Jean-Patrick a mis un certain temps avant de se réinstaller irrévocablement dans notre foyer. La nouvelle organisation de la vie familiale s’est produite graduellement. Il s’était donné pour objectif prioritaire, avant son retour à la maison, de se trouver un travail à proximité. Le hasard a bien fait les choses — ou est-ce encore ce cher destin ? — puisqu’un poste s’est justement ouvert au département de pharmacie de l’Hôpital général, situé tout près d’ici. Qu’à cela ne tienne ! Il a aussitôt saisi sa chance et obtenu cet emploi stable, régulier et bien rémunéré. Finis les absences inexpliquées, les éloignements à n’en plus finir, les Jolicœur et compagnie ! Et vive la famille Lapierre reconstituée !
Certes, mon conjoint ne s’implique pas auprès de Félix comme je l’avais rêvé. Les vieilles habitudes n’ont guère changé, et les exercices orthophoniques, les devoirs et les leçons, tout comme les remontrances, continuent de relever de la mère. Même l’accompagnement chez la spécialiste du langage me revient d’emblée en exclusivité, contrairement à mes attentes.
Par contre, Jean-Patrick semble maintenant accepter son fils tel qu’il est et il supporte mieux ses crises de frustration, d’ailleurs de plus en plus rares et de moins en moins intenses. Avec une meilleure compréhension du langage et une communication plus facile avec ses semblables, Félix peut enfin s’ouvrir au monde et faire valoir sa place auprès des siens autrement que par des colères à répétition. Même avec Gabrielle, il accepte davantage de négocier et de s’expliquer, au lieu de se rouler par terre en hurlant comme autrefois à la moindre contradiction.
Aujourd’hui, en cet après-midi pluvieux de juin, a lieu le spectacle de fin d’année de la classe de Félix, à l’école Bel-Avenir. Un message de mademoiselle Claire sur mon répondeur, avant-hier, a suscité ma curiosité. Quoi ? Il faut emmener Canelle à l’école pour la représentation ? La coquine a refusé de m’en donner la raison lorsque je l’ai rappelée. Comme de juste, cela a eu pour effet de réveiller en moi de mauvais souvenirs et de m’inquiéter outre mesure. Félix fait-il encore des siennes comme au début de l’année alors qu’il a fallu accrocher la photo du chien sur le tableau pour le convaincre de se rendre à l’école ? Et s’il exigeait maintenant la présence réelle du chien pour consentir à participer à une petite séance de rien du tout ? Comment son père va-t-il accepter cela ?
J’ai beau questionner mon fils, il me répond obstinément en mettant son index sur sa bouche, comme s’il s’agissait d’un secret. Mais je vois de la lumière dans ses yeux, et cet éclat me vaut toutes les explications et achève de me rassurer.
Nous voici donc, Jean-Patrick, Gabrielle, les deux grands-mères et moi, assis sur des chaises droites placées à l’arrière de la classe de langage, parmi d’autres parents et grands-parents à la fois aussi excités et anxieux que nous. La plupart jettent des regards intrigués sur Canelle, sagement tenue en laisse et couchée à côté de la chaise de Jean-Patrick, au grand dam de ma belle-mère, Norma, qui n’a pas manqué de chialer quand elle a vu le chien nous accompagner. À la vérité, la curiosité me dévore, moi aussi, d’autant plus que la photo agrandie de Canelle se trouve toujours suspendue sur le babillard à l’avant, parmi les dessins des enfants.
Une fois les élèves sortis de la classe et en attente dans le corridor, mademoiselle Claire, vêtue d’une très jolie robe d’été, vient interrompre les conversations et saluer l’assistance, le sourire aux lèvres.
— Bonjour, mesdames et messieurs, merci d’être venus si nombreux pour assister à une fort belle performance de vos petits. J’espère que vous apprécierez leurs progrès accomplis cette année. Pour débuter, voici le Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns.
Au grand étonnement des spectateurs, elle met en marche un système de son disposé à l’avant, et une musique de parade royale vient aussitôt briser le silence. Dès que les deux pianos de l’orchestre amorcent un glissando rappelant une porte de cage qui s’ouvre en glissant, mademoiselle Claire fait entrer les enfants déguisés en animaux. Ils se mettent à tourner en rond autour de la classe en battant la mesure et en tapant du pied au rythme de la musique. De toute évidence, ils ont bricolé eux-mêmes leurs costumes. Cependant, j’arrive difficilement à identifier quels animaux ils représentent. Mais, pour notre grand plaisir à tous, la musique parlera elle-même pour ces petits sans voix qui ne savent s’exprimer qu’à leur manière.
Au thème de La marche royale du lion engendré dans le bas registre du piano, un jeune garçon portant autour du cou un large collet de laine échevelée s’avance à l’avant et fait sautiller une longue queue faite d’un cordon auquel il a attaché un pompon jaune. Il suscite les rires en se pavanant et donnant des coups de pattes à gauche et à droite aux accents de la musique. Ses grognements tentent d’imiter ceux du roi de la jungle, répétés par les autres enfants qui reçoivent l’ordre de se retirer à l’arrière.
Quand, par la suite, la musique entreprend un nouveau mouvement, deux oiseaux de basse-cour, une poule et un coq ornés de plumes découpées dans du papier de différentes couleurs, viennent caqueter en même temps que les archets des violons glissent dans le registre aigu, au grand amusement de l’assistance.
Un peu plus tard, au thème de La Tortue composé volontairement et exceptionnellement sur un rythme excessivement lent, un bambin, portant un plat à salade sur la tête et un sac à dos en guise de carapace, lève une jambe après l’autre avec indolence et tourne mollement sur lui-même à l’instar d’une vieille tortue paresseuse qui s’est mis dans la tête de danser le french cancan.
Lui succède alors un autre garçon déguisé en éléphant, exhibant de gigantesques oreilles de carton et une énorme trompe faite d’un bout de tuyau d’aspirateur. Il vient danser à l’avant avec une lourdeur extrême sur les trois temps d’une valse peu entraînante jouée par la contrebasse et le piano. C’est un plaisir de le voir tourner pesamment en essayant de traduire le barrissement de l’éléphant.
Avec une fébrilité bien légitime, j’attends le tour de mon Félix. Il surgit enfin, tout content d’exhiber ses deux longues oreilles bien droites et sa queue fabriquée dans un écheveau de laine grise. Au grand amusement des spectateurs, il lève joyeusement la tête et lance les hi-han tonitruants de l’âne, de concert avec les violons de l’orchestre. Cette fois, Jean-Patrick éprouve toute la misère du monde à retenir une Canelle passablement énervée qui n’a qu’une idée en tête : rejoindre son cher Félix !
Puis vient le tour du violoncelle d’annoncer Le cygne. Les deux fillettes de la classe, en tutu et ailes blanches de papier collées sur les bras, imitent alors avec une grâce enfantine des cygnes glissant sur l’eau en lançant des petits cris aigus qui ne ressemblent en rien au cri de cet oiseau.
Quel spectacle adorable et inusité ! La classe croule sous les applaudissements des spectateurs. Mais le plus extraordinaire, le point culminant à nos yeux, reste le sourire de nos enfants. Le sourire le plus mignon, le plus vrai, le plus fier du monde.
Le numéro suivant sera moins réussi. Chaque enfant placé à l’avant par ordre alphabétique doit prononcer les deux ou trois mots d’une phrase inscrite au tableau : Chers parents, merci d’être venus dans notre classe pour partager notre plaisir au cours de cette belle fête. Mon cœur se serre en constatant que deux des enfants n’arrivent pas à prononcer clairement les deux ou trois mots qu’ils ont pourtant dû apprendre par cœur et répéter maintes fois. D’autres articulent de façon à peine audible, tandis qu’une petite fille reste complètement muette. Mais quel bonheur de voir notre Félix lever sans cesse la main afin de dépanner ses compagnons. Il connaît très bien tous les mots et arrive à les énoncer assez clairement. Étrange consolation que celle de réaliser qu’il existe pire que soi…
Plus ou moins satisfaite de l’exercice sans doute trop difficile pour certains de ses élèves, mademoiselle Claire s’empresse de reprendre la parole.
— Voici maintenant l’heure de l’improvisation. Cette fois, vos enfants n’ont aucune idée de ce qu’ils auront à lire. Hélas, encore cette année, comme vous avez pu le constater, certains d’entre eux n’ont pas réussi à surmonter les difficultés de la lecture. Cependant, chacun, à sa façon et avec ses ressources personnelles, a réalisé de véritables progrès. Nous allons voir si, tous ensemble et en s’entraidant les uns les autres, ils vont réussir à comprendre le message que voici. Car l’apprentissage de la coopération et de la solidarité existe largement dans cette classe.
Elle déroule alors deux grands cartons et les suspend rapidement sur le tableau. Sur l’un d’eux, différents mots sont épinglés de manière désordonnée : et des jus — pour tout — des beignes — mademoiselle Claire — au chocolat — le monde — du lait — a acheté. Sur l’autre carton, des images correspondantes aux mots ont également été fixées.
À tour de rôle, chaque enfant vient lire un mot. S’il a réussi, il peut le décoller pour aller l’épingler sous l’image correspondante. À mon grand désarroi, les deux mêmes enfants incapables de lire la première phrase n’arrivent pas encore à déchiffrer leur mot. Spontanément, tous les autres viennent leur prêter main forte dans une cacophonie incroyable. À croire qu’entre eux, ils réussissent à se comprendre ! Une fois le mot identifié, même ceux qui ont éprouvé des difficultés arrivent à le fixer sous l’image correspondante, au soulagement de l’assistance. Une fois tous les mots transférés sur le tableau aux images, mademoiselle Claire tente de rétablir le calme et donne une nouvelle consigne.
— Il faut maintenant placer ces mots en ordre pour construire une phrase et en comprendre le message.
La nouvelle directive fait particulièrement appel à l’intelligence des enfants, et on peut voir les plus débrouillards se faire aller les méninges. Pendant un certain temps, selon les premiers concepts élaborés, le au chocolat précède des beignes dans le monde ! À croire que « Pour tout, mademoiselle Claire a acheté du lait, le monde au chocolat pour des beignes, et des jus » ! Bien sûr, Félix nous fait honneur et réussit à jumeler les mots des beignes et au chocolat, lui qui adore ça ! Un autre enfant décide que et des jus et du lait vont de pair quoique du lait et au chocolat peuvent aller ensemble aussi… Au bout de quelques minutes de grande agitation, on finit par comprendre que l’enseignante a acheté une collation du tonnerre pour tous. Les cris de joie se mettent à fuser dans tous les recoins de la classe, autant du côté des parents que de celui des enfants.
L’enseignante nous fournit alors une magnifique démonstration de son autorité en obtenant des enfants de réintégrer tranquillement leur place malgré leur excitation délirante. Canelle lance alors quelques jappements sonores en agitant la queue, folle d’envie depuis près d’une heure d’aller rejoindre les enfants et surtout Félix.
Je vois ma belle-mère grincer des dents, alors que tout le monde s’esclaffe de rire. À coup sûr, elle aurait préféré se retrouver dans une classe de première année remplie d’enfants sages et normaux où son brillant petit-fils aurait remporté tous les méritas. Ma mère, Nicole, quant à elle, réagit très peu et reste muette, sans doute attendrie comme Jean-Patrick qui, très ému, se contente de serrer ma main à m’en rompre les os ! Devant l’impatience manifeste des enfants ne rêvant plus qu’aux beignes au chocolat, mademoiselle Claire reprend aussitôt la parole de sa voix flûtée.
— Mes chers amis, avant de déguster notre festin, il y a un garçon de la classe qui aimerait bien, par un petit exposé oral, partager un secret avec vous et vous parler de son chien. Permettez-moi de vous présenter Félix Lapierre et la belle Canelle.
Félix met un certain temps à comprendre le mot de sa prof et à réaliser que son tour est venu.
Rouge jusqu’aux oreilles, mon fils chéri s’avance à l’avant en faisant signe à son père de laisser le chien venir à lui. Canelle ne se fait pas prier. Toute frétillante, elle n’en peut plus de joie et sautille follement autour de Félix. Ce dernier semble avoir momentanément oublié son rôle et il se met à caresser son chien avec tendresse.
L’enseignante revient vers l’avant et lui touche le bras pour le rappeler à l’ordre.
— Félix ? Tu as des choses à nous dire, t’en rappelles-tu ? Félix ? Allez, parle !
Aussitôt, je le vois revenir à l’instant présent et essayer de se concentrer avec le recueillement d’un moine. Sous l’écoute attentive des parents mais quelque peu lunatique des enfants distraits par le chien, Félix entreprend quelques secondes plus tard son élocution en nous dardant dans les yeux, son père et moi.
— Moi… pas… école. Euh… voulais pas… école. Moi… pleurait fort… Mademoiselle Claire… photo Canelle… là… tableau. Moi, content… moi venu à l’école. Moi… aime Claire. Moi… aime Canelle… Moi… aime apa, aman. Euh… aime Gabrielle et… grand-maman ! Aime… deux grands-mamans !
Félix arrive à mettre plusieurs mots ensemble, à suivre une idée ! Wow ! Retiens-moi, Jean-Patrick, sinon je vais m’écrouler. C’est trop de joie, plus que je ne peux en absorber. Sous un tonnerre d’applaudissements, les enfants se jettent sur Canelle. Elle aura droit à un beigne au chocolat, elle aussi. Quant à moi, je m’enfuis à toutes jambes dans la salle de bain, submergée par un trop-plein d’émotions. Enfermée dans une cabine de toilettes, je sanglote comme une enfant, la tête contre le mur. Mon trésor, mon petit chou, mon amour, capable de prononcer des mots cohérents devant un groupe de personnes… Je crois rêver !
Soudain, j’entends la porte s’entrouvrir doucement et quelqu’un m’appeler.
— Geneviève ?
— C’est toi, maman ?
— Viens, ma grande, viens-t’en fêter avec tout le monde.
Comme la petite fille qui existe encore au fond de moi, je m’effondre dans les bras de ma mère.
— Je suis aussi contente que toi, ma fille, si tu savais…
— Je le sais, maman, je le sais !
— Félix va s’en tirer, ça se voit bien ! Allons, ressaisis-toi, pour l’amour du ciel. Tu es bêtement en train de pleurer de joie entre les quatre murs sales d’une toilette d’école, te rends-tu compte ? Viens-t’en avant qu’il ne reste plus de jus et de beignes au chocolat !
J’éclate de rire, mais n’arrive pas plus à maîtriser mon rire que mes larmes. Un peu d’eau froide dans la figure, puis nous nous tamponnons les yeux toutes les deux avant de repartir allègrement, bras dessus, bras dessous, rejoindre ceux qui font la fête dans la classe.
À notre retour, nous retrouvons, retirés dans un coin tranquille, mon Jean-Patrick et sa mère, verre de jus à la main, en grande conversation avec mademoiselle Claire.
— Vous n’avez pas idée à quel point nous apprécions votre bon travail, mademoiselle. Félix s’est vraiment amélioré cette année.
— Oui, il compte parmi les meilleurs. Une autre année en classe de langage et il sera prêt à intégrer sa deuxième année dans une école ordinaire, je pense bien. La dysphasie ne paraîtra plus.
Je me retiens pour ne pas ajouter : « Ou presque plus… » En dépit de cette extraordinaire journée, je n’ai plus envie de cultiver l’illusion.