresserait-il ?

La femme se lève d’un bond et se dirige vers la porte sans me répondre ni se retourner. Même l’accompagnatrice se contente de hausser les épaules et oublie de refermer la porte derrière elle. Qu’attendait-on de moi ? Que j’engueule le juge ? Que je cache cette femme chez moi ?

En détournant mon regard vers la salle d’attente, un rire gras et saccadé, un rire que je reconnaîtrais entre tous, attire mon attention : le rire de Richard. L’ancien prisonnier va bien. Après sa dernière visite, il s’était empressé de m’annoncer par téléphone s’être trouvé un autre emploi de concierge et occupait toujours le même appartement. De plus, il avait repris ses amours avec son ancienne blonde et surtout, surtout, il continuait de pratiquer une abstinence rigoureuse concernant l’alcool et la drogue. Je souhaite secrètement qu’il ait continué sur la même trajectoire.

Il pénètre dans mon bureau d’un pied ferme, le visage rayonnant et les yeux plissés sous les arcades broussailleuses. Une femme plutôt grassouillette le suit d’un pas hésitant, en me jetant un regard timide.

— Bonjour, madame Martin ! Je vous présente Clémentine, la femme la plus fine au monde et la meilleure cook de la province.

— Bonjour Richard, bonjour Clémentine. Quel plaisir de vous revoir, mon cher ! J’espère que vous allez bien. Que puis-je faire pour vous, aujourd’hui ?

— Ce que vous pouvez faire pour nous autres ? C’est ben simple : accepter la tourtière merveilleusement extraordinaire fabriquée par ma douce Clémentine. Vous vous rappelez de ma première blonde, quand je suis sorti de tôle ? Ben je l’ai r’trouvée, c’est Clémentine ! Une vraie soie ! Pis je lui ai commandé cette tourtière exprès pour vous, madame Martin. Pour vous dire marci pour votre aide qui a pas de prix. En prononçant ces mots, l’homme dépose sur mon bureau un paquet savamment enrobé dans du papier d’emballage vert que Clémentine vient d’extirper d’un immense sac de plastique.

— Oh là là ! Quel beau cadeau ! Je… je suis confuse, Richard. Je ne fais que mon travail, vous savez.

— Ben vous le faites ben, pis ça mérite d’être dit, câline !

— Merci infiniment à vous deux. Vous êtes des amours ! Je vous souhaite de rester aussi heureux que vous en avez l’air !

— Vous aussi, madame Martin. Salut, pis marci encore !

Je les regarde partir le cœur serré. Étrange métier où l’on s’attache aux gens mais souhaite ne pas les voir rebondir un de ces jours, leur retour signifiant habituellement la résurgence de problèmes.

Je range la tourtière dans notre frigo, au rez-de-chaussée. Surtout ne pas l’oublier ce soir en rentrant. Je la mettrai au congélateur. Jean-Patrick adore la tourtière. Si jamais il décide de revenir un de ces soirs, je la lui servirai. Je me mords les lèvres, me refusant d’y songer. En passant dans le corridor, je jette de nouveau un œil dans la salle d’attente. Pas de Charles Beauchemin à l’horizon. Pas de rendez-vous officiel sélectionné pour lui cette semaine, non plus. Ni de rendez-vous personnel.

Soudain, je sens la pointe d’un remords m’aiguillonner. Comment puis-je avoir l’audace de désirer dorloter mon Jean-Patrick et, en même temps, espérer revoir Charles Beauchemin ? Vais-je attendre son appel téléphonique ou sa venue au bureau chaque jour, au nom de l’amitié ? Allons donc ! Mieux vaudrait tirer un trait définitif sur cette aventure, oublier complètement cet homme et le confier à une autre travailleuse sociale du centre. À courir deux lièvres à la fois, je risque trop de perdre les deux !

Non, je ne composerai plus le numéro de téléphone de ce nouvel ami tant et aussi longtemps que Jean-Patrick restera dans le décor. Le hic, c’est que le père de mes enfants n’apparaît presque plus dans le décor. Il aurait pu entrer pour me saluer, en ramenant les enfants, dimanche soir dernier, hein ?

Pour quelle raison devrais-je rester fidèle à un absent ? Qui me dit qu’il la pratique, lui, la fidélité, hein ? Oui, j’en ai assez de cette vie-là, et oui, le temps est venu pour moi de mettre de l’ordre dans mon existence. Cette situation sur la corde raide a assez duré. Il va falloir te brancher, mon chéri, sinon notre histoire d’amour va se terminer drette là et je vais te renvoyer définitivement au diable, tu peux en être certain ! Et ce sera définitif, cette fois, tu peux me croire !

Les enfants ne le savent pas encore, mais ce soir, ils vont manger de la tourtière. Voilà, c’est décidé ! Comment il a dit ça, Richard ? De la « tourtière merveilleusement extraordinaire fabriquée par la meilleure cook de la province ». Et ce sera tant pis pour toi, Jean-Patrick Lapierre ! Tu n’as qu’à être là ! Ne dit-on pas que les absents ont toujours tort ?

Ma journée terminée, je m’achemine vers la maison d’un pas rageur.

Maudit destin !